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Panorama des contestations françaises depuis près de 50 ans après mai 1968
©Charles Platiau / Reuters

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L'année 2013 a été riche en contestation. Mais le temps n'est plus aux Trente Glorieuses, et les mouvements sociaux sont bien différents de ce qui s'est passé en mai 68.

Atlantico : Quarante ans après mai 1968, quels sont dans la France de 2014 les principaux mouvements de contestation capables de générer des mobilisations populaires dépassant les centaines de milliers de personnes ?

Michel Wieviorka : Mai 68 a d'abord été un mouvement étudiant, un nouveau mouvement social inaugurant le passage vers une société post-industrielle, a dit Alain Touraine, une brèche culturelle ont dit Edgar Morin, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis.Puis le mouvement ouvrier est entré en action, c'étaient les derniers feux de la société industrielle. Aujourd'hui, les principales contestations en France sont défensives, cris d'ouvriers dont l'usine ferme, ou encore, en Bretagne, réactions teintée de poujadisme et de régionalisme à une crise, à l'épuisement d'un modèle productiviste et écologiquement catastrophique (bonnets rouges). Elles sont dans l'ensemble tendues vers la préservation, le passé, en matière culturelle notamment, c'est le cas avec les contestations du "mariage pour tous".

Tout n'est pas nécessairement passéiste dans ces mobilisations,et l'action contre l'aéroport en projet à Nantes fait un peu penser, par ses significations, à celle du Larzac, qui a prolongé dans les années 70 l'esprit de mai 68. De même, posées avec les manifestations contre le mariage pour tous, certaines questions relatives à la procréation médicalement assistée ou à l'adoption méritent examen. Mais culturellement,les protestations récentes sont plus réactionnaires et conservatrices que capables d'ouvrir de grands et beaux débats de société. Nous n'avons pas en France de mouvements importants pouvant s'apparenter, de près ou de loin, aux luttes alter-mondialistes ou d'indignés, ou ayant le souffle des printemps arabes.

Chantal Delsol : Il faut bien faire remarquer que jamais le mouvement de contestation de Mai 68 n’a mobilisé par centaines de milliers. C’étaient toujours de petits groupes et cela restait limité à une petite élite. La manifestation massive a été, alors, celle de la droite qui réclamait la fin de la « chienlit ». Depuis lors, je ne vois que deux manifestations vraiment massives : celle de 84 pour l’école libre, et celle de l’an dernier. Tout cela tient au fait que c’est la droite qui est nombreuse en France, tandis que la gauche est vociférante !

La sociologie des participants à ces mouvements a-t-elle changé ? Indépendamment de la nature de la protestation, ceux qui s'indignent et protestent dans la rue aujourd'hui sont-ils les même qu'il y a quarante ans ?

Chantal Delsol : Si vous comparez avec les révoltes de 68, il ne s’agit plus de la même tranche d’âge. En 68 c’étaient de jeunes gens qui pour l’essentiel voulaient se débarrasser du patriarcat. Il noyaient cela sous un flot de rhétorique idéologique. Aujourd’hui ceux qui se révoltent sont de vrais adultes qui ont de vrais problèmes d’existence, pas des adolescents attardés qui veulent pouvoir sortir le soir.

Michel Wieviorka : Notre société a suffisamment changé pour que les acteurs d'aujourd'hui soient fort différents de ceux d'hier ! Les étudiants ne donnent pas l'image d'une capacité d'action comparable à ce que l'on a connu en 68, ou en 1976-1977, le mouvement ouvrier n'annonce plus guère des "lendemains qui chantent", ce qui en reste s'efforce au mieux d'éviter des lendemains qui déchantent trop. Les thèmes culturels, sociétaux comme on dit parfois, qui touchent à la vie et à la mort, à l'avenir de la famille et à celui de l'humanité toute entière sont plus mobilisateurs, mais comme je l'ai dit, plus du côté de leur face réactionnaire ou conservatrice que dans leur capacité à dessiner un avenir autre, nouveau et meilleur.

Quelles sont les différences notables dans le mode d'action entre les grands mouvements actuels et ceux de mai 68 ? Outre la similitude du défilé massif dans la rue, le reste de l'action obéit-il aux mêmes mécanismes ?

Michel Wieviorka : Hier, les acteurs se mobilisaient pour préparer un monde meilleur, quitte à faire des sacrifices hic et nunc. On en bavait, on militait le soir, le dimanche, on sacrifiait le présent à l'avenir, et on faisait confiance aux mots d'ordres des partis ou des organisations qui structuraient l'action. Les femmes n'avaient guère de place, en tous cas pas pour assurer les fonctions les plus nobles. Aujourd'hui, on est disposé à s'engager, mais cela ne peut être qu'un choix personnel. On supporte bien moins qu'avant les mots d'ordre pré-établis, les discours qui vous disent ce qu'il faut penser et faire, et on se désengage aussi facilement qu'on s'est engagé. Internet, le téléphone mobile ont changé les formes de l'action, avec souvent un souci des acteurs de conjuguer participation à ses modalités virtuelles, par exemple dans les réseaux sociaux, et rassemblements territoriaux, par exemple sur une place, ou dans un défilé. On veut aussi que l'expérience de la protestation soit l'occasion de vivre de nouveaux rapports interpersonnels, de prendre des décisions collectives de manière démocratique nouvelle, inventive. Les femmes jouent un rôle aussi important que les hommes dans a mobilisation, et la subjectivité des acteurs ne peut plus être comme par le passé niée, écrasée par les organisations, les leaders, les idéologies et ceux qui les portent.

Chantal Delsol : En 68, la jeunesse des acteurs, le confort de leur vie (à l’époque tout le monde n’était pas étudiant ! c’était un luxe) et conséquemment leur désinvolture, faisaient qu’ils étaient prêts à toutes sortes d’actions violentes, pour se désennuyer. Aujourd’hui ceux qui sont prêts à toutes sortes d’actions violentes, sont désespérés, ce qui est évidemment autre chose !

Alors que mai 1968 était un mouvement "progressiste", les grandes mobilisations récentes (type "bonnets rouges" ou "manif pour tous") seraient plutôt accolées à une grille de lecture dite "réactionnaire". Comment s'est effectué ce retournement ?

Chantal Delsol : Oui, Mai 68 était « progressiste » parce que ce mouvement a défendu tous les communismes et les plus violents, ceux qui tuaient par millions. Mais enfin le progressisme c’est aussi autre chose ! Les manifestants d’aujourd’hui sont qualifiés de réactionnaires parce qu’un gouvernement de gauche « traite » de réactionnaire quiconque ne le suit pas (tous dans le même panier) – il injurie au lieu de discuter. La réaction c’est autre chose. On pourrait dire que les gens de la Manif pour tous sont des conservateurs, ce qui est différent. Quand aux bonnets rouges, ce sont des gens qui défendent les enracinements de toutes sortes. Les traiter de réactionnaires pour cette raison, c’est comme si on traitait Hollande de Polpot…

Michel Wieviorka :  Mai 68 survient dans une société qui a confiance dans le progrès, où l'emploi n'est pas un problème, où l'on croit en un autre avenir. Le mouvement ouvrier, encore puissant, a une légitimité importante dans l'imaginaire étudiant, même si leur lutte en est sociologiquement éloignée, et distincte. Et cette  légitimité est celle d'une figure qui, en s'émancipant,est supposée libérer de ses chaînes l'humanité tout entière. Nous sommes depuis dans le doute, nous ne faisons plus confiance comme hier à l'idée de progrès, nous pensons que nos enfants vivront moins bien que nous, nous constatons le chômage, la précarité, les inégalités croissantes. les ouvriers étaient au cœur de notre vie collective, ils sont aujourd'hui oubliés et invisibles,comme l'a bien vu Marine Le Pen. En 68, on se libérait sexuellement dans l'insouciance, la contre-culture apportait son lot d'imagination, d'inventivité, de promesse que l'on peut vivre autrement. Depuis, on a découvert le Sida. Par ailleurs, les Français entrent à reculons dans la mondialisation, qui n'était pas alors un enjeu, ils doutent de la capacité de l'Europe à dessiner un avenir meilleur pour eux. Ils voient la crise partout, politique, économique, morale et s'ils se mobilisent, ce ne peut plus être comme hier.

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