Voilà ce que le choix du nouveau directeur de cabinet d’Élisabeth Borne nous dit vraiment du fonctionnement de l’Etat <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Emmanuel Macron et Elisabeth Borne lors d'un discours officiel.
Emmanuel Macron et Elisabeth Borne lors d'un discours officiel.
©Thomas Padilla / POOL / AFP

Jean-Denis Combrexelle

Plus important finalement que la confirmation par Emmanuel Macron d’Elisabeth Borne à son poste, le profil du nouveau directeur de cabinet de la Première ministre dont la nomination a également été annoncée ce lundi.

Jean-Marc Boyer

Jean-Marc Boyer

Jean-Marc Boyer est diplômé de Polytechnique et de l’Ecole Nationale de la Statistique et de l’Administration Economique (ENSAE). Il a commencé sa carrière en tant que commissaire contrôleur des assurances puis a occupé différentes fonctions à l’Inspection Générale des Finances (IGF), à la Commission de Contrôle des Assurances et à la direction du Trésor. Il est cofondateur de GLM et de la Gazette de l’Assurance.

Voir la bio »
Hannah Levy-Leblois

Hannah Levy-Leblois

Hannah Levy-Leblois, est universitaire, maître de conférences des Universités, habilitée à diriger des recherches en droit public ; sans qu’elle ne soit tenue au devoir de réserve, la situation actuelle au sein de l’Université française lui impose pourtant une obligation de prudence.

Voir la bio »

Atlantico : Jean-Denis Combrexelle, spécialiste du code du travail, a été nommé directeur de cabinet d’Elisabeth Borne. Le haut fonctionnaire occupait jusqu’à présent le poste correspondant auprès du ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti. Qu’est-ce que cette nomination nous révèle vraiment du fonctionnement de l’Etat ? 

Jean-Marc Boyer : Cette nomination apparaît conservatrice -voire rétrograde- à 4 titres. D’abord, cela perpétue le sentiment de l’entre-soi, avec un membre des grands corps, auxquels le Président de la République avait promis de mettre fin. Ensuite, le promu est dans l’appareil d’Etat depuis déjà 45 ans. De surcroît, il confirme le « en même temps » puisque l’impétrant a œuvré sur le code du travail à la fois pour le socialiste Manuel Valls et pour le républicain Xavier Bertrand.

Surtout, Jean-Denis Combrexelle a été critiqué avec virulence en son temps par le Médef pour l’alourdissement du code du travail (plus de 10 000 articles). Cette logorrhée législative n’augure pas pour l’exécutif de la nécessaire « révolution » promise dans le livre éponyme d’Emmanuel Macron. Selon Eurostat et du fait de sa bureaucratie multicouche, la dépense publique française est de 9% de PIB supérieure à la moyenne de l’UE, sans service notablement meilleur.

A cet égard, le nouveau directeur de cabinet illustre le quadruplon poreux : Directions centrales/Cabinets/Hautes Autorités/Sociétés de Conseil. Ces doublons se rajoutent au « mille-feuille » administratif également perméable : mairie/canton/département/région/Etat/UE. Le Président a d’ailleurs piloté cette annonce -pourtant nationale- depuis Bruxelles.

Hannah Levy-Leblois : Jean-Denis Combrexelle est assurément un juriste compétent, nul ne le conteste. Pourtant, son passage d’un ministère « technique » -quoi que sensible- à un poste ouvertement politique soulève des interrogations. Un juge au cabinet du Garde des Sceaux, cela ne choque pas ; l’ancien président de la section du contentieux (il y a moins de deux ans) auprès du Premier ministre… Cela interroge. Pour ne relever qu’un point, cette nomination est d’ailleurs de nature à faire jeter un doute, rétrospectivement, sur l’impartialité des décisions qu’il rendit il y a quelques années en tant que président de la Section du contentieux du Conseil d’État…  L’affaire Vincent Lambert, à la dimension morale si discutable, c’était lui… La validation par le juge administratif de toutes les atteintes aux libertés faites au nom de la lutte contre la Covid, lui également… Une recherche approfondie sur l’ensemble des décisions rendues serait intéressante.

Avec une telle nomination, est-ce que l’exécutif passe sous la tutelle du Conseil d’Etat ? Qu’est-ce que cela nous dit sur le fonctionnement des grands corps de l’Etat en France ? Cette nomination aurait-elle pu se concevoir aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni ? Un scandale n’aurait-il pas éclaté suite à une nomination de ce type outre-Atlantique ou outre-Manche ?

Jean-Marc Boyer : Cette nomination confirme une séparation des pouvoirs très relative. Les membres du Conseil d’Etat sont des magistrats, supposés indépendants de l’exécutif selon Montesquieu. Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, il y a une puissante « Supreme Court ». Si l’on rapprochait la section du contentieux du Conseil d’Etat, la Cour de Cassation, et même le Conseil constitutionnel, cela créerait une institution indépendante et forte face à l’Exécutif.

Ces viols de la séparation des pouvoirs sévissent dans les 2 sens : ici un magistrat nommé au cœur de l’Exécutif, là une ancienne conseillère d’Emmanuel Macron parachutée avocat général à la Cour de Cassation.

Le pouvoir politique est dominé par les grands corps (Emmanuel Macron Inspection des Finances, Edouard Philippe Conseil d’Etat, Jean Castex Cour des Comptes, Elisabeth Borne Corps des Ponts). Son risque est d’apparaître plus comme une nomenklatura d’apparatchiks que comme une holacratie, à savoir une gouvernance agile s’adaptant à notre société vivante et s’affranchissant des strates hiérarchiques sclérosantes.

Hannah Levy-Leblois :Il serait plus juste de dire que le Conseil d’État apparait au grand jour pour ce qu’il n’a finalement jamais cessé d’être, le serviteur empressé du Pouvoir. Tous les spécialistes de la juridiction administrative connaissent la servilité de l’institution -tout en se gardant bien de l’évoquer autrement qu’à demi-mot- il semble simplement que les membres du Conseil n’aient plus l’obscure discrétion qu’ils affectionnaient naguère.

Cette nomination en dit beaucoup sur l’esprit actuel régnant au sein des « grands corps de l’Etat ». Vous nous aviez ouvert vos pages il y a quelques mois et nous évoquions le fait que « l’idée même de neutralité de l’État et de sa justice qui tend à être affecté par des mesures individuelles toujours plus discutables » ; et que « cela commence à se voir et poser problème ! ». La nomination de Jean-Denis Combrexelle confirme ce constat.

Dans une société où l’on affectionne de briller sur les devants de la scène, l’austérité des salles d’audience ne suffit plus à certains ; ils veulent être vus, reconnus, craints… Sans négliger tous les avantages matériels et relationnels attachés à ce type de fonction…

Après la réforme de l’ENA, cette nomination ne souligne-t-elle pas une forme de déconnexion ou d’erreur de la part de l’exécutif ?

Jean-Marc Boyer : La réforme des grands corps d’Etat est encore en cours : mise en extinction depuis le 1er janvier de la préfectorale et de la diplomatie, « fonctionnalisation » IGF-IGA-IGAS. Il faut y rajouter les corps techniques (Mines, Ponts, INSEE, Armement) dont on ne sait toujours pas, après rapport officiel pourtant, s’ils subsisteront ou seront fusionnés.

Cette nomination montre que la réforme de la fonction publique ne concerne que le flux mais que le stock de haut-fonctionnaires perdure sans les évolutions nécessaires face aux mutations sociétales accélérées.

Hannah Levy-Leblois :Déconnexion sans doute, erreur, pas forcément… Bien plus que par le passé, la haute fonction publique tend à n’être qu’un domaine de l’entre soi politique et social où surnagent -on se demande parfois comment- d’authentiques serviteur de l’État. Qui plus est, la réforme intervenue de la haute fonction publique fera que renforcer ce biais, puisque le recrutement des auditeurs du Conseil d’État ne se fera même plus par choix à la sortie de l’ENA/INSP, mais bien parmi « des candidats qui ont au moins deux ans d’expérience professionnelle à haut niveau dans l’administration – ministères, préfectures, collectivités territoriales, hôpitaux, Sénat, Assemblée nationale »… Loin de favoriser la diversité du corps, cela n’aura pour effet que de renforcer des arrivées orientées…

Qu’est-ce que ce choix nous dit sur l’avenir politique d’Elisabeth Borne, maintenue à Matignon selon Le Figaro, et du mandat d’Emmanuel Macron ?

Jean-Marc Boyer : Jean-Denis Combrexelle a une expérience très longue de l’administration, mais a 70 ans cette année, ne serait-ce pas en attente d’une nouvelle équipe plus tard ? Les commentateurs pourront conjecturer quand cette procrastination atteindra sa borne.

Mais des ajustements gouvernementaux ne changeront pas l’équation algébrique au Parlement : lois de finances et de financement de la Sécurité Sociale passant en force, plégie pour le reste. L’actuelle absence de majorité de censure ne signifie pas une majorité de soutien pour l’avenir.

Hannah Levy-Leblois :Au lendemain de l’adoption de la loi retraite, Emmanuel macron fixait le cap ; « 100 jours d'apaisement, d'unité, d'ambition et d'action au service de la France » ! Nous sommes bien loin du compte ! La France est plus que jamais fracturée, divisée, sans qu’aucune perspective ne se dessine. Il y a cinq ans, quittant la Place Beauvau, Gérard Collomb effectuait une triste prédiction, « aujourd’hui on vit côte à côte... Je crains que demain on vive face à face ». Si nous n’y sommes pas encore tout à fait, nous nous en rapprochons toujours plus dangereusement ; or de telles situations appellent à des réponses fortes.

Face à cela l’exécutif semble tétanisé. L’œil rivé sur les faiseurs d’opinion, l’autre sur le thermomètre social, il tremble à agir, ayant identifié les causes mais apeuré à l’idée de décider… Dès lors, le maintien d’Élisabeth Borne s’impose ; et s’impose d’autant plus qu’il n’y a aucun autre choix. Il y aura, bien sûr, un remaniement. Qu’il prenne la forme d’un grand jeu de chaises musicales ou d’une simple succession de changements individuels, nul ne le sait. Un certain nombre de ministres devenus indésirables sont écartés et remerciés, mais fondamentalement, il n’y aura pas de changement et la ligne de fond de cette présidence ne sera pas modifiée. C’est la chance d’Élisabeth Borne ; il n’y a pas d’autre choix pour le Président pour l’instant. De la même manière que Mitterrand garda Rocard car on ne pouvait changer de Premier ministre pendant une guerre (la Guerre du Golfe), Emmanuel Macron conserve Élisabeth Borne car la remplacer serait montrer l’erreur qu’il a fait de la nommer et de la conserver après la réforme des retraites.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !