Violences communautaristes et islamisme : l’Europe, grenade dégoupillée ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Thomas a été assassiné par des jeunes de cité dont l'objectif était de "planter des blancs", selon plusieurs témoignages.
Thomas a été assassiné par des jeunes de cité dont l'objectif était de "planter des blancs", selon plusieurs témoignages.
©OLIVIER CHASSIGNOLE / AFP

Risque de guerre civile

De Dublin à Amsterdam en passant par Crépol, émeutiers, leaders populistes ou professionnels du déni, qui sont les pires incendiaires ?

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Claude Moniquet

Claude Moniquet

Claude Moniquet, né en 1958, a débuté sa carrière dans le journalisme (L’Express, Le Quotidien de Paris), avant d’être recruté par la Dgse pour devenir "agent de terrain" clandestin. Il exerce ainsi sous cette couverture derrière le Rideau de fer à la fin de l’ère soviétique, dans la Russie des années Eltsine, dans la Yougoslavie en guerre, au Moyen-Orient ou encore en Afrique du Nord. En 2002, il cofonde une société privée de renseignement et de sûreté : l’European Strategic Intelligence and Security Center. De 2001 à 2004, il a été consultant spécial de CNN pour le renseignement et le terrorisme, et est aujourd’hui consultant d’iTélé et RTL. Il est l’auteur, notamment, de Néo-djihadistes : Ils sont parmi nous (Jourdan, 2013) et Djihad : d’Al-Qaïda à l’État islamique (La Boîte à Pandore, 2015), de Daech, la Main du Diable(Archipel, 2016) et, avec Genovefa Etienne, des Services Secrets pour les Nuls (First, 2016). Il est également scénariste de bandes dessinées : Deux Hommes en Guerre (Lombard, 2017 et 2018). Il réside à Bruxelles.

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Arnaud Lachaize

Arnaud Lachaize

Arnaud Lachaize est universitaire, juriste et historien. 

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Après Crepol, une attaque au couteau à Dublin en Irlande. Face aux violences communautaristes et islamistes, l'Europe est-elle une grenade dégoupillée ?

Claude Moniquet : Avant d’aller plus loin, il faut d’abord définir clairement de quoi on parle quand on évoque deux incidents qui, à priori, ont peu ou rien à, voir l’un avec l’autre.

Crepol est une (très) petite commune rurale de la Drôme, en région Auvergne-Rhône-Alpes, qui comptait, en 2020, moins de six-cents habitants. Elle est située à une vingtaine de kilomètres de la ville la plus proche, Romans-sur-Isère qui compte elle-même environ 33 000 âmes. 

Dans la soirée du samedi 18 novembre, un bal communal, comme il s’en déroule des dizaines de milliers chaque année en France y est organisé dans la salle des fêtes. Vers deux heures du matin, alors que l’évènement se termine, un groupe d’une dizaine de personnes étrangères à la commune débarque sur les lieux et tente de pénétrer dans la salle. L’agression est presque instantanée : les nouveaux-venus se jettent sur un des participants au bal, des couteaux sortent. L’affaire fera 18 blessés, dont quatre à l’arme blanche et deux en urgence absolue, dont le pronostic s’est amélioré depuis. Malheureusement, un jeune homme de 16 ans, Thomas, mourra dans l’ambulance qui l’emmène à Lyon, à 66 kilomètres de là.

A Dublin, jeudi 23 novembre, un homme seul a attaqué une femme et plusieurs enfants à la sortie d’une école sur Parnell Square, ont début d’après-midi. La femme et une enfant de cinq ans ont été très grièvement blessées et sont dans un état critique, trois autres enfants ont subi des blessures moins graves. L’agresseur a été arrêté sur place après l’intervention de deux témoins – un livreur brésilien et un jeune Français de 17 ans qui effectue un stage en cuisine en Irlande. 

Voilà les faits. Dans les deux cas, cette violence absolue sidère : en France parce qu’elle confirme un phénomène déjà observé lors des émeutes qui ont suivi a mort de Nahel, en juin dernier, soit l’irruption de l’hyperviolence dans des zones rurales et de très petites agglomérations, réputées jusque-là calmes et sûres, en Irlande bien entendu, parce que ce sont des enfant qui ont visés. 

Vincent Tournier : Le scénario qui vient de se dérouler à Dublin est probablement celui qui est le plus redouté par les dirigeants des pays européens : c’est de voir un fait divers ou un attentat déclencher des émeutes. Il est d’ailleurs intéressant de relever que l’Irlande réagit fortement alors que ce pays est loin d’avoir connu les mêmes drames et les mêmes attentats que la France. Les Français ont la réputation d’être râleurs et frondeurs, mais ils n’entrent pas facilement dans la vraie violence. Quoiqu’on pense du RN, ce n’est pas un parti factieux. En Irlande, l’extrême droite n’a pas d’existence sur le plan électoral et partisan, mais il y a manifestement des gens qui sont prêts à passer rapidement aux actes. Tout compte fait, les dirigeants français devraient se féliciter d’avoir à gouverner un peuple aussi pacifique. Ils seraient peut-être bien inspirés de le prendre un peu plus au sérieux.

Arnaud Lachaize : Ce qui est évident, c’est que la montée des tensions et des angoisses autour de l’immigration est en train de miner dangereusement l’Europe. Elle est l’une des causes essentielles du Brexit. Elle explique la quasi dissidence de la Hongrie, de la Slovaquie et même de la Pologne au-delà du résultat des dernières élections. Et aussi l’arrivée au pouvoir de la majorité dite populiste de Mme Melonie en Italie. En France le RN s’impose désormais selon les sondages comme le premier parti français (28% d’après les enquêtes d’opinion aux prochaines élections européennes). Aux Pays-Bas, en Allemagne, les partis anti-immigration connaissent des succès électoraux retentissants. Rien ne prouve, rien ne dit que ces partis anti-immigration et anti-islam, apportent des solutions crédibles. Mais enfin, ils montent, portés par les passions populaires.

De fait, toute l’Europe est gagnée par le sentiment que les gouvernements ne contrôlent plus des flux migratoires venus des pays du Sud. L’arrivée de populations de traditions, de mœurs et de religion différentes souvent en situation de grande précarité, se présente, aux yeux des populations européennes comme un facteur de confrontation, de violences et de chaos. Les événements de Crépol ou de Dublin ne font que conforter ce sentiment de plus en plus prégnant partout en Europe qu’une fracture parfois sanglante, est en train de se creuser entre les populations autochtones et les populations arrivantes ou récemment installées.

Peut-on tirer des conclusion de ces deux tragédies ?

Claude Moniquet : De ce qui s’est passé à Dublin, non. Deux jours plus tard, la Gardai (police nationale) n’a encore délivré aucune information sur l’identité de l’agresseur, son origine et ses mobiles. On ne sait donc pas si l’agression est liée à une situation familiale, au sexe des victimes, à un possible passé psychiatrique de l’auteur des faits ou à une quelconque autre raison qui pourrait même être terroriste, même si la Gardai semblait exclure cette hypothèse dans les premières heures de l’enquête.

A Crepol, les choses sont plus claires, puisque neuf arrestations ont été opérées, mercredi – six jeunes majeurs et trois mineurs de plus de seize ans. On sait que les suspects proviennent tous ou majoritairement de Romans-sur-Isère et, plus particulièrement d’une cité « à problème », le quartier de la Monnaie. Les noms qui circulent – mais qui n’ont pas encore été confirmés par les autorités - indiquent que l’ensemble des suspects (dont les gardes à bues devraient se terminer ce samedi matin) seraient d’origine nord-africaine. Sur leurs mobiles précis, en revanche, on se heurte encore à plusieurs hypothèse : on évoque à la fois une « expédition punitive » liée à une personne ou à un « affront », une « virée » qui aurait attiré la bande sur place parce qu’elle avait entendu parler d’une « soirée où il y aurait beaucoup de filles » ou encore une explosion de « racisme antiblanc ». Seule certitude : les agresseurs sont venus sur place peut-être pas « pour tuer », comme cela a été dit mais certainement pour en découdre : vous ne faites pas irruption, en groupe, en plein milieu de la nuit, dans une fête qui ne vous concerne pas et avec des couteaux si vous voulez simplement vous amuser.     

Commentant les faits, Gérald Darmanin a stigmatisé « la faillite générale de notre société ». On ne peut que lui donner raison. Depuis des années, on assiste en France à une explosion de violences inédites depuis 1945. Cette violence prend des aspect qui peuvent être très différents : rivalités entre bandes organisées qui règlent leur compte au couteau pour une insulte, un mauvais regard ou, plus simplement, pour assurer le contrôle territorial d’un quartier ou d’un point de deal, agressions « gratuites » liées au genre de la victime (homosexuels, jeunes filles), viols collectifs, bagarres communautaristes comme lorsque que Roms et des Marocains se sont affrontés dans le sud de la France il y a quelques années ou lorsque des milices nationalistes turques et des groupes kurdes se battent à Strasbourg. S’ajoutent à ces irruptions de violence, une « délinquance du quotidien » - arrachages, car-jackings – de plus en plus insupportable. Et bien entendu, il fait encore évoquer les émeutes qui suivent régulièrement des épisodes de « bavures policières » ou le terrorisme d’inspiration islamiste qui a durement touché la France depuis la sanglante campagne d’attentats de Mohamed Merah en mars 2012. Et enfin, il y a des « faits divers » particulièrement tragiques, je pense par exemple à l’enlèvement par le « gang des barbares » d’Ilan Halimi, en 2006, qui fut suivi d’une séquestration de plusieurs semaines et de tortures abominables qui devaient conduire à la mort du jeune homme. Ou encore à la mort de Sarah Halimi, battue à mort et défenestrée le 4 avril 2017 par Kobil Traoré. Ilan et Sarah – qui n’avaient aucun lien de parenté – ont tous deux été assassinés parce qu’ils étaient juifs….

Tous ces évènements ont des causes et des conséquences différentes mais partagent plusieurs caractéristiques communes : la jeunesse (parfois extrême) des auteurs, la violence sans retenue dont ils font preuve, un acharnement sauvage sur les victimes et, souvent, leur origine extra-européenne…

A Crepol, on retrouve tous ces ingrédients.    

Crepol est donc plus qu’un fait divers, c’est un nouveau révélateurs des tensions communautaristes ? 

Claude Moniquet : En tout cas, l’affaire de Crepol est certainement révélatrice d’une logique identitaire, quasi « tribale » : un groupe, une bande organisée, venue du même territoire et formée de jeunes partageant la même origine agressent un autre groupe tout aussi identifiable : les membres d’une communauté villageoise sans histoires. C’est la logique du « eux » et « nous » qui se transforme en  « nous contre eux », la construction d’une identité fictive : on est pas français, on n’est pas défini par son origine nationale, on est un membre « du groupe » qui devient une entité autonome, avec ses rites d’admission et ses propres règles, le tout baignant dans une sous-culture de la violence. Ce que nous dit Crepol, c’est que l’identité de ces jeunes se construit et se cimente non pas de manière positive – on va créer un club de foot, une ONG, une école des devoirs, un ciné-club… – mais dans le rapport de forces et l’affrontement : on va montrer qu’on est les plus forts, on va marquer notre territoire ou en conquérir un autre. Et puis, il y a peut-être autre chose, et je sais que je touche ici un point extrêmement sensible. Si l’hypothèse de la « virée de jeunes à la recherche de filles » se confirme, cela nous en dit également beaucoup sur l’extrême difficulté de construire une vie sentimentale épanouies dans certains quartiers. Pour des raisons culturelles, religieuses, familiales, on ne peut pas s’approcher des filles de la communauté qui doivent arriver vierges au mariage. Alors pour sortir de cette « misère sexuelle » les jeunes partent à la recherche des « filles européennes » qui par définitions sont « faciles ». « Ce sont des putes », peut-on souvent entendre dans certains milieux. On peut donc en user et en abuser. Ici, la logique du « rezzou », cette expédition de pillage et de prédation vient se superposer à la  logique de bande. Elle conduit à l’agression ou au viol collectif. Du reste cette violence de genre peut également se tourner vers les jeunes filles de la communauté qui transgressent le code moral imposé. Je vous rappelle le drame de la jeune Sofiane, 17 ans, brulée vive dans un local à poubelles de la cité Balzac, à Vitry-sur-Seine, le 4 octobre 2002, parce qu’elle avait « éconduit un prétendant ». Lors des travaux de la Commission Stasi, qui devaient déboucher  sur la loi sur le voile », des jeunes avaient eu ces mots terribles : « si Sofiane avait porté le voile, elle serait toujours vivante »…

Royaume-Uni, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, France... La situation est-elle différente en fonction des pays ?

Vincent Tournier : Il paraît assez évident que plusieurs pays d'Europe de l'Ouest, malgré leurs spécificités, sont confrontés à des tensions comparables, en grande partie liés à l'immigration et à la pression migratoire de ces dernières années. Les effets politiques sont partout les mêmes : les partis de gouvernement sont déstabilisés et les partis dits "populistes" font des percées souvent spectaculaires. Cette évolution a épargné la Grande-Bretagne parce que celle-ci a préféré sortir de l’Europe plutôt que de voir surgir un parti d’extrême-droite. Mais on l’observe en France et en Italie, ainsi que dans les pays d'Europe du Nord réputés plus tempérés comme la Suède ou la Finlande, et plus récemment les Pays-Bas. Certes, en Espagne, le parti Vox a légèrement reculé mais, en Allemagne, l'AfD a emporté la région de Thuringe en juin dernier et elle vient de progresser fortement dans deux régions (Bavière et Hesse). 

Ces évolutions traduisent une polarisation idéologique croissante qui risque de poser un problème important pour l’Union européenne. En effet, celle-ci fonctionne sur la base d’un compromis entre le centre-gauche et le centre-droit. Or, si la poussée populiste se confirme aux prochaines élections européennes, la vie politique traditionnelle va devenir plus compliquée, sauf si, comme en France, la gauche radicale parvient à faire jeu égal avec la droite radicale, auquel cas les partis centristes pourraient préserver leur position dominante.

Claude Moniquet : Non, on retrouve peu ou prou les mêmes logiques et les mêmes évolutions dans la plupart des pays européens. La même exacerbation de la violence se retrouve partout, le même choc entre des communautés locales et d’autres, arrivées plus récemment et dont certaines franges ne sont pas correctement intégrées. Prenez la Suède, dont on a longtemps vanté le modèle social. Eh bien à Malmö, dans le sud, une ville où 40% des habitants ne sont pas nés dans le pays, les tensions et la violence sont extrêmement fortes. Et dans d’autres pays du nord, on doit distribuer aux nouveaux arrivants des tracts sous forme de bande dessinée, la plupart ne connaissant pas la langue de leur pays d’accueil, rappelant que certains comportements ne sont pas acceptables, comme le harcèlement des femmes ou la violence conjugale…

A qui la faute ? Qui sont les responsables de cette situation ? Les émeutiers, les leaders populistes, les professionnels du déni ?

Vincent Tournier : Il ne s’agit pas forcément de raisonner en termes de « faute » car les crises résultent souvent d’une convergence de facteurs dont personne n’est vraiment responsable.

Ce que l’on peut faire, c’est écouter le discours des acteurs concernés. Le journal Le Monde a eu la bonne idée de rapporter les propos de Katrin Ebner-Steiner, qui dirigeait la liste de l’AfD aux élections d’octobre dernier en Bavière. Voici ce qu’elle disait : « Les gouvernements ont érigé un nouveau mur autour de nos opinions. Ils ont construit un Etat de surveillance d’une perfection insoupçonnée. Ils nous harcèlent sur tous les canaux avec leur “culte de la culpabilité”. Ils nous imposent une invasion de masse venue d’Afrique et d’Asie, une pseudoscience du genre et un socialisme climatique globalo-wokiste qui ne doit s’appliquer qu’à nous et non aux élites internationales qui veulent continuer à faire le tour du monde en jet privé. Partout, ils qualifient d’ennemis de la démocratie les gens qui aiment leur pays, acceptent l’ordre immuable de la nature et ne veulent pas de travestis habillés en cuir dans les écoles maternelles. Or, c’est le contraire qui est vrai. Les vrais démocrates de ce pays, c’est nous ! »

Que ce discours soit jugé choquant ou critiquable, il n’empêche qu’il correspond à ce que pensent de nombreux électeurs en Europe, y compris dans un pays riche et prospère comme l’Allemagne. Les partisans de l’Europe auraient tort de penser qu’il suffit de dire à ces électeurs qu’ils se trompent pour que tout rendre dans l’ordre.

Claude Moniquet : La responsabilité première revient évidemment aux auteurs des faits. Un jeune né et/ou éduqué en France connait ou est sensés connaître la loi et il sait ce qui est permis et ne l’est pas. Dans aucune culture d’ailleurs la violence, le vol, le viol ou l’agression ne sont admis ou tolérés. Les comportements dont nous parlons sont donc évidement le fait de minorités, mais ils sont une réalité. Après, bien entendu, les populistes ou certains milieux d’ultra droite jettent de l’huile sur un feu qui est déjà assez violent pour ne pas avoir besoin d’être entretenu. On a vu, à Dublin, dans la soirée qui a, suivi l’agression au couteau de Parnell Square, des centaines de hooligans affronter la police mais aussi détruire et piller des boutiques et incendier des voitures au nom de « l’Irlande » et pour « défendre sa population ». Ce ne sont évidemment pas des comportements d’honnêtes citoyens et ces justiciers ne valent pas mieux que ceux qu’ils dénoncent. Et enfin bien entendu, il y a, comme vous le dites, ces spécialistes du déni. Au nom du « pas d’amalgame » on refuse de dire les choses. Il est mal vu par exemple de dire qu’en France ou en Belgique, la majorité des détenus dans les prisons sont d’origine extra-européenne. On évite de parler du communautarisme ou on le minimise, on nie la violence ou on la justifie  – comme certains élus de LFI l’ont fait lors des émeutes de juin dernier. Tous ces comportements interdissent d’identifier les problèmes, d’en débattre sereinement et de tenter de les résoudre.

Arnaud Lachaize : Les classes dirigeantes européennes ne sont pas prêtes à relever ce défi et à répondre à l’angoisse des populations. C’est sur cette question que la fracture idéologique entre les milieux dirigeants ou influents, l’Europe dite d’en haut et celle les peuples, est la plus profonde, ne cessant de se creuser. Les dirigeants de l’Europe et l’immense majorité de ses hommes ou femmes de médias ou ses intellectuels, ses hauts fonctionnaires ou magistrats, ses dirigeants d’entreprise, sont des partisans de l’Europe multiculturelle. Pour des raisons économiques et démographiques, mais aussi morales, ils ne doutent pas un instant que l’Europe doit être largement ouverte et se préparer un avenir de cohabitation harmonieuse entre des communautés d’origines diversifiées. Telle est leur vision du futur, qui relève à leurs yeux de l’évidence. Le moindre doute à cet égard est vécu comme un obscurantisme moyenâgeux. Ils sont dans l’incapacité intellectuelle absolue d’admettre qu’on puisse douter de cette vision de l’avenir ou s’inquiéter des risques de déstabilisation qu’elle recouvre.

Alors, en effet, les « leaders populistes », comme vous dites, s’engouffrent dans le vide béant qu’ouvrent les classes dirigeantes ou influentes par leur indifférence ou mépris face aux inquiétudes populaires. Celles-ci, d’ailleurs, dépassent largement les clivages traditionnels droite/gauche. Les milieux des ouvriers ou petits employés, traditionnellement électeurs de gauche, sont d’après tous les sondages les plus tentés par le vote anti-immigration. Encore une fois les leaders anti-immigration ont cette caractéristique de ne jamais proposer la moindre mesure concrète et réaliste. Ils profitent de la vague d’angoisse qui est réelle et profonde dans tout le continent et de la fracture qui s’est creusée entre les dirigeants et les peuples. Ils dénoncent des « guerres de civilisation » et attisent ainsi les tensions mais quelles réponses apportent-ils pour les éviter ? Aucune.

A Crepol, 2000 personnes se sont rassemblées aux obsèques de Thomas mais aucun membre du gouvernement n'était présent. Pas de minute de silence à l'Assemblée nationale. Comment l'expliquez-vous ? C'est une faute politique ?

Arnaud Lachaize : Cela s’explique par l’extrême malaise du pouvoir politique face à une réalité qui échappe à son entendement. Les femmes et les hommes au pouvoir en France sont fondamentalement dans une logique multiculturelle. Ils croient dans la France multiple et diverse qui est la France de l’avenir à leurs yeux. Ils ont baigné dans les rapports de Terra Nova selon lesquels la gauche doit rompre avec la classe ouvrière traditionnelle pour s’allier avec les couches nouvelles issues de l’immigration.

Alors, quand un jeune issu de l’immigration meurt à la suite d’une intervention policière, ils sont dans leur élément et réagissent très vite ou surréagissent. La tragédie est dans leur logique profonde : le combat contre les forces de la réaction ou de l’obscurantisme qui font obstacle à la marche du pays vers un avenir radieux. En revanche, dans le cas inverse, un jeune homme non issu de l’immigration du Sud, tué lors d’une fête populaire en milieu rural par une bande présentée selon certains témoignages comme « une bande des cités » et selon d’autres témoignage, déterminée à « tuer du blanc », ils sont profondément désemparés car la tragédie brouille leurs repères idéologiques et leur dogme du « vivre-ensemble ». Leur silence ou le caractère tardif et laborieux de leur réaction, leur obsession à dissimuler les noms des auteurs de la tuerie, traduit un immense malaise, amplifié par la peur panique d’une recrudescence des troubles dans les cités et d’une nouvelle poussée électorale du RN.

On joue à se faire peur ou on est à deux doigts d'une crise terrible ? Y a-t-il un risque de guerre civile ?

Vincent Tournier : L’hypothèse d’une guerre civile n’a jamais été autant évoquée que ces dernières années mais, paradoxalement, c’est plutôt rassurant car, en général, les crises de ce type ne sont ni prévisibles, ni annoncées. Pour autant, le fait que cette option soit mise régulièrement sur la table doit être considéré comme un symptôme inquiétant qui mérite d’être pris au sérieux. Si les gens pensent que la vie en commun n’est pas possible, cela signifie peut-être quelque chose qui doit être entendue.  

Claude Moniquet : Il y a quelques années, je vous aurais répondu que j’excluais ce risque de guerre civile. J’en suis moins sûr aujourd’hui. L’incapacité de l’Etat à traiter le problème de la violence, à régler celui des communautarismes provoque, on le voit bien, une aggravation constante de la situation. Pour le moment, la majorité de la population reste relativement passive, et exprime seulement son  désarroi en votant de plus en plus à droite, comme on vient de le voir aux Pays-Bas – encore un pays, pourtant , connu pour sa très grande tolérance. Mais si les choses ne s’arrangent pas rapidement, un  jour viendra où la colère pourrait s’exprimer différemment. Les gens en ont assez. Ils veulent que l’Etat restaure l’autorité, rétablisse l’ordre et la sécurité. Or, quand on a laissé la dérive s’installer pendant des décennies – et c’est le cas de tous les gouvernements, en France qu’ils soient de droite ou de gauche, depuis quarante ans, on ne revient pas à « la normale » en quelques mois. Il faut donc un effort puissant, équilibré, qui touche à la fois l’école, les familles, l’urbanisme, la sécurité publique, la justice, la gestion de l’immigration et l’intégration et qui, donc, nécessite une vraie volonté politique, un plan d’ensemble et des moyens humains et financiers importants. Si cet effort n’est pas fait et qu’il ne porte pas ses fruits, on risque effectivement, l’affrontement. Du reste il existe dans l’ultra droite violente un courant dit « accélérationniste »  qui pense que la guerre civile est inévitable, qu’elle arrive et qu’il faut aggraver les chose pour qu’elle éclate le plus rapidement possible. Oui, le pire est envisageable. Et pas seulement en France…

Arnaud Lachaize : Non, on ne joue pas, personne ne joue. Ce qui est terrifiant, dans tout cela, c’est l’affaiblissement de la raison, la fuite de nos sociétés européenne dans les passions extrêmes, la disparition du sens de la réalité. Au fond deux idéologies se trouvent face à face. Pour l’idéologie officielle, la gravité de ces événements doit être niée par tous les moyens. Alors on parle en termes vagues de poussée de la barbarie, de l’ensauvagement de la société, voire de dé-civilisation. Mais c’est une manière de noyer le poisson en évitant le seul sujet qui compte : le face à face de la société de culture européenne traditionnelle et des cités issues de l’immigration, dans le contexte d’une animosité gravement amplifiée par l’attaque terroriste du 7 octobre dernier et l’identification d’une partie de la jeunesse au Hamas. Et puis, en face de cette idéologie officielle celle de la terre brûlée, qui ne vise qu’à attiser les clivages et les tensions souvent dans la perspective d’un gain électoral, mais en l’absence de toute issue, de toute porte de sortie. Entre les deux, entre le déni et la terre brûlée, il n’y a plus rien.

La guerre civile au sens d’un affrontement sanglant entre deux forces armées, sur le modèle des guerres religieuses du XVIe siècle ou des guerres civiles du XXe siècle (espagnole) est improbable car il faudrait deux camps armés et clairement identifiés face à face alors que la réalité est plus diffuse, plus éparpillée. En revanche, le risque est de voir la France et plus généralement l’Europe s’enfoncer dans une sorte de guerre civile larvée, marquée par une multiplication des agressions quotidiennes à l’arme blanche et des phénomènes de bande, peut-être suivies de représailles qui transformeront la vie quotidienne en un véritable enfer. L’issue est celle d’un Etat puissant et efficace dans la prévention et la répression de la violence ainsi que dans la maîtrise des frontières et des flux d’immigration. Mais la réalité, hélas, n’intéresse plus personne en ce moment.

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