Ce que le budget de la Russie pour 2024 révèle de la guerre en Ukraine<!-- --> | Atlantico.fr
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Le budget défense du Kremlin représente 6% du PIB russe.
Le budget défense du Kremlin représente 6% du PIB russe.
©Gavriil Grigorov / SPUTNIK / AFP

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Le dernier budget adopté par la Douma (le Parlement russe) augmentera les dépenses de défense en 2024 de 70% à 10 800 milliards de roubles (soit 115 milliards de dollars).

Viatcheslav  Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii est spécialiste des relations internationales et de la stratégie des affaires internationales.

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Atlantico : Le budget défense du Kremlin représente 6% du PIB russe. La Russie s'oriente-t-elle vers une économie de guerre à long terme ? 

Viatcheslav Avioutskii : Exactement. Ce qui est en train de se passer n'est pas une nouveauté en soi, parce que l'augmentation du budget militaire a commencé après l'arrivée de Vladimir Poutine au début des années 2000. Cela s'inscrit dans une sorte de reconstruction militaire et une réforme des forces armées russes. Une armée professionnelle a été créée, des contractuels ont été recrutés pour remplacer ceux qui été appelés dans le cadre de la conscription. En parallèle, la Russie a connu une phase de reconstruction, de modernisation des actifs industriels du complexe militaro-industriel qui a été un peu abandonné dans les années 1990. Globalement, à partir du début des années 2000, le budget a été progressivement augmenté. Je crois qu'il a été multiplié par deux ou par trois, ce qui est une augmentation considérable. Je crois que c’est la première fois dans la période post-soviétique, qu’il atteint ce niveau-là, soit plus de 6 % du PIB. Mais il faut quand même nuancer car cette augmentation est provoquée par une guerre qui s’installe, certes bien loin de l'époque soviétique.

Pendant la période soviétique, par exemple, la part de l'économie nationale qui était consacrée au complexe militaro-industriel ou plus généralement la partie militaire, représentait presque la moitié du PIB voire plus. Pour le moment, la Russie n'est pas encore arrivée à ce niveau-là, mais elle s’y dirige.

Comment est composé ce budget défense ? Combien pour les salaires des soldats ? Combien pour l'achat de nouvelles armes ? Comment est-il réparti ? 

Pour comprendre l'augmentation du budget, il faut essayer de voir ce qui est en train de se passer. Tout d’abord, il y a beaucoup de dépenses de matériel : obus, blindés, chars, avions, ou encore missiles. Par exemple, un obus occidental de 155 mm coûte plusieurs milliers d'euros. C’est probablement moins onéreux côté russe, mais n’oublions pas tout de même que durant la journée, à peu près 10 000 obus sont tirés. Le coût des obus peut donc rapidement être évalué. Lorsqu'on parle de chars, un char peut coûter plus d'un million de dollars.

Toutes les usines du complexe militaro-industriel russe tournent à plein régime, c'est-à-dire 24 heures sur 24. Cela a nécessité l'embauche de dizaines de milliers de personnes. Mais cela est insuffisant et la Russie est obligée d'acheter du matériel militaire. Pour le moment, elle peut s'approvisionner auprès de deux pays, l'Iran et la Corée du Nord. Par exemple, les obus achetés en Corée du Nord, pour une durée d'environ trois mois, ont nécessité 1 000 containers. Tout cela coûte beaucoup d'argent, en sachant que ce ne sont pas moins de 300 000 personnes qui sont sur le front. Nous allons maintenant un peu rentrer dans le détail.  

Ces personnes-là sont pour la plupart des personnes qui ont été mobilisées, c'est-à-dire qu'elles n'étaient pas dans l'armée avant le début de la guerre. Il faut leur servir trois repas par jour, bien entendu. Puis, il faut déployer des hôpitaux de campagne, soigner les blessés, recruter les fonctions supports comme les chirurgiens. Il s’agit ensuite de payer les soldes. On n'utilise pas le terme « salaire », mais de « solde » dans l’armée. Celles-ci sont attractives chez les Russes. Je ne peux pas vous donner le chiffre exact, mais il me semble qu'il s'agit de plusieurs milliers d'euros. Cela concerne aussi bien ceux qui sont mobilisés que ceux qui sont recrutés sur contrat. De plus, les personnes qui rejoignent aujourd'hui l'armée russe, viennent souvent de régions très pauvres, donc ils sont très intéressés pour avoir ce salaire qui oscille entre 2 000 et 4 000 € à peu près par mois.

Il convient de verser ensuite les indemnités pour les blessés, mais aussi pour les morts. Nous savons qu'il y a plusieurs dizaines de milliers de morts, au minimum, chiffre à multiplier à peu près par trois, quatre ou par cinq pour les blessés. Des montants très importants sont dépensés pour chaque blessé grave, qui reçoivent entre un quart et la moitié d’une somme équivalente à 240 000 euros. L’Etat doit donc prévoir un énorme budget pour assurer toutes ces dépenses supplémentaires.

Le budget russe de la défense qui voit son montant triplé depuis 2021. Qu'est-ce que cela signifie pour l'Ukraine ? Que la guerre va durer très longtemps ? 

La situation actuelle en Ukraine témoigne d’une guerre d’usure qui a commencé. Les pronostics ont été déjoués au début de cette guerre-là, puisque l'armée russe n’a pas atteint ses objectifs au bout d'un mois ou deux en 2022. Des modèles mathématiques ont été établis, qui prévoient une guerre qui va durer environ entre trois et dix ans.

Mais pour l'Ukraine, ce n'est pas une très bonne nouvelle parce que la Russie n'a pas été impactée par les destructions de leurs infrastructures de manière significative. Donc leur complexe militaro-industriel fonctionne très bien. Et les sanctions ont été plutôt détournées. A l’inverse, le complexe militaro-industriel ukrainien a été directement visé par des tirs de missile. De plus, une grande partie du matériel militaire et des munitions sont fournies par ses alliés occidentaux. Donc l'Ukraine et ses alliés occidentaux doivent se préparer à une guerre de longue durée. Et ses alliés occidentaux, notamment les États-Unis, la France, l'Allemagne et d'autres grands producteurs d'armement, ont déjà compris qu’ils devaient augmenter la capacité de production d’obus. C’est ce qu’ils font car c'est quelque chose qui est essentiel aujourd'hui. Avec un succès qui n'est pas tout à fait encore atteint, d'après les informations dont on dispose, l'Union européenne s'est engagée à fournir un million d’obus à l'Ukraine jusqu'au mois de mars. Pour le moment, seulement un tiers des obus ont été fournis.

L'appareil productif est quelque chose qui ne peut augmenter du jour au lendemain sa capacité de production. Il y a ce qu'on appelle des chaînes de valeur, des processus industriels très complexes, qui ne permettent pas une augmentation significative de tout cela. Mais nous pouvons constater une volonté politique. Le président Macron avait déclaré pendant le salon de Bourget que la France allait augmenter la capacité de son complexe militaro-industriel pour soutenir l'Ukraine dans cette guerre d'usure qui va se prolonger sûrement jusqu'à 2024, voire 2025 ou peut-être même plus longtemps, dans une guerre de positions qui va durer très longtemps. A côté, les États-Unis ont quand même plus de capacités et plus de potentiel pour soutenir l’Ukraine.

Ensuite, il est fondamental de comprendre que dans le cadre d’une guerre d’usure, Vladimir Poutine et ses proches comptent sur la division entre l'Ukraine et ses alliés. Poutine pense qu'à un certain moment, les objectifs stratégiques des Ukrainiens et de l'Occident vont diverger et l'Ukraine va être délaissée par ses alliés. Il mise beaucoup sur cette division. Par exemple, il y a deux régimes politiques aujourd'hui, en Europe, qui ont pris des positions ouvertement pro-Russes. C'est Orban en Hongrie, et Fico en Slovaquie qui est arrivé assez récemment, qui s'opposent à l'aide militaire à l'Ukraine et qui maintiennent des relations avec Poutine ou annoncent leur orientation géopolitique pro-Moscou. À tort ou à raison, Poutine pense que la guerre d'usure va l'aider. De son côté, il n'est pas obligé de s'appuyer sur des alliés. Il ne maintient que des relations assez réduites à l'international pour le moment avec la Corée du Nord et l'Iran, et globalement, il n'y a pas de divergence de vue entre ces trois acteurs, la Russie, l'Iran et la Corée du Nord. Vladimir Poutine pense même qu’une arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche début 2025 pourrait complètement changer la donne.

En fait, il ne s'agit pas seulement de financer l'Ukraine en termes d'envoi du matériel, mais d’aider l'Ukraine en faisant des injections financières dans son budget. Parce que l'économie ukrainienne qui a subi un très grand choc exogène peut s'écrouler s’il n'y a pas d'aide extérieure. Par exemple, tout ce qui concerne les frais de fonctionnement d'État, les fonctions régaliennes, les infrastructures, fonctionne grâce à une aide massive de l'Occident. Il ne faut pas oublier qu’une partie assez importante des Ukrainiens a quitté l'Ukraine. L'économie tourne au ralenti et le PIB a très fortement chuté. La situation est très compliquée mais pas désespérée, loin s’en faut. Le général Zaloujny a donné une interview au magazine The Economist où il a dit d'une manière très claire que la contre-offensive qui était prévue a échoué et qu’il fallait se préparer à une guerre d’usure, de longue durée.

Le changement en faveur de l’Ukraine ne peut se faire que grâce aux fournitures massives d'armement et d’un l'équipement plus sophistiqué. Mais il faut se rappeler que d’un côté le budget militaire russe a augmenté, ce qui est tout à fait logique, mais de l’autre côté, l’année dernière, après le début de la guerre, le chancelier allemand a annoncé une augmentation du budget militaire allemand. Il s’agissait de 100 milliards d'euros dépensés sur plusieurs années. C’est sans compter sur l'augmentation du budget français. L’enjeu est donc à la fois, de soutenir l'Ukraine face à la Russie, mais d'augmenter aussi la capacité défensive de l'Occident.

Malgré cet effort de guerre, le budget russe semble équilibré pour le reste de l'année grâce à une hausse de ses revenus pétroliers et gaziers. Quel est l'impact des sanctions occidentales sur l'économie russe ? 

Il existe un impact, bien entendu. Sans ces sanctions, l'économie russe aurait pu connaître une croissance assez conséquente, peut-être 6%, 7 % voire 10 % de croissance étant donné l'augmentation du prix du pétrole actuellement. Car l'économie russe est sous perfusion financière, avec l’exportation des hydrocarbures, mais aussi des engrais, des minerais, des métaux, et de certains produits agricoles. L’impact des sanctions a donc été amorti par l'augmentation du prix de pétrole que Vladimir Poutine a obtenu grâce à ce que l’on appelle la stratégie du chaos. En déclenchant cette guerre-là et en déclenchant des sanctions à son égard, il a créé une sorte de chaos sur le marché de l'énergie au niveau mondial, en tant que grand producteur d'hydrocarbures. De manière générale, les sanctions sont nécessaires, utiles, elles représentent un moyen de pression très important sur l'économie russe. Mais disons-le clairement, l'économie russe ne s'effondre pas pour deux raisons. La première raison est du fait des prix élevés du pétrole. Si du jour au lendemain les prix de pétrole chutaient, la Russie aurait pu se retrouver en difficulté. Deuxièmement, l'économie russe se trouve dans une situation de stabilité parce que le complexe militaro-industriel est en train de fonctionner à plein régime, ce qui artificiellement contribue à augmenter la production de la richesse qui n'est pas toutefois productive, c'est-à-dire elle est inutile pour le développement économique. 

D’après les informations que nous avons, le niveau de chômage a énormément baissé en Russie avec le manque de main-d'œuvre, ce qui tire les salaires vers le haut. C'est un peu étonnant. Par ailleurs, la guerre crée massivement des emplois. Parce que si par exemple vous faites tourner une usine, au lieu de 8 heures, elle va travailler 24 heures. Cela signifie qu'il faut avoir aussi trois fois plus d'ouvriers pour cette usine-là. En plus de cela, des nouvelles usines sont créées.

En observant, nous constatons ce qui est en train de se passer. Par exemple, des armes qui n'ont pas été fabriquées en Russie, comme les fameux drones, sont désormais produites localement, ce qui également contribue à l'augmentation de la production du complexe militaro-industriel. En outre, toute une partie des dépenses ne sont pas publiques dans le budget. S’il est clair que le budget militaire a été augmenté, bien entendu, plusieurs rubriques ne sont pas divulguées. Il s'agit peut-être de versements pour ne pas montrer combien de soldats et officiers sont morts. Mais aussi, des dépenses qui relèvent de la « guerre hybride ». Par exemple, il faut financer la propagande, les alliés de Poutine à l'Occident, la présence dans la sphère médiatique, etc. Tout cela a un coût important. Il ne faut pas oublier qu'en parallèle au renforcement à l'effort de guerre, il y a l'augmentation du nombre de militaires.

Dans le même temps, l'appareil sécuritaire a été largement renforcé puisque nous sommes en train d'assister à une sorte de militarisation de la société pour disperser les manifestations et pour lutter contre l'opposition. En Russie, par exemple, des unités de police anti-émeute ont été formées, et sont présentes aujourd'hui dans toutes les régions. Plusieurs dizaines de milliers de personnes ont été recrutées. Tout cela demande aussi beaucoup d'argent. En cas de changement de régime, de l'autoritarisme vers une quasi-dictature, la force publique va absorber de plus en plus d'argent. L’argent qui était contenu dans le budget, est aujourd'hui redistribué vers des groupes qui ne pouvaient pas accéder à ce type de salaire ou à ce type de revenus. Par exemple, les militaires qui sont aujourd'hui sur le front, touchent un salaire largement supérieur à celui qu'il était impossible pour eux d'obtenir dans la vie civile. En plus du fait qu'ils vivent dans des régions très pauvres, là où les salaires sont très bas.

Cette aubaine va s'amplifier encore l'année prochaine. Effectivement, il a été annoncé que le nombre de contractuels dans l'armée russe allait être doublé d'ici quelques années.

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