Violences urbaines : comment redonner le sens des valeurs, de la norme et de la vie en société à des groupes sociaux qui en sont dépourvus ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Meurtre à la Kalachnikov à Marseille lundi : les actes de violence retentissants se multiplient en France ces dernières semaines.
Meurtre à la Kalachnikov à Marseille lundi : les actes de violence retentissants se multiplient en France ces dernières semaines.
©Reuters

Leçon de conduite

Brétigny-sur-Orge, Trappes, Marseille : les cas de violence se multiplient ces derniers jours et plus globalement semblent se généraliser dans le pays. Entre les actes d'incivilité, les violences contre les forces de l'ordre et les règlements de comptes, les valeurs supposées sous-tendre la vie en communauté disparaissent totalement de certaines zones.

Alain Bauer et Eric Deschavanne

Alain Bauer et Eric Deschavanne

Alain Bauer est professeur de criminologie et enseigne à Paris, New-York, et Pékin.  Il est notamment l'auteur de "Les polices en France" (PUF, 2010) et "Les politiques publiques de sécurité" (PUF, 2011).  

Eric Deschavanne est professeur de philosophie. A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry (Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Les actes de violence retentissants se multiplient en France ces dernières semaines. Meurtre à la Kalachnikov à Marseille lundi, cadavres dépouillés, selon une source policière, et entrave à l'action des secours à Brétigny-sur-Orge, heurts entre jeunes et policiers à Trappes suite au contrôle d'une femme d'une femme voilée qui aurait dégénéré : quels sont les points communs entre toutes ces violences ?

Alain Bauer :Il n’y a pas de point commun, hormis le fait qu’il s’agit de faits de violence. Il ne faut pas confondre les règlements de comptes entres criminels, notamment pour les trafics de drogue, un événement de type « naufrageurs » après un drame et des violences urbaines après un incident réel ou supposé. Le procès tel qu'il est aujourd’hui mis en scène ne correspond pas à une réalité où l’on parle de la même chose, mais d’évènements différents qui se produisent dans un même laps de temps.

Eric Deschavanne : Le seul point commun identifiable me paraît tenir au fait que ces violences se produisent dans ce qu'on appelle les "quartiers sensibles", à savoir des zones urbaines où se développent, depuis une trentaine d'années, une contre-société et une contre-culture. Ces phénomènes de violences, qui n'ont rien d'extraordinaires en soi, choquent dans la mesure où il existe un contraste entre cette contre-société marquée par 'l'ensauvagement" et le reste de la société, où la pacification des mœurs se poursuit tranquillement.

On a le sentiment, que dans certaines zones, les valeurs élémentaires de vie en société ont tout simplement disparu. Quelles sont les origines de cette perte de valeurs, et dans le même temps de la radicalisation de la violence ?

Eric Deschavanne : Le chômage, le trafic de drogue, la déstructuration familiale et la désertion des pouvoirs publics ont favorisé l’émergence d'un "pouvoir adolescent" dans ces quartiers. Il n'y a pas de disparition subite et générale des valeurs. La défense des valeurs morales communes est dépourvue de "bras armé", tandis que les valeurs de la contre-culture adolescente s'imposent. Il faut ajouter, dans le cas des "émeutes urbaines" dont les évènements de Trappes fournissent l'illustration, que la violence des jeunes peut s'articuler à un sentiment d'injustice et à une solidarité de quartier partagés par une grande partie de la population. La "radicalisation", dans ce cas de figure, ne s'explique donc pas seulement par la "perte des valeurs".

Alain Bauer : C’est une vieillie affaire, plus ancienne que ce que l’on imagine car si il y a eu un processus de civilisation de la violence et de la criminalité au cours des 300 dernières années, il y a un réel retour de la criminalité, ou des violences urbaines, pour deux raisons. Premièrement, les habitants de ces zones répondent à ce qu’ils considèrent comme de la ségrégation, de la relégation, qui s’est transformée en sécession. Deuxièmement, il sont dans une logique d’affrontement pour le contrôle du territoire contre les forces étatiques. Cela est d'autant plus vrai dans un pays comme la France, où la centralisation de l’Etat et le fait qu’il est censé répondre à tout, l’amène à être dans une situation tout à fait particulière de relation avec ces populations, au titre des promesses non tenues d’une part, et de l’économie souterraine de l’autre. Il n’y a pas de violence gratuite, celle-ci a toujours une raison ou une justification, même si nous ne sommes pas toujours en mesure de la comprendre, et nos normes ne s’appliquent pas toujours de la même manière que pour ceux qui l’expriment. Pour une partie des organisations présentes sur le territoire, la police est une autre bande qu’il faut combattre pour le contrôle du territoire et les trafics qui vont avec.

Il n’y a pas nécessairement une augmentation de la violence, mais il y a plus de médias pour en rendre compte, donc plus une grande visibilité. Mais les indicateurs - taux d’homicide et d’agression - ne donnent pas ces résultats. Le côté spectaculaire passe avant, aux dépens de toute considération arithmétique. La réduction du temps et de l’espace, en partie due à Internet, fait qu’on a l’impression qu’il n’y avait rien avant et qu’il n’y aura rien après. Les affrontements existaient du temps du gang des Apaches, entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle, lorsque Clémenceau créa les Brigades du Tigres. Il ne faut pas tout oublier, la criminalité était d’une plus grande ampleur avant, même si elle était moins visible. D’ailleurs, la presse papier de l’époque se régalait de ces faits divers.

Cela fait 30 ans que les gouvernements successifs semblent avoir les plus grandes difficultés à traiter ce phénomène, essentiellement à cause de la logique des indulgences : une grande partie des responsables politiques considèrent que parce que nous, la société française, avons particulièrement maltraité les populations paupérisés et issues de l’immigration (mais pas seulement) au moment de leur arrivé et depuis le début de la crise, il y aurait une sorte d’autorisation naturelle par rapport à un certains nombres d’exactions. La difficulté est de gérer un problème dont on ne connait ni le diagnostic, ni le pronostique, et dont la thérapeutique ne met personne d’accord.

Concrètement, quelles pistes s’offrent aux pouvoirs publics pour résorber ce phénomène ? Comment redonner le sens des valeurs et de la mesure à des personnes qui en semblent totalement dépourvues ?

Alain Bauer :Ils ont tout simplement un autre système de valeur : ce n’est pas l’ordre contre le désordre, c’est l’ordre contre un autre ordre. Tout est affaire de sur-mesure, et cela se fait en prenant les problématiques telles qu’elles existent, sur la base des sujets tels qu’ils sont présentés, que ce soit sur la problématique sociale ou criminelle. Tous les problèmes existent, mais il ne faut pas les confondre ou les mélanger. Il y a des solutions soft, dures, intermédiaires. Ce qui fonctionne dans les autres pays, c’est un cocktail de ces solutions adapté à la situation, et non aux trente secondes du JT de 20 heures.

Eric Deschavanne : Répression et éducation sont également nécessaires, mais le vrai dilemme n'est pas celui-ci. La France a un problème depuis trente ans avec ces zones urbaines qui tendent à devenir des zones de non droit et à faire sécession avec le reste de la société. Face à ce phénomène, il y a deux attitudes possibles. La première est le séparatisme, caractérisé par un mélange de tolérance et d'évitement. C'est la voie que nous avons collectivement choisie : les trafics sont de fait tolérés par l'Etat dans la mesure où ils permettent à des populations de survivre dans un contexte de chômage de masse ; cela génère violences et déstructuration sociale, mais le séparatisme permet d'isoler le phénomène et de maintenir l'ensemble de la société française à l'abri. L'alternative consisterait à mettre en place une véritable politique de reconquête de ces "territoires perdus de la République". Cette orientation est symbolisée par la politique de rénovation urbaine, mais, dans la mesure où celle-ci se borne à changer les apparences, elle ne produit pas d'effet en profondeur. Le véritable dilemme est donc politique : entre le séparatisme et la reconquête, il faut choisir. Comme sur la plupart des grands sujets politiques, le débat public n'a pas lieu. On lui substitue les postures de l'indignation morale : on se scandalise des violences "intolérables" ou, à l'inverse, des "stigmates" dont sont victimes les populations des quartiers. Dans la mesure où le séparatisme résulte de l'absence de débat et de volonté réelle d'infléchir le cours de l'histoire, il s'impose irrésistiblement.

Cela passe-t-il uniquement par la répression ou l’éducation a-t-elle également un rôle à jouer ? Comment recréer un minimum de lien social ?

Alain Bauer : Cela passe par tout, il n’y a pas seulement le préventif ou le répressif. Le lien social existe, mais il ne correspond pas forcément à l’idée qu’on s’en fait. Le problème est posé à l’envers : la question est de savoir comment on imagine un État plus proche, moins dogmatique, moins uniformisé, et qui essaie de répondre aux questions posées. A défaut de répondre à un certain nombre de dures réalités de la vie, on a trop tendance à se contenter du symbolique.

Eric Deschavanne : Ce qui fait problème, c'est l'émergence d'une société duale. Il existe une fracture au sein des catégories populaires, bien identifiée par Christophe Guilluy, une scission entre deux peuples séparés spatialement et culturellement. Pour que les choses changent réellement, il faudrait dépasser les postures morales et politiciennes. La question n'est pas de savoir si l'on est pour ou contre l'ordre public, pour ou contre la drogue, pour ou contre la laïcité. Il faut prendre en considération la réalité. Lorsque des quartiers entiers vivent de l'économie de la drogue, il faut envisager l'hypothèse de la légalisation. Lorsqu'on constate que l'islam devient la religion dominante dans certains quartiers, il faut s'interroger sérieusement sur la manière de le réguler et de l'intégrer à la République. La question du financement des lieux de culte et celle de la formation des imams sont à cet égard plus importantes que le respect d'une loi interdisant le port de la burqa dans la rue.

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