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UE / Pologne : comment sortir par le haut de la guerre des souverainetés juridiques ?
©JANEK SKARZYNSKI / AFP

Perdant perdant

Il y a quelques jours, la plus haute juridiction polonaise a estimé que certains articles du traité de l'Union européenne étaient incompatibles avec sa Constitution. Analyse de la situation.

Guillaume Klossa

Guillaume Klossa

Penseur et acteur du projet européen, dirigeant et essayiste, Guillaume Klossa a fondé le think tank européen EuropaNova, le programme des « European Young Leaders » et dirigé l’Union européenne de Radiotélévision / eurovision. Proche du président Juncker, il a été conseiller spécial chargé de l’intelligence artificielle du vice-président Commission européenne Andrus Ansip après avoir été conseiller de Jean-Pierre Jouyet durant la dernière présidence française de l’Union européenne et sherpa du groupe de réflexion sur l’avenir de l’Europe (Conseil européen) pendant la dernière grande crise économique et financière. Il est coprésident du mouvement civique transnational Civico Europa à l’origine de l’appel du 9 mai 2016 pour une Renaissance européenne et de la consultation WeEuropeans (38 millions de citoyens touchés dans 27 pays et en 25 langues). Il enseigne ou a enseigné à Sciences-Po Paris, au Collège d’Europe, à HEC et à l’ENA.

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Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester dirige le Centre d’Etudes Européennes du Mathias Corvinus Collegium (MCC) à Budapest. Ancien fonctionnaire européen issu du Collège d’Europe, il a notamment été membre de cabinet du Commissaire à l’Éducation et à la Culture de 2014 à 2019. Il a enseigné à Sciences-Po Paris (Campus de Dijon) de 2008 à 2022. Twitter : @rodballester 



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Atlantico : Que penser des attaques frontales polonaises sur le système de l’Union européenne depuis quelques jours ? 

Rodrigo Ballester : Ce n’est pas une attaque frontale. Les querelles autour de la primauté du droit européen ont au minimum 50 ans et celle qui a toujours mené la charge à ce propos c’est la Cour Constitutionnelle allemande. On trouve des arrêts des années 1970, où elle remet en cause  la primauté du droit européen et depuis ce moment, elle a conservé un droit de regard qui, en soi, va à l’encontre de cette théorie.

Au-delà de la situation polonaise, en mai 2020 la Cour Constitutionnelle allemande a mené une charge inédite qui reprenait en grand partie les arguments des juges polonais. Elle reprochait très clairement à l’Europe de ne pas respecter son périmètre de compétences, une interrogation plus que légitime !  Le principe d’attribution des compétences est l’une des pierres angulaires de l’édifice européen et pourtant, il est souvent ignoré, voire bafoué. Cela fait des dizaines d’années que l’on reproche à la Cour européenne et à la Commission de ne pas l’appliquer de manière rigoureuse. C’est ce qui oppose aujourd’hui la Cour polonaise et la Cour européenne : est-ce à l’Europe de nous dire comment nous devons organiser notre système judiciaire ? La base juridique qu’utilise l’Europe pour justifier son intromission est plus que bancale bancale… Au nom de quoi l’Europe est allée par-delà ses compétences ?  

Atlantico : Que se passe-t-il actuellement entre l’UE et la Pologne ?  

Guillaume Klossa : La cour constitutionnelle polonaise, composée de juges qui sont tous très proches du pouvoir en place et sympathisants du gouvernement dirigé par le PiS, le parti national conservateur polonais qui ne représente qu’une minorité de la population, a pris une décision « orale » considérant que le droit polonais était supérieur au droit européen sur des sujets où s’applique normalement la loi européenne. C’est un problème car l’adhésion au projet européen, comme à n’importe quelle communauté de droit, suppose d’accepter le primat des règles communes, en l’espèce le droit européen, d’autant qu’elles sont co-décidées par la collectivité des 27 états de l’Union et donc par la Pologne, sur le droit national du moins en ce qui concerne les matières européennes. Le rôle d’une cour constitutionnelle est de veiller à ce primat et non de le remettre en question, ce qui se fait normalement dans un dialogue informel avec la cour de justice de l’Union européenne, dialogue qui en l’espèce n’a pas eu lieu. La construction européenne est fondée sur l’idée d’une souveraineté partagée fondée sur un droit coproduit collectivement et dont le respect est garanti par une cour de justice compétente sur les matières européennes. Précisons que ces matières ne représentent qu’une petite partie des règles de droit qui s’appliquent en Pologne comme dans n’importe quel autre état membre. C’est ce système extrêmement efficace qui a garanti la paix entre les Etats membres de l’Union depuis la création de la CECA en 1950, c’est-à-dire la substitution des rapports de force par des rapports de droit entre Etats, le remettre en question, c’est remettre en question la paix interne à l’UE que nous connaissons depuis 70 ans après des siècles de guerre, c’est donc en théorie extrêmement grave. 

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Atlantico : La décision de la cour polonaise s’applique-t-elle immédiatement ? Est-elle soutenue par la population ?   

Guillaume Klossa : Dans la pratique, il n’est pas certain tant que la décision de la cour constitutionnelle n’a pas été formulée de manière écrite qu’elle puisse s’appliquer. D’ailleurs, la majorité des juges polonais n’ont pas été encore nommés par le PiS, ils considèrent que cette cour constitutionnelle est une farce instrumentalisée par le pouvoir à des fins électoralistes. Le gouvernement dirigé par le PiS est de plus en plus fébrile face à une opposition de plus en plus forte dans l’opinion et qui pourrait l’emporter aux élections qui doivent se tenir en 2023. Dans ce contexte, il est important de différencier le gouvernement polonais du reste de la population polonaise. Les Polonais sont massivement pro-européens et attachés aux valeurs de l’UE et pas seulement aux financements européens comme le montrent de manière constante les eurobaromètres. Le gouvernement en place craint donc pour les prochaines élections et il utilise le prétexte européen pour essayer de souder sa base électorale et garder le pouvoir. Mais adhérer à l’Union européenne c’est adhérer à des principes démocratiques, ce que Montesquieu appelait l’esprit des lois  : le respect de la règle de droit, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, le pluralisme des médias,… qui conditionnent le bon fonctionnement de nos démocraties. Ces principes fondamentaux ne peuvent être remis en question par opportunisme électoral.  

Atlantico : La Pologne considère-t-elle l’Union européenne comme un ennemi ? 

Rodrigo Ballester : Non, et les sondages d’opinion en sont la preuve. On peut aussi voir le problème de façon inversée. L’Union européenne considère-t-elle la Pologne comme une ennemie ? Je ne le pense pas non plus. Mais Il y a beaucoup de malentendus entre les deux, on ne peut le nier. Il faut se demander alors d’où vient cette hostilité, est-elle à sens unique ou plutôt réciproque? Regardons également  l’objet de ces conflits et encore une fois, la question du périmètre de compétence est au cœur de la confrontation. Cela fait des années que l’on reproche à l’Union européenne d’agir sur des points où elle n’a pas la main. Alors lorsque cela arrive au niveau judiciaire et remet en cause la hiérarchie de la Constitution polonaise même cela pose un grave problème. Précisons que la Cour polonaise ne remet en cause la primauté du droit européen que par rapport à sa propre Constitution, comme l’ont fait auparavant certaines cours en Italie, au Danemark, en République Tchèque, en Espagne et…la cour constitutionnelle polonaise à plusieurs reprises même avant qu’elle ne soit « infestée » de juges conservateurs. Sans oublier la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe qui, en la matière, est la plus virulente.

La primauté du droit européen est en soi une bonne chose, sans elle, l’uniformité, la cohésion et l’effet contraignant du droit seraient impossibles. Comment parler de droit européen si chaque Etat membre pouvait le détricoter à sa guise ? Mais le revers de la médaille est que l’Union doit être irréprochable sur le principe d’attribution des compétences et c’est loin d’être le cas. Quand ces écarts empiètent sur les constitutions nationales, le conflit est assuré. Encore une fois, la Pologne ne remet pas en cause frontalement le principe de primauté, elle ne le conteste que quand elle considère que l’UE va au-delà de ses compétences et quand sa souveraineté constitutionnelle est remise en cause.

Atlantico : Pour les plus critiques de l’Union européenne, la décision polonaise doit être imitée en France. C’est notamment le sens d’un communiqué d’Éric Zemmour. Qu’en pensez-vous ? 

Guillaume Klossa : Ceux qui en France font du cherry picking en expliquant qu’on pourrait choisir de ne pas respecter certaines règles du droit européen qui ne nous plaisent pas, alimentent les positions du gouvernement polonais. Si certaines règles ne nous plaisent pas, nous devons faire de la politique à l’échelle européenne, et les renégocier avec nos partenaires, pas nous en émanciper de manière unilatérale. Ces règles, nous les avons définies en commun, c’est ensemble qu’on doit les modifier.   

Il faut prendre conscience de notre responsabilité et de l’impact de nos débats internes au delà de nos frontières. Par exemple, en annonçant un débat sur l’identité nationale en 2009, la France a eu un impact dans tous les pays européens de l’Est en légitimant des débats jusque là tabous sur les identités nationales. Par la suite, les Français ont déploré la résurgence des nationalismes dans un certain nombre de pays, mais elle a une responsabilité dans cette résurgence. Beaucoup de débats français ont un impact au-delà des frontières.  Cela doit susciter une prise de conscience chez les « modérés » qui doivent éviter d’ouvrir la boîte de Pandore sur certains sujets nourrissant la tentation nationaliste que les Européens essaient de limiter depuis l’après-guerre. La classe politique allemande a une immense conscience de cette responsabilité, pas la nôtre. Attention aux apprentis sorciers !  

Éric Zemmour qui se prétend érudit d’histoire semble avoir une méconnaissance totale de l’histoire européenne, ou plus exactement il la ré-interprète d’une manière très personnelle ne correspondant nullement à la réalité. Il donne le sentiment d’une mécompréhension inquiétante des événements qui se sont passés depuis un siècle. Il prétend s’inscrire dans les pas du général de Gaulle qui, lui, avait une compréhension fine de l’histoire et des événements, mais il n’en est rien. Zemmour suit plutôt la voie d’un maréchal Pétain vieillissant qui a abdiqué l’âme de la France et fait de gravissimes erreurs d’analyse.  

Atlantico Quand Nathalie Loiseau estime que la décision de la cour constitutionnelle polonaise conteste « l’appartenance même » du pays à l’Union européenne, cela vous semble-t-il juste ?  

Guillaume Klossa : Distinguons les citoyens de ceux qui veulent les manipuler. Personne en Pologne ne souhaite quitter l’Union européenne, ni même en Hongrie. Le gouvernement du PiS, qui est conscient de l’adhésion massive de ses électeurs au projet européen, a d’ailleurs clairement rappeler hier que le destin de la Pologne était dans l’Union. Il y a quelques semaines, lors du dernier Conseil européen, quand le premier ministre néerlandais Mark Rutte a dit que la place de la Hongrie n’était pas dans l’Union, le premier ministre hongrois Orban a contesté immédiatement en disant qu’il était hors de question que la Hongrie sorte de l’Union. Ce que veulent ces dirigeants hongrois et polonais, c’est promouvoir une sorte de nationalisme européen, qui est contraire à la philosophie et à l’appartenance de l’Union européenne qui est née d’une prise de conscience des dangers des nationalismes qui ont conduit à deux guerres mondiales et surtout à l’extermination d’une partie importante des populations européennes. En ce sens Madame Loiseau a raison.  

Atlantico : Le problème de fond est-il alors la primauté du droit européen ou le manque de diversité idéologique au sein des cours européennes ?

Rodrigo Ballester : Le fond de la question sur l’affaire polonaise n’est pas celle de l’État de droit en Pologne, c’est un conflit de compétences et un manque de diversité politique dans l’Union. La vague du politiquement correct est en train de faire des ravages au sein de l’Union et les clivages libéraux/conservateurs s’accentuent alors que ces questions devraient rester au niveau national. L’Europe oublie son devoir implicite de neutralité, souvent au nom de valeurs dévoyées.

Je me demande aussi s’il n’y a pas un certain « délit de faciès ».  Lorsque vous venez d’Europe Centrale et que vous venez d’un mouvement conservateur vous êtes plus rapidement dans le collimateur de la Commission et du Parlement européen.  A mon avis, la virulence de la polémique actuelle s’explique en partie pour des raisons politiques : voilà plusieurs années que ces deux institutions mènent une croisade contre la Pologne au sujet du prétendu manque d’indépendance judiciaire en Pologne. Avec un certain parfum de « deux poids, deux mesures ». En Espagne, par exemple, certains agissements du gouvernement sont tout bonnement scandaleux et personne, ni à Bruxelles ni ailleurs, ne s’en émeut.

Alors quand les querelles de primauté surgissent dans ce contexte… S’il s’agissait d’un pays d’Europe occidentale et d’un gouvernement d’une autre couleur, jamais la polémique ne serait si violente. L’arrêt de mai 2020 de la Cour Constitutionnelle, un véritable missile dans la ligne de flotaison de la zone Euro, en est le meilleur example. Qui oserait réclamer un « Deutschxit » ?

Guillaume Klossa : Il n’y a pas de problème de diversité idéologique au sein des cours européennes, les juges de ces cours ont des sensibilités très différentes, mais ils ont une mission qu’ils appliquent qui est de faire respecter le primat des règles décidées en commun tout en tenant compte des traditions et spécificités juridiques nationales. Les cours constitutionnelles nationales savent très bien qu’elles peuvent mener un dialogue informelle avec la cour de justice de l’Union européenne. Le tribunal constitutionnel allemand a développé un puissant savoir-faire en la matière. Les Français savent peut-être moins bien le faire que les autres mais ces discussions ont lieu. Et il y a toujours une prise en compte des spécificités nationales dans les décisions, donc l’argument de la diversité idéologique est un faux prétexte.

Atlantico : Comment l’Union européenne pourrait-elle sortir par le haut de ce « conflit » ? 

Rodrigo Ballester : Il est difficile d’apporter une réponse à cela. Juridiquement, deux logiques, toutes deux ayant de solides arguments, s’affrontent. C’est un choc de trains qui peut causer des dégâts juridiques et politiques. La procédure d’infraction lancée par la Commission contre l’Allemagne en juin 2020 n’a toujours pas aboutie et il sera difficile de trouver un compromis qui permettent aux deux parties de sauver la face.  

À Bruxelles et au Parlement européen, on parle d’attaquer directement les pays « rebelles » au portefeuille en bloquant, notamment, leur part du fonds de relance et en appliquant des règles strictes et parfois vagues, de conditionnalité. Un jeu qui pourrait s’avérer dangereux et qui ne serait pas l’abri de dérives arbitraires.

A long terme, deux options me paraissent envisageables. D’une part, que l’UE applique d’une manière rigoureuse le principe d’attribution des compétences (article 5), notamment à travers un protocole spécifique ajouté aux Traités. D’autre part, en créant un mécanisme pour impliquer les cours constitutionnelles nationales dans les questions atteignant leur souveraineté ou un conflit de compétences. En plein débat sur l’avenir de l’Europe, ces questions méritent d’être débattues sans tabous ni partis pris.

Atlantico : Croyez-vous en un Polexit ?  

Guillaume Klossa : Non, personne ne le souhaite en Pologne, pas même le gouvernement du PiS.   

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