Vers une Allemagne ingouvernable : jusqu’où ira l’AfD ? <!-- --> | Atlantico.fr
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L’AfD progresse en Allemagne, selon les sondages.
L’AfD progresse en Allemagne, selon les sondages.
©Odd ANDERSEN / AFP

Intentions de vote

Dans certains landers, le parti d’extrême-droite est donné par les sondages à plus de 30%.

Thibault Muzergues

Thibault Muzergues

Thibault Muzergues est un politologue européen, Directeur des programmes de l’International Republican Institute pour l’Europe et l’Euro-Med, auteur de La Quadrature des classes (2018, Marque belge) et Europe Champ de Bataille (2021, Le Bord de l'Eau). 

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Atlantico : L’AfD progresse, en Allemagne, et particulièrement dans la Saxe. D’après un récent sondage évoqué par le journaliste Pascal Thibault, l’AfD y recueillerait théoriquement jusqu’à 35% des voix exprimées, en cas d’élection en 2024. Se faisant, elle devancerait de six points la CDU, estimée à 29%. Jusqu’où pourrait-elle grimper, selon vous ? 

Thibault Muzergues : L’AfD, me semble-t-il, voit son électorat se stabiliser. Bien sûr, en théorie, elle pourrait continuer à grimper jusqu’à des résultats très hauts, mais il faut rester prudents, d’autant qu’il ne s’agit guère que d’intentions de votes (plutôt que de votes exprimés) et qu’il est ici question de la Saxe, un lander de l’Est, où l’AfD est historiquement puissante. Elle a récemment bénéficié d’une grosse poussée, dans le courant de l’année, mais commence désormais à se stabiliser. C’est ce qui ressort des derniers sondages observés, pour l’heure. Au niveau national, elle peut se targuer de scores estimés assez constants depuis environ 2 ou trois mois. Ils oscillent entre 20 et 23% environ.

La plus grosse poussée a eu lieu au printemps et s’explique par plusieurs facteurs. Force est de remarquer, cependant, que cela fait un moment désormais que l’AfD affiche le potentiel électoral nécessaire pour passer en première place dans les landers de l’Est (hors Berlin et grandes villes), ce dont elle ne semble pas capable à l’échelle nationale. 

De quoi cette étonnante progression est-elle le nom, exactement ? Comment l’expliquer, tant sur les plans politique qu'historique ?

Historiquement, il faut revenir à ce qui a pu faire la spécificité de la situation de l’Allemagne de l’Est. N’oublions pas que cette dernière n’a jamais été décommunisée (ni, à vrai dire, dénazifiée) après la chute du mur, en 1989. Il y persiste, et notamment dans les régions rurales, un certain attachement à ce type de partis illibéraux. Du reste, il faut bien comprendre que pour de nombreux Allemands de l’est du pays, le vote AfD constitue de facto un vote de protestation. Les Allemands de l’est ont toujours été les parents pauvres du pays et c’est donc l’occasion d’envoyer un bras d’honneur en direction de l'Ouest, même quand il n’est question que d’intention de vote.

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Mais la poussée de l’AfD ne concerne pas seulement une seule région, c’est aussi un phénomène national, qui est l’illustration de certains des maux plus profonds de l’Allemagne. Le pays fait face à double une crise conjoncturelle et structurelle. Son modèle économique, fondé sur une approche très ouverte des échanges et une exportation industrielle très forte, est tombé en panne. Il reposait sur trois composants essentiels : une main d'œuvre bien éduquée mais relativement bon marché d’abord, que l’on trouvait en Europe centrale et en Allemagne mais qui du fait de la démographie commence à faire défaut. Ensuite, le gaz russe, qui était peu cher et qui n’est désormais plus accessible. Finalement, il y avait aussi le marché chinois qui servait de débouché aux exportations allemandes, mais celui-ci tend désormais à se fermer. Cela se ressent dans la vie quotidienne: certaines entreprises sont en diffuculté, l’inflation est forte en Allemagne et le gouvernement a beaucoup de mal à montrer la voie, du fait notamment de ses propres divisions. L’AfD profite de cette situation de trouble pour recueillir des voix.

Plus qu’un vote de contestation, me semble-t-il, ces sondages font office de déclaration de protestation, en l’absence d'élection fédérale jusqu'à 2025. Il y a une différence entre dire que l’on votera AfD et le faire réellement. Bien sûr, il est aussi possible qu’il y ait des électeurs de l’AfD cachés, mais cela paraît tout de même peu probable. La poussée pourrait ne pas se confirmer dans les urnes.

Cela fait un moment, désormais, que l’AfD réussit à séduire les électeurs malgré des “dérives nationaliste et raciste”, comme le rappelait Le Point en juillet dernier. Elle a d’ailleurs su remporter sa première mairie il y a peu. Quel est l’impact politique d’une telle évolution, tant en Allemagne que pour le reste de l’Union européenne ?

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A mon sens, la situation actuelle illustre la normalisation politique de l’Allemagne en Europe : l’ensemble des pays occidentaux, ou presque, doit désormais composer avec un (ou plusieurs) partis d’extrême droite, qui souhaite d’ailleurs parfois se légitimer et rentrer dans le système dans une logique de transition postpopuliste. Pour l’heure, l’AfD ne cherche pas encore à se faire une place de ce genre : il joue au contraire la carte de l’anti-système et c’est pour cela qu’il s’agit d’un parti en mesure d’afficher des positions racistes ou des sympathies assumées à l’égard de Vladimir Poutine.

Le parti, c’est une évidence, est donc considéré infréquentable par l’intégralité des autres acteurs de la vie politique allemande. C’est le cas de la CDU, qui aurait théoriquement pu bénéficier d’une alliance avec l’AfD si le positionnement de cette dernière s’approchait davantage du modèle postpopuliste tracé par les démocrates de Suède ou du Parti des Finlandais en Finlande. Cette situation, de facto, bloque tout ou partie des coalitions en Allemagne et rend le pays plus difficile à gouverner puisqu’il oblige à des coalitions plus disparates pour exercer le pouvoir.

Au niveau européen, la situation a cela d’intéressant que l’AfD appartient au même parti que le Rassemblement national : Identité et Démocratie (ID). Or, celui-ci est en perte de vitesse partout en Europe du fait de l’émergence du postpopulisme, incarné par le parti rival d’ID à droite, les Conservateurs et Réformistes européens (CRE). Le départ du Parti des Finlandais d’ID pour le CRE au printemps illustre cette perte d’influence. La poussée actuelle de l'AfD, de même que celle du Parti de la liberté en Autriche, permet de compenser ces pertes, tout du moins dans les projections en nombre de siège au Parlement européen. Cette poussée, si elle se confirme aux élections européennes prévues dans 9 mois, changera aussi mécaniquement la dynamique interne du groupe ID. Avec une forte délégation allemande, Le Pen et Salvini auront mécaniquement moins de marge de manœuvre au sein de leur mouvement.

Si l’AfD en venait à arriver au pouvoir à proprement parler, quels seraient les changements à attendre pour le pays ? Et ses partenaires ?

Nous sommes très loin d’une prise de pouvoir par l’AfD. Il s’agit pour l’instant d’un parti de protestation, isolé des autres partis politique allemands - or, il ne peut pas accéder au pouvoir sans le soutien d’une coalition. En l’état actuel des choses, aucun parti (et cela vaut aussi pour la CDU) n’est prêt à s’associer avec l’AfD, sauf peut-être dans certains localités. Cela changera peut-être à l’avenir, mais cela impliquerait alors que l’AfD se normalise, qu’il change ses positions sur l’histoire de l’Allemagne, sur l’Ukraine ou sur la Russie… La situation est donc assez difficile à imaginer en l’état actuel des choses. 

Selon Olaf Scholz, la montée de l’AfD dans les sondages est vouée à cesser. Il a affirmé être convaincu que le parti ne changerait guère de résultats aux prochaines élections législatives, prévues en 2025. A-t-il raison de le penser ou fait-il preuve de naïveté (voire d’aveuglement) ?

Je ne crois pas qu’il se fourvoie nécessairement. La poussée a été très rapide et résulte de facteurs très spécifiques, que nous avons évoqués. La vie chère, l’inflation, l’essoufflement général du modèle allemand… mais aussi l’incapacité du pouvoir en place d’identifier et de tenir le bon cap pour s’en sortir. Il est possible, dès lors, qu’à compter du jour où la coalition au pouvoir fixera un cap clair, l’AfD puisse baisser de nouveau, et peut être même rapidement. Dans les sondages, le parti a déjà été estimé à plus de 15% des intentions de vote (sans arriver aux niveaux actuels de soutien) avant de retomber autour de 10%. C’est tout à fait possible qu’il le fasse cette fois-ci, mais ce n’est pas une certitude pour autant.

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