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Zemmour, la liberté d’expression et le défi de la préservation de la démocratie
©Sameer Al-Doumy / AFP

Convention de la droite

Suite à son discours prononcé ce week-end lors de la Convention de la droite et diffusé sur LCI, Eric Zemmour est au coeur d'une nouvelle polémique. Le parquet de Paris a annoncé mardi l’ouverture d'une enquête notamment pour "injures publiques".

Nicolas Moreau

Nicolas Moreau

Diplômé d'école de commerce, Nicolas Moreau a exercé en tant qu'auditeur pendant une décennie, auprès de nombreux acteurs publics, associatifs et privés.

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Philippe Bilger

Philippe Bilger

Philippe Bilger est président de l'Institut de la parole. Il a exercé pendant plus de vingt ans la fonction d'avocat général à la Cour d'assises de Paris, et est aujourd'hui magistrat honoraire. Il a été amené à requérir dans des grandes affaires qui ont défrayé la chronique judiciaire et politique (Le Pen, Duverger-Pétain, René Bousquet, Bob Denard, le gang des Barbares, Hélène Castel, etc.), mais aussi dans les grands scandales financiers des années 1990 (affaire Carrefour du développement, Pasqua). Il est l'auteur de La France en miettes (éditions Fayard), Ordre et Désordre (éditions Le Passeur, 2015). En 2017, il a publié La parole, rien qu'elle et Moi, Emmanuel Macron, je me dis que..., tous les deux aux Editions Le Cerf.

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Atlantico.fr : Eriz Zemmour est au coeur d’une polémique depuis le début du weekend et une enquête a été ouverte, ce qui a été annoncé par le parquet de Paris. Cette enquête porte sur ses propos à la convention de la droite. Au delà de l’aspect juridique des choses, y a-t-il  un risque politique à cette poursuite? Au sens où ce qu’il a dit est partagé par une partie de l’opinion. Une telle enquête ne peut-elle pas nourrir certaines frustrations? Ce qu’Eric Zemmour a exprimé, ce sont des idées qui traversent incontestablement l’opinion : n’est-il pas dangereux politiquement de refuser l’expression de ces idées, que ce soit par une poursuite judiciaire ou par d’autres moyens ?

Philippe Bilger : Alors je pourrais le dire mais je n’ai jamais été partisan d’une liberté d’expression qui ne rencontre aucune limite. Ce qui me fait peur, précisément, avec le grand talent et l’intelligence d’Eric Zemmour, c’est son aptitude à aller parfois, tristement, vers une forme de paroxysme. Alors évidemment, il y a une part de l’opinion qui, probablement, adhère aux doléances qui ont pu être formulées par Eric Zemmour. Mais à partir du moment où les propos risquent peut-être d’être condamnés, je me demande si au fond il ne va pas créer plus d’animosité ou plus de précaution, plutôt qu’une adhésion forte et entière à ces propos. Cela me fait très peur. 

Il est évident qu’il y a une part de la droite qui approuverait dès demain ce qu’il a dit, je ne le discute pas. Mais pour que l’adhésion soit valable, authentique, il faut que les propos ne risquent pas d’être poursuivis et peut-être condamnés. Comme le disait Frédéric Taddéï: «je suis pour la liberté d’expression jusqu’à la loi». Je me garderai bien de préjuger. Il y a une enquête, Eric Zemmour n’est pas encore condamné, contrairement à ce dont rêvent les adeptes d’une justice expéditive. Mais il y a un petit problème tout de même. 

Nicolas Moreau : Ce n’est pas plus dangereux politiquement que n’importe quelle autre stratégie politique. On y perd auprès de certaines clientèles (qu’on ne cible pas forcément), et on y gagne auprès d’autres, dérangées par les idées censurées. En revanche, c’est une stratégie très dangereuse socialement.

D’abord, parce que pour adresser des messages différents à différents segments de la Nation, selon qu’on les cible politiquement ou non, il faut d’abord segmenter ladite Nation. Il s’agit d’une stratégie marketing classique : segmenter une population selon quelques caractéristiques, puis cibler ces segments avec le discours le plus approprié.

Les conséquences d’un tel morcellement de la Nation peuvent être catastrophiques : perte de lien social, disparition de la solidarité nationale au profit d’une solidarité communautaire, insécurité liée à une disparition de l’envie de vivre-ensemble, affrontements communautaires, racisme, etc.

Cette stratégie est également dangereuse, parce que la liberté d’expression, selon la tradition libérale, apporte trois bienfaits qui sont nécessaires à la bonne tenue d’une société :

-          La découverte de la vérité, par le pluralisme intellectuel et la confrontation des différents points de vue, qui permettent par tâtonnements et erreurs successives de découvrir les points de vue les plus solides ;

-          Le bon fonctionnement de la démocratie, qui nécessite que toutes les opinions puissent être exprimées, discutées, librement retenues ou écartées par la souveraineté nationale ;

-          L’épanouissement personnel des membres de la société, qui passe par leur épanouissement intellectuel.

La censure, qu’elle soit administrative ou judiciaire, met en danger ces apports, et en conséquence,  met en danger la société entière. Tout le débat consiste donc à savoir quels propos censurer, pour des raisons de sécurité (menaces, pressions…), et quelles opinions affronter intellectuellement.

Classiquement, toutes les opinions doivent pouvoir être exprimées, discutées et réfutées, sauf exceptions rarissimes (la liberté n’ayant pas vocation à permettre la mise en place des conditions de sa propre destruction).

Dans ce cadre là, la loi n’exécute-t-elle pas aussi une démarche politique? D’autres figures de la vie politique, comme les décoloniaux, les no-borders, ne sont pas souvent poursuivis pour des propos parfois problématiques aussi. N’y a-t-il pas une forme de muselage de l’opinion de droite?

Philippe Bilger : Si vous voulez dire qu’il y a en matière de droit de la presse, par exemple, et de liberté d’expression, une interprétation de la loi qui parfois fluctue au regard des dominations politiques, de droite ou de gauche, malheureusement je suis obligé de dire que vous avez raison. Parce que le droit de la presse lui-même est d’interprétation très fluctuante. En même temps, parfois des propos et des écrits sont si nettement délinquants, que le problème ne se pose pas. Je ne parle pas là de l’affaire Eric Zemmour. Il y a parfois des propos et des écrits qui ne laissent pas réellement place à l’ambiguïté par rapport à une conception même restrictive de la loi pénale. 

Nicolas Moreau : Il y a assurément un deux poids deux mesures dans la censure oui. Elle tient peut-être à la sociologie de l’appareil judiciaire. Elle tient plus certainement à l’orientation politique dominante des associations autorisées à se porter partie civile dans le cadre des articles 1 à 10 du code de procédure pénale.

Décoloniaux, no-borders, islamistes, ne sont que peu inquiétés puisque les associations républicaines attaquent rarement leurs propos haineux (comme les discours racistes anti-blanc).

En face par contre, certaines associations islamistes, ou leurs ouvreurs de portes décoloniaux, sont parfaitement organisés, et n’hésitent pas à engager un véritable « djihâd judiciaire » dans lequel le but n’est pas de gagner le procès engagé, mais d’épuiser la cible, moralement, physiquement, et économiquement par des procès à répétition. Charlie Hebdo, Georges Bensoussan, Pascal Bruckner, Céline Pina, Laurent Bouvet ou d’autres ont fait les frais de cette forme sournoise de censure.

Par ailleurs, il est socialement plus simple d’affronter des personnes qui se prétendent de droite, que d’affronter des personnes qui se prétendent antiracistes ou féministes.

Vous avez dit que la liberté d’expression était possible jusqu’à la loi, ce qui dépend donc de l’interprétation de la loi?

Philippe Bilger : Non pas que je sois forcément d’accord avec toutes les décisions qui sont prises par les tribunaux en matière de liberté d’expression, mais il y a assez souvent des propos et des écrits qui n’appellent pas à un examen trop difficile de leur contenu par rapport à la loi sur la presse. Il faut distinguer ce qui relève de la subjectivité politique et ce qui relève de l’état de droit. 

Au sujet de la subjectivité politique, Eric Zemmour est défendu par une partie de l’opinion. 

Philippe Bilger : Je n’en sais rien. Je sais que c’est un formidable écrivain et un homme très contesté, il a vendu énormément de livres, et moi-même j’ai apprécié ses livres. Quant à savoir si une majorité de l’opinion partage les outrances qu’il peut dire parfois, je n’en suis pas sûr. L’intelligence d’Eric Zemmour et sa capacité de vérité s’honorerait de mon point de vue en restant dans une forme de mesure et en ne débouchant pas sur une globalité qui est très dangereuse. 

Les attaques contre Eric Zemmour reposent souvent sur l’idée que les français sont facilement manipulables, qu’il y aurait un risque de guerre civile, qu’en tout cas les français pourraient commettre des violences contre les musulmans notamment. Sont-ils si manipulables? Peut-il y avoir une forme de libéralisme politique au sens de la liberté d’expression, sans confiance en la maturité des citoyens?

Philippe Bilger : Il faut faire confiance aux citoyens, absolument. Mais il faut réfléchir aux deux faces de la réalité. Je suis parfois lassé par le procès qu’on fait à Eric Zemmour auquel on reproche de distiller la haine et l’animosité à l’égard des musulmans, à l’égard de l’immigration. Mais j’aimerais que de l’autre côté tous ceux qui l’attaquent et tous ceux qui attaquent une pensée conservatrice fassent preuve eux aussi de mesure et de modération, et ce n’est pas toujours le cas. 

Nicolas Moreau : Les Français ont été infantilisés et maternés par un Etat-nounou depuis si longtemps qu’ils en ont perdu leurs réflexes de liberté, à cause de la déresponsabilisation que cet Etat omniprésent implique. Ils tombent parfois dans les pièges, la fainéantise intellectuelle, le mauvais scepticisme, le complotisme ou les pseudosciences. Ils peuvent donc être manipulables, comme tout peuple, par un matraquage médiatique suffisant, par des fake news diffusées sur les réseaux sociaux, par une prise en main de l’éducation nationale par une certaine couleur politique, etc.

Mais globalement les Français semblent bien plus sceptiques qu’ailleurs, pour le meilleur, comme pour le pire. (La défiance envers les médias, ou envers les vaccins, est par exemple endémique en France). Il serait donc très optimiste de dire que les français ne sont pas manipulables, et qu’ils sont les meilleurs candidats pour la démocratie. Mais dans ce cas autant leur retirer directement la démocratie, si nos « élites » jugent qu’ils ne sont pas prêts pour cela. (Et derrière la censure de certaines opinions, c’est exactement cet état d’esprit qui transparaît : l’idée que les français sont trop stupides et trop manipulables pour que l’Etat les laisse penser par eux-mêmes. Etat d’esprit mortifère pour la démocratie).

Comme le disait Churchill : « La démocratie est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres ». 

Il n’y a donc pas d’autre choix. Si on veut conserver cette démocratie, il faudra faire confiance aux français, et pour cela, il faudra les laisser se faire leur propre opinion, sans organe de censure pour leur tenir la main, même si cela est risqué. La liberté ne va pas sans prise de risques.

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