Wikipédia, X et cie, nouveaux terrains de bataille d’une féroce guérilla idéologique<!-- --> | Atlantico.fr
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Le logo de Wikipédia, image d'illustration.
Le logo de Wikipédia, image d'illustration.
©Lionel BONAVENTURE / AFP

Idéologie

Détournement de pages, censures sauvages, fake news… un certain nombre de géants du web subissent - dans l’indifférence totale des pouvoirs publics - l’assaut de militants qui envoient l’idée d’un web ouvert à tous au cimetière.

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin est enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.

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Atlantico : Wikipédia, X ainsi qu’un certain nombre d’autres plateformes et réseaux sociaux sont aujourd’hui devenus le théâtre d’une féroce bataille idéologique. L’encyclopédie en ligne, pour ne citer qu’elle, présente de très nombreux biais politiques. Comment l’expliquer et à quel point cela pose-t-il problème ?

Fabrice Epelboin : Cela s’explique de la façon la plus simple qui soit : l’encyclopédie, à bien des égards, est la première des créations du progressisme. Cela remonte d’ailleurs à l’époque de Denis Diderot et de Jean Le Rond d’Alembert. Aujourd’hui encore, il s’agit d’un principe très lié à un idéal progressiste : la plupart des gens qui consacrent une partie conséquente de leur vie à créer ce bien commun qu’est Wikipédia sont, sans grande surprise, des gens extrêmements engagés et impliqués idéologiquement parlant. On trouve, parmi eux, une majorité de militants progressiste. C’est la nature même d’une encyclopédie.

Cela ne signifie pas que cela ne pose pas de problèmes. Il y a enjeu sur tous les contenus qui, d’une façon générale, ne sont pas particulièrement favorables au progressisme. On parle ici de concepts politiques, qui pourraient être documentés sur l’encyclopédie sans pour autant répondre aux idéaux et aux questions du progressisme, ainsi que de personnalités politiques qui n’adhèrent pas à la grille de lecture portée par ce mouvement politique. Ceux-là, de facto, n’auront pas droit à un traitement aussi positif que des concepts ou des figures qui s’inscrivent dans la droite ligne du progressisme tel qu’aujourd’hui défini (et qui a d’ailleurs beaucoup changé ces dernières années). 

Malheureusement, c’est un problème intrinsèquement lié à la nature même de Wikipédia.

La question est d’autant plus importante que, rappelons-le, Wikipédia est l’une des plateformes les plus visitées au monde et que, pour la quasi-totalité de la population, elle a remplacé les encyclopédies traditionnelles comme l’Encyclopædia Universalis. l’enjeu politique est majeur. Au même titre que celui posé par Google, d’ailleurs, qui constitue aujourd’hui l’interface privilégiée du savoir, à ceci prêt que Google demeure une entreprise privée. Dans le cadre de Wikipédia, il s’agit d’une fondation qui œuvre pour le bien commun et dont les contenus sont gouvernés par sa communauté. Ce n’est pas la même entité, bien sûr, mais il serait sot de penser que Wikipédia n’est pas aussi une entité politique.

Un certain nombre de personnalités publiques ou politiques font face aux détournements de leurs fiches Wikipédia sans rien pouvoir faire. Quel est l’enjeu de telles modifications et quels sont les éventuels recours qu’il faudrait peut-être mettre en place ?

Je ne pense pas que l’on puisse parler d’une lutte idéologique intellectualisée, en cela qu’elle résulte d’un fourmillement engendré par le travail de dizaines, sinon de centaines de communautés. Il est vrai, ceci étant dit, que tout le monde n’a pas le même poids, dès lors qu’il s’agit de modifier une fiche wikipédia. Ainsi, les gens qui pèsent sont ceux qui contribuent beaucoup et depuis longtemps. Or, ainsi qu’expliqué précédemment, le contributeur wikipédia correspond peu ou prou à un profil type, au moins sur le plan idéologique. Ce dernier les pousse bien souvent à avoir une à priori potentiellement négatif sur certaines personnalités politiques – ainsi que sur certaines personnalités tout court ! Cela se reflète évidemment sur les fiches qui sont hébergées sur la plateforme. C’est inévitable.

Attention, toutefois, à bien prendre en compte le fait que Wikipédia, c’est plusieurs communautés, dans plusieurs langues et que toutes n’ont pas les mêmes habitudes, les mêmes critères ou les mêmes façons de faire. Ceci étant dit, il est évident qu'il y a des groupes d’individus qui se donnent pour mission de donner un angle défavorable à certaines des fiches wikipédias associées à des personnalités politiques qu’ils estiment infréquentables. 

Ces groupes, parce qu’ils savent comment utiliser à bon escient le système de gouvernance de la plateforme (dont ils connaissent très bien les règles) peuvent faire beaucoup plus de vagues que des internautes qui débarquent, n’ont jamais contribué à proprement parler et aimeraient pourtant soumettre une modification. Il y a un vrai rapport de force qui s’est établi autour de la création de contenu. Ne perdons surtout pas de vue que Wikipédia n’est pas une démocratie. Son système n’est pas démocratique.

Des personnalités comme Eric Zemmour peuvent faire l’objet de ce genre de manœuvres et sont visées par des contributeurs qui s’assurent que la page associée à son nom le présente toujours de façon plus ou moins négative. Parce que ces gens-là ont déjà consacré des milliers d’heures de travail à Wikipédia, ils ont une forme de puissance dans les arbitrages que n’ont pas de nouveaux venus.

Certaines des missions que se donnent ces groupes ne concernent pas seulement les personnalités politiques récentes. Ainsi, il est des communautés qui militent pour une meilleure représentation des femmes dans l’Histoire et qui estiment donc qu’il faut parvenir à la parité des figures politiques et historiques des trois derniers millénaires. La mission, a bien des égards, peut sembler noble : il est toujours utile de documenter et de donner plus de visibilité aux femmes dans l’Histoire. Seulement voilà, c’est une mission qu’il n’est simplement pas possible de remplir en l’état actuel de nos connaissances.

Si Wikipédia n’a peut-être pas la censure facile, X hésite moins à bannir (ou à shadowban) ses utilisateurs les plus controversés. De quoi parle-t-on exactement ?

Le shadowban est un système qui a longtemps constitué la norme sur les réseaux sociaux et qui est aujourd’hui en voie de disparition sur X (anciennement Twitter). Il a été mis à jour par Elon Musk, au moment du rachat de la plateforme, à l’aide des Twitter Files. Fondamentalement, il s’agit d’une technique de gestion très fines des flux d’informations entre les comptes et les trendings topics dans les résultats de recherches que peut donner Twitter à tout un chacun.

Très concrètement, c’est une méthode pour régler le moindre détail de visibilité d’un sujet ou d’un individu donné sur Twitter. Ce contrôle s’exerce à l’aide d’un langage de scripts, désigné en interne comme des “bots”. Il s’énonce peu ou prou de la façon suivante : “Si un utilisateur Y vivant au Luxembourg parle de topinambour, alors la visibilité du tweet en question sera réduite d’une valeur de X%”. Dans ce cas de figure, la publication n’apparaît pas dans les résultats des moteurs de recherches et on peut également imaginer des conditions différentes. Un autre bot potentiel pourrait correspondre à une ligne de code établissant que : “L’utilisateur Y du Luxembourg a une visibilité réduite d’une valeur X% quelque soit le sujet abordé et ne peut plus apparaître dans les trendings topics”. Il faut bien comprendre qu’il existe des millions et des millions de bots potentiels, qui permettent de spécifier avec force de détail les conditions exactes d’un shadowban.

Ce système prédate le rachat de Twitter par Elon Musk. Le nouveau propriétaire de la plateforme a d’ailleurs clairement fait savoir qu’il comptait supprimer ce type de censure (qui peut aussi servir à limiter la portée d’un sujet sur le mur d’un utilisateur, comme les informations sportives dont une personne peu intéressée pourrait vouloir se passer par exemple), mais c’est une tâche ardue qui prend du temps. Il entend le remplacer par un système qui le décharge d’avoir à faire des arbitrages politiques. 

Très clairement, l’ancien système de shadowban donnait un avantage en visibilité à l’extrême gauche et pénalisait la visibilité de l’extrême droite. Certains élus, des sénateurs et même des candidats aux élections avaient été invisibilisés. L’arrivée d’Elon Musk a mis un terme à tout cela, en décidant de gérer la visibilité en fonction des interactions de tout un chacun plutôt qu’en s’appuyant sur l’origine politique d’où émanent les propos tenus. Cela a eu pour effet immédiat de rendre l’extrême droite beaucoup plus visible aux Etats-Unis comme en France, ce qui a été perçu comme une volonté de sa part de favoriser ces familles politiques. Je pense que l’on peut aussi interpréter comme une volonté de ne pas se salir les mains. D’autant que le code en question a été communiqué de façon très transparente. C’est ce qui lui a permis de se séparer de près de 80% de sa masse salariale. Twitter est une boite qui faisait de la politique, ce qui n’est pas toujours très rentable… D’aucuns pourraient donc argumenter qu’il a fait preuve de rationalité économique.

En récupérant le contrôle de Twitter, depuis devenu X, Elon Musk a annoncé qu’il ne voulait plus de système de censure ainsi qu’ils avaient pu exister. Pourtant, celle-ci persiste. Faut-il penser que des intervenants extérieurs à X (Etats étrangers, relais politiques, etc) puissent manipuler ses algorithmes ?

Tout dépend de ce que l’on entend par “manipuler”. Si l’on parle de hacker le code de X directement, alors non. La transparence dont Elon Musk a choisi de faire preuve et le caractère unique du code implique que les internautes peuvent aisément l’inspecter et informer les services compétents s’ils trouvent un problème. De plus, X a mis en place un système de bug-out, c’est-à-dire que les internautes repérant une faille de sécurité dans le code sont payés pour le signaler. En matière de cybersécurité, c’est peut-être la meilleure façon de détecter les failles.

Ceci étant dit, cela ne veut pas dire qu’il n’est pas possible de tirer parti de l’algorithme pour jouer sur la visibilité d’un sujet. Il va de soi que certains Etats étrangers le font et qu’ils s’intéressent de fait à la France, laquelle reste une grande nation, parmi les dix plus puissantes du monde. Cela explique pourquoi elle suscite un intérêt indéniable de la part d’autres pays, notamment la Russie. Vladimir Poutine a intérêt, c’est certain à ce que certains candidats l’emportent plutôt que d’autres, et le Kremlin travaille donc à la réalisation de tels scénarios en jouant avec les algorithmes. C’est aussi le cas des Chinois ou des Emiratis… ainsi que très probablement des Américains. Et la liste est loin d’être terminée.

Directement à l’intérieur du territoire, ce genre de phénomène s’observe également. La France Insoumise, par exemple, est une organisation particulièrement rodée, très hiérarchique, dont les premières expériences en matière de mobilisation numérique remontent au Front de Gauche. C’était déjà Antoine Léaument qui s’en occupait à l’époque et on peut dire qu’il a de la bouteille. Le mouvement est capable de déclencher de véritables raids, qui peuvent prendre l’air d’une armée de troll, animée par des bénévoles qui militent pour les idéaux du mouvement. Les seuls capables de produire autant d’effets, aujourd’hui, c’est la fachosphère dont l’organisation sur le net est d’ailleurs très différentes. 

Derrière Damien Rieu et Pierre Sautarel, qui sont bien des influenceurs que des dirigeants, on a aussi des gens capables de déclencher de véritables vagues en jouant sur la bonne connaissance des mécanismes X et donc de profiter de ceux-ci pour imposer leurs sujets. Cette fois, il s’agit d'une organisation hiérarchique et professionnelle, hyper centralisée et bien davantage d’un groupe plus souple, d’où émanent plus facilement des talents créatifs ou satiriques.

D’un côté comme de l’autre, on manipule les algorithmes, mais on ne pirate pas à proprement parler. La dernière affaire de piratage remonte à Steve Bannon, et visait alors à manipuler les intentions de vote aux Etats-Unis.

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