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Des touristes devant le Sacré-Coeur à Paris.
Des touristes devant le Sacré-Coeur à Paris.
©PATRICK KOVARIK / AFP

Bonnes feuilles

Sonia Mabrouk publie « Reconquérir le sacré » aux éditions de l’Observatoire. Entre témoignage intime et pamphlet sur nos sociétés désenchantées, le nouveau livre de Sonia Mabrouk invite le lecteur à s'ouvrir pleinement au monde, et à ne plus refuser ce qu'il ne comprend pas. Extrait 1/2.

Sonia Mabrouk

Sonia Mabrouk

Sonia Mabrouk est journaliste sur Europe 1 et CNews, auteur de Reconquérir le sacré (Editions de l'Observatoire, 2023), l'essai Le Monde ne tourne pas rond, ma petite-fille (Flammarion, 2017) et du premier roman sur les enfants du djihad Dans son cœur sommeille la vengeance (Plon, 2018) . Elle a aussi été enseignante à l'université.

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Peut-on se passer du sacré ? Dans L’Homme et le Sacré, Roger Caillois explique que « le sacré est ce qui donne la vie et ce qui la ravit, c’est la source d’où elle coule, l’estuaire où elle se perd ». Le sacré apparaît comme un pont entre ici et ailleurs. Un lointain tout proche. Une sorte de va-et-vient entre les connaissances que détient l’être humain et l’énergie vitale qu’il déploie. Comment, dans de telles conditions, se passer d’une telle force ? Il me semble que cette question symbolise l’un des plus grands défis de l’Occident européen. Notre civilisation a-t-elle définitivement remplacé le sacré par le profane ? Selon la grande distinction effectuée dans la tradition de la sociologie religieuse, le sacré s’oppose au profane. Émile Durkheim, l’un des fondateurs de la sociologie moderne, affirme que tout être humain partage son existence entre le sacré et le profane. Une autre différence entre sacré et profane tient en leur délimitation. Contrairement au profane, le sacré s’applique à des territoires, à des espaces bien délimités. Comme l’a défini le géographe américain Yi-Fu Tuan, il existe une délimitation sacrée, un sacred space. À l’échelle humaine, la question est de savoir quelle part accorder à ces deux facettes antagonistes mais indispensables l’une pour l’autre. Tandis que le profane est représenté par le monde matériel tel qu’il nous entoure, le sacré renvoie quant à lui à un jaillissement de forces à la fois intimes et universelles. Chacun d’entre nous cherche le bon équilibre entre ces deux mondes, l’harmonie entre ces deux règnes. Pour certains, cette quête sera éternelle. Pour d’autres, elle sera vaine puisqu’ils ont d’emblée choisi de bouter toute trace de sacré hors de leur existence. Mais qu’est-ce que l’homme sans sacré ? Peut-on éviter toute forme de sacré ? Que l’homme puisse vivre sans religion est une chose, mais qu’il s’interdise tout sentiment sacré, y compris du sacré en dehors du religieux, en est une autre. Comment est-ce possible ? Avant de tenter de répondre à une telle question, il est impératif de savoir de quel sacré nous parlons. S’agit-il d’une émotion venant du plus profond de soi, ou bien de fragments de sacré induits par les systèmes religieux ? Dans Le Sacré hors religions, essai pluridisciplinaire écrit sous la direction de Françoise Champion, Sophie Nizard et Paul Zawadzki, il est expliqué que « le sacré se déplace hors religions vers le domaine de l’existentiel, de la vie personnelle, mort, sexualité, souffrance, âge de la vie, procréation ». Dans une telle optique, le sacré s’articulerait en dehors de la sphère strictement religieuse, de sorte qu’il s’incarnerait dans une somme de rites dénués de signification religieuse. Ce n’est pas pour autant que cette sacralité d’essence civile doit être considérée comme plus faible qu’une sacralité religieuse. Au contraire, la puissance de la sacralité d’un lieu comme Auschwitz est de nature puissamment incontestable. Comme l’a affirmé Serge Klarsfeld, historien et président de l’association des Fils et filles des déportés juifs de France (FFDJF), Auschwitz est un lieu de mémoire « maudit et sacré à la fois ». Le caractère sacré de ce lieu tient, de son point de vue, au fait qu’il renferme à jamais « les cendres de gens aimés ». Pour cette raison, il s’agit là du lieu de sacralité absolu en Europe, démontrant ainsi que le sacré civil peut revêtir un caractère infiniment intense tout en étant en dehors du religieux.

Toutefois, il serait illusoire de penser que le sacré peut être complètement dissocié du religieux, comme si l’on pouvait séparer des grains de riz dans un même sac. Ne tombons pas dans la facilité de croire que le sacré serait une version moderne du religieux. Autour de chaque fragment de sacré gravitent des groupes de croyances et une multitude de rites qui font référence au religieux. Partant de ce constat, revenons à la question d’une vie sans sacré : est-elle possible ? De quoi est faite la chair et, surtout, l’âme de l’homme qui pourrait, durant toute son existence, se passer des différentes définitions de sacré ? Dans Le Sacré et le Profane, l’historien des religions Mircea Eliade explique que l’homme n’existe que dans la relation au sacré, qu’il définit comme une relation à l’absolu.

Pour soulager son angoisse existentielle, l’homme est ainsi amené, toujours d’après Eliade, à explorer des attentes intérieures immuables. Le sacré est ici défini comme une dimension qui « montre à l’homme qu’il n’existe comme homme dans le monde qu’en se rapportant sans cesse dans sa vie à cette présence de l’absolu ». En cela, le sacré est indispensable à l’homme. Et on peut ajouter qu’il représente même l’avenir de l’humanité. La survivance d’un sacré apparaît dès lors comme la condition sine qua non de toute collectivité humaine pérenne. Une nation pourvoyeuse de sacré s’apparente à une nation d’avenir, car le sacré contribue à maintenir en vie et en éveil toute nation. Un groupe d’individus aura tendance à sacraliser ce qui lui permet de demeurer à travers les siècles et les épreuves. Mais ce n’est pas pour autant que le sacré est immortel. Comme les civilisations, il peut naître, se développer et mourir. Sa mort n’est pas brutale et évidente à l’œil nu.

Plus qu’une mort, la disparition du sacré se traduit essentiellement par son remplacement. Le sacré ne meurt pas vraiment, il est de fait remplacé. Depuis de nombreuses années, nous assistons en Occident au remplacement du sacré par le profane. Le sacré est ainsi phagocyté par le profane, ou bien remplacé par un sacré de plus faible intensité, une sorte de sacré light, plus conforme, veut-on croire, à notre époque. Cette inversion des règnes entre sacré et profane, qui se traduit par un lent glissement pernicieux, a été accélérée par l’avènement de la modernité et des technologies. Cela ne veut pas dire qu’il faille revenir à l’âge de pierre pour retrouver du sens, mais reconnaissons que l’imbrication du sacré dans nos contrées modernes et matérialistes ne va pas de soi.

Ainsi, ce qui est encore considéré comme sacré aujourd’hui pourrait tout à fait se retrouver totalement désacralisé dans une cinquantaine d’années.

Dans quelques décennies, que pensera par exemple l’homme augmenté de la notion de sacré ? Dans un monde qui rêve d’abolir la mort, que pèseront encore l’invisible, l’absolu et l’intouchable ? L’idéologie transhumaniste place l’homme au centre de l’univers afin qu’il se transforme en un dieu et qu’il s’affranchisse de toutes les limites et de l’ensemble des interdits qui le contraignent. Dans cette logique, l’être humain est appelé à conquérir son autonomie métaphysique afin de remplacer le divin. Si cet objectif est atteint, le posthumain deviendrait dès lors le maître absolu de la nature, ou du moins le croit-il. Un tel « idéal » transhumain est incompatible avec ce qui est indispensable à l’homme, à savoir le fait d’être relié à quelque chose qui le dépasse. Comment imaginer que cet homme dit « amélioré » aura encore besoin de transcendance verticale et de sacralité ? Comment concevoir que l’intelligence artificielle pourra faire bon ménage avec ce qui est indicible et ce qui relève du mystère ?

Le projet scientiste et matérialiste d’Elon Musk et de Mark Zuckerberg, grands défenseurs du transhumanisme devant l’Éternel, est totalement aux antipodes d’un monde où le sacré ferait son retour.

Si le sacré est l’avenir de l’homme, il ne correspond en rien au futur de l’être humain tel que certains l’imaginent, comme un humain supérieur. Cet être, dont les capacités seront largement modifiées, n’aura pas l’occasion de réfléchir à ce qui le transcende, il ne sera pas taraudé par l’invisible, car bien trop occupé à pousser toujours plus loin l’idéologie transhumaniste pour en finir avec la mort. 

Extrait du livre de Sonia Mabrouk, « Reconquérir le sacré », publié aux éditions de l’Observatoire

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