Ukraine : pourquoi nous devrions y réfléchir à deux fois avant d’applaudir les moteurs de recherche et autres réseaux sociaux prenant partie dans le conflit <!-- --> | Atlantico.fr
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Des manifestants regardent une allocution du président ukrainien Volodymyr Zelensky sur grand écran lors d'un rassemblement de soutien à l'Ukraine à Tbilissi, le 4 mars 2022.
Des manifestants regardent une allocution du président ukrainien Volodymyr Zelensky sur grand écran lors d'un rassemblement de soutien à l'Ukraine à Tbilissi, le 4 mars 2022.
©©Vano SHLAMOV / AFP

Neutralité du web

Les vidéos et photos de l'invasion russe se multiplient en ligne. Alors que certaines véhiculent des fake news, des moteurs de recherche comme DuckDuckGo ont décidé de déclassifier des sites diffusant de la désinformation.

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin est enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.

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Atlantico : Il y a peu, le moteur de recherche DuckDuckGo a décidé d'appliquer un nouveau critère dans ses résultats de recherches : la déclassification des sites diffusant de la désinformation russe. Une décision qui a déclenché une vive polémique sur le web, pourtant DuckDuckGo n’est pas seul et certains réseau sociaux ont eux aussi décidé de s’impliquer dans le conflit comme Meta (Facebook). La prise de position de ces acteurs est-elle quelque chose de nouveau ? Est-ce la preuve que leur neutralité n’était qu’une illusion ? 

Fabrice Epelboin : Nous avons arrêté de croire à leur neutralité il y a déjà un certain temps. À minima, l’hypocrisie quant à cette supposée neutralité est tombée le jour où le compte Twitter de Donald Trump a été supprimé, c’était un signal indiscutable. Même si nous ne nous portions pas plus mal du fait de l’éviction de ce qu’il convient d’appeler un troll toxique, il s’agissait du signal de l’entrée en fanfare des géants du web dans la politique, alliés de circonstance du camp progressiste. A l’époque, il ne s’agissait pas encore de lutter contre une influence russe.

Les réseaux sociaux et les moteurs de recherche ont un rôle politique et social déterminant dans le monde actuel. Si l’on a une forme de monopole dans l’accès aux savoirs (ce qui est un peu le cas de Google) ou un quasi monopole dans l’interaction en ligne entre les individus et les informations, le domaine de Facebook, alors on a un rôle politique bien plus important que ne l’avaient les médias au 20e siècle, et on concurrence des acteurs comme l’Education ou l’Eglise. Aujourd’hui, il leur est impossible de ne pas prendre parti politiquement, de ne pas faire alliance avec un camp. L’arrivée claire et nette d’une censure qui s’assume comme telle marque le début d’une époque, la fin de l’innocence.. 

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Un retour en arrière est-il envisageable ? 

Tout indique qu’on se dirige vers un système de censure, dont les géants américains du web auront en partie la charge et la responsabilité, et auxquels les Etats contriburont d’une façon ou d’une autre. Deux propagandes s’affrontent sous nos yeux, et nous avons la chance d’être du côté le moins caricatural. Mais les informations qui circulent au sein de la population à propos du conflit ukrainien sont souvent de l’ordre de la communication et de la propagande. 

Nous allons rentrer dans une logique d’information sous influence et de guerres informationnelles, une époque où plus encore qu’aujourd’hui, certaines choses ne pourront plus se dire en espérant faire porter sa voix. Ou d’autre jadis inaudible profiteront du séisme géopolitique en cours pour s’imposer. 

Tout cela sera renforcé par une multitude de dispositifs techniques, plus ou moins intelligents, et probablement absurdes pour certains d’entre eux, et de législation du même ordre. La Russie a pris de l’avance, notamment en termes de loi anti fake new et d’usines à trolls, mais le mouvement général de régression des libertés fondamentales va hélas continuer. 

Facebook veut faire "preuve d'indulgence pour des formes d'expression politique" en raison du conflit en Ukraine et décide de ne pas supprimer des messages hostiles à l'armée et aux dirigeants russes. Les réseaux sociaux auraient-ils les moyens techniques de contrôler les discours comment ils l’entendent ?

Il y a un document intéressant à ce propos dans les fuites orchestrées par Frances Haugen, la lanceuse d’alerte de Facebook. Quand on regarde les conversations internes portant sur la modération par une intelligence artificielle, on peut y lire des échanges entre scientifiques qui estiment traiter 3% de “la haine” et espèrent arriver à 10 % un jour. 

L’IA n’est clairement pas en mesure de traiter ce problème de modération. Elles est déjà en mesure d’assister des équipes de modération, mais on devra toujours se reposer sur de l’humain. Et cela pose des problèmes.

Le premier problème, si on se base du point de vue français, est que le travail de modérateur est psychologiquement très éprouvant. De nombreux modérateurs présentent des signes de traumatismes psychiatriques aisément qualifiable d’accident du travail. Ce type d’emploi n’est tout simplement pas compatible avec le droit du travail français. Concrètement, si les réseaux sociaux étaient amenés à faire appel à plus de main d’œuvre, ils ne pourraient pas la trouver en France. 

Cela nous amène au deuxième problème, la ressource humaine doit être outsourcée dans des pays francophones, plus souples avec le droit du travail, mais aussi issus de cultures très différentes. Le cultural gap entre les citoyens français et les équipes de modération localisés en Europe de l’Est comme en Afrique francophone sera un problème conséquent, susceptible d’interférer avec des controverses au sein de la société française. 

Le troisième problème est d’ordre démocratique. On va limiter une forme de liberté d’expression dont profitent les français depuis presque une génération, avec des règles appliquées mécaniquement par des modérateurs, et non à travers un jugement contradictoire, comme l’exige la démocratie. On sort du cadre de la démocratie, et ces libertés seront gérées par un opérateur privé, américain, avec un contrôle relatif de l’État français et un système judiciaire largement hors jeu. Les procédures de recours mises en place sont une excuse facile face à une défaite démocratique. C’est un échec et mat imposé à la démocratie au nom de la démocratie. Un dommage de guerre.

Plus personne ne peut faire comme si on ne voyait pas le problème de souveraineté que nous posent aujourd’hui les GAFAM. C’est la fin de l’innocence et des discrets compromis.

Ce revirement pourrait-il avoir des conséquences sur le long terme ?

Ceci n’est pas un revirement, mais un positionnement politique déployé depuis plus de vingt ans par les géants des technologies. La suite est hélas prévisible : la liberté d’expression et d’information va continuer à se restreindre, notamment du fait de procédés techniques “innovants”. On peut compter sur la Russie pour aller bien plus loin et bien plus vite, dans cette même direction. 

Cependant, tout cela va provoquer des évolutions dans les usages des populations, destinés à reconquérir des libertés auxquelles elles ont goûté, notamment en recomposant leurs réseaux d’approvisionnement en information dans le “dark social”, cet espace social composé pour l’essentiel de groupes de messagerie. La cour suprême Brésilienne ne s’y est pas trompée, en censurant Telegram au Brésil alors que Bolsonaro y avait déployé une influence redoutable, à l’image de celle de Steve Bannon l’avait aidé à mettre en place sur WhatsApp et qui a appuyé son élection en 2018.

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