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Turcs et Kurdes irakiens : les raisons d’une étrange alliance
©REUTERS/Wissm al-Okili

En marge de la lutte contre l’EI

Alors que le gouvernement d'Erdogan a envoyé plus d'une centaine d'hommes pour entraîner des combattants kurdes, le gouvernement irakien proteste vivement contre ce qu'elle qualifie d'atteinte à sa souveraineté.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : après avoir abattu un avion Russe, la Turquie envoie des troupes dans le nord de l'Irak. Peut-on dire que la Turquie suit ses intérêts sans se soucier de ce qui l'entoure ? N'est-elle pas en train de se brouiller avec ses voisins ?

Alain Rodier : il convient de ne rien exagérer. Si le signe est fort, la Turquie avait déjà des troupes dans le nord de l'Irak et personne n'y voyait rien à redire. Je parle de différentes bases situées à une trentaine de kilomètres de la frontière turque dans la région de Dohuk. Elles regroupent en permanence quelques 2 000 hommes et des chars de bataille. De plus, régulièrement, l'armée turque effectue des incursions au Kurdistan Irakien pour y pourchasser le PKK mettant en avant un "droit de poursuite". Le renforcement qui a été à l'origine de la protestation de Bagdad ne comportait que 500 militaires, certes équipés de chars de bataille, ce qui fait toujours un peu de bruit.

Ce qui irrite profondément Bagdad, c'est que le camp de Bashiqa qui a été renforcé (et où étaient déjà présents des instructeurs des forces spéciales turques) est un soutien direct à Atheel Al-Nujaifi, l'ancien gouverneur de Mossoul démis de ses fonctions par le pouvoir Irakien. De plus, si l'Irak a effectivement demandé une assistance internationale pour lutter contre Daesh, une partie des conseillers rejoignant les peshmergas kurdes, il n'a jamais été question de faire appel aux Turcs qui sont venus "à leur initiative". Il est vrai que cela s'est fait avec l'accord plus ou moins tacite du gouvernement régional du Kurdistan dont le président est Massoud Barzani. L'autonomie, pour ne pas dire l'indépendance de ton irrite au plus haut point Bagdad qui voit une partie de son territoire lui échapper. Mais, regardons les choses en face : la réalité d'un "État" irakien centralisé a disparu depuis la première guerre du Golfe en 1991. Le pays est, de fait, coupé en deux (en trois aujourd'hui si l'on prend les zones sunnites). Tout retour en arrière est impossible. Bien sûr, tout cela pourra faire l'objet de négociations où la fiction d'un "État fédéral" sera avancée.

Il y a-t-il des intérêts pétroliers ou territoriaux pour la Turquie au nord de l'Irak ?

Oui et non. Les puits de pétrole sont bien situés au Kurdistan irakien, particulièrement dans la région d'Erbil. Mais je pense que les Turcs ont renoncé depuis longtemps à occuper cette région pour en récupérer l'exploitation des hydrocarbures. Ils préfèrent laisser cela aux Kurdes irakiens et se contenter d'assurer son acheminement vers le Golfe d'Iskenderun tout en prélevant un juteux pourcentage.

Quel est la première préoccupation de la Turquie ? Combattre l'EI ou s'assurer la maîtrise du problème Kurde ?

La préoccupation principale et prioritaire de la Turquie est de tenter de maîtriser le problème kurde. Ankara a été contraint, depuis la première guerre du Golfe en 1991, d'accepter une zone autonome kurde en Irak du Nord. Sa hantise est qu'une pareille chose soit pérennisée en Syrie du Nord, ce qui est d'ailleurs en train de se faire.

Le problème kurde n'est pas limité à la Turquie et à l'Irak.

Quand nous parlons "du problème kurde", il serait plus juste de parler "des problèmes kurdes". Pour faire simple, les Kurdes sont répartis sur quatre États, la Turquie, la Syrie, l'Irak et l'Iran. A tour de rôle, chaque pays a joué les Kurdes contre les intérêts de ses voisins. Par contre, tous les quatre refusaient systématiquement la création d'un "État" kurde situé à cheval sur les frontières. Depuis le début de la révolte en Syrie en 2011, Damas semble être moins à cheval sur ce principe n'ayant d'ailleurs plus les moyens d'intervenir au nord du pays. Je rappelle que les Kurdes syriens ne se sont pas opposés directement au régime de Damas. C'est ce dernier qui a retiré volontairement ses forces pour les consacrer à d'autres fronts jugés plus vitaux pour la survie du régime.

Les Kurdes eux-même ne sont pas unis. Rien qu'en Irak, il y a le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani, mais aussi l'Union Patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani. Le président irakien, Fouad Massoum appartient à l'UPK. Ce dernier mouvement entretient les meilleures relations avec Téhéran alors que le PDK est plutôt tourné vers Ankara (et vers le Kurdistan syrien dit le Rojava). Enfin, il y a les marxistes léninistes du PKK (le parti des travailleurs du Kurdistan), même si l'idéologie initiale s'est fortement amoindrie au profit d'un nationalisme plus marqué. Ils ont des alliés en Iran (le PJAK) et en Syrie (le PYD). Globalement considéré comme un mouvement terroriste par la communauté internationale, le PKK vole de leurs propres ailes se faisant parfois "gronder" par le PDK et l'UPK. En fait, il intervient directement en Syrie et en Irak avec l'assentiment plus ou moins assumé des Occidentaux (mais pas des Turcs). Il n'en reste pas moins que leurs bases arrières se trouvent toujours implantées sur les contreforts du mont Qandil situé en Irak du Nord à proximité des frontières iranienne et turque. Cette situation géographique privilégiée fait qu'ils sont bombardés alternativement par les Turcs et les Iraniens.

Aujourd'hui, le grand espoir du PKK via le PYD, est de constituer une entité unie le long de la frontière syro-turque. Les cantons de Cizre et de Kobané à l'est sont déjà jointifs. Il faut maintenant assurer la liaison avec celui d'Efrin. Ankara s'y refuse obstinément et affirme que le franchissement de l'Euphrate (depuis Kobané) vers l'ouest constituerait un casus Belli. 

Le président du gouvernement régional irakien du Kurdistan, Massoud Barzani, est en visite en Turquie. Quels sont les enjeux de cette rencontre ?

En tant que vieil ami de la Turquie, Massoud Barzani va tenter de calmer les choses à la mode diplomatique. Il va faire l'intermédiaire avec Bagdad, assurer Ankara que le PKK n'a pas droit de cité (du moins officiellement) en Irak du Nord et vérifier que son pétrole continue à transiter normalement par la Turquie. Attention, il ne s'agit pas là de trafics mais d'un commerce tout à fait officiel même si le gouvernement de Bagdad voit avec peine cette manne lui échapper.

La recomposition du Proche-Orient est en marche. C'est pour l'instant une catastrophe pour tous les pays de la zone et pour les populations qui sont en première ligne. Les seuls qui parviennent à en tirer des bénéfices pour l'instant, ce sont les Kurdes. Encore faudrait-il qu'ils parviennent à mieux s'entendre entre eux. Il ne faut pas non plus oublier que certains d'entre eux, même s'ils sont très minoritaires, servent sous la bannière noire des salafistes djihadistes! Enfin, ne nous faisons pas trop d'illusions: les Kurdes combattent (très bien) pour la défense de leurs intérêts. Mais il est hors de question pour eux de s'engager en dehors de leurs zones de peuplement en Syrie comme en Irak.

Enfin et pour conclure, il n'est pas impossible que le PYD ne reçoive dans les mois à venir un coup de pouce de la part des Russes. La seule chose qui bloque, c'est que le PYD ne peut accepter officiellement l'aide simultanément de Washington et de Moscou. Les Américains risqueraient de se vexer et de couper les ponts.   

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