Tunisie : le dur et lent apprentissage de la démocratie<!-- --> | Atlantico.fr
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Des agents de sécurité interviennent au milieu des affrontements entre les partisans du président tunisien Kaïs Saïed et les députés du parti Ennahdha devant le Parlement qui a été bouclé à Tunis, le 26 juillet 2021.
Des agents de sécurité interviennent au milieu des affrontements entre les partisans du président tunisien Kaïs Saïed et les députés du parti Ennahdha devant le Parlement qui a été bouclé à Tunis, le 26 juillet 2021.
©FETHI BELAID / AFP

Crise institutionnelle

Le pays étant un maillon essentiel du Maghreb et du contrôle des flux migratoires, la stabilité de son Etat est un défi majeur pour les habitants comme pour les Européens.

Laurent Chalard

Laurent Chalard

Laurent Chalard est géographe-consultant, membre du think tank European Centre for International Affairs.

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Aude-Annabelle Canesse

Aude-Annabelle Canesse

Aude-Annabelle Canesse est chercheure associée à l'UMR LAM (CNRS/Sciences Po Bordeaux) et Docteure en Sciences Sociales de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a publié "Les Politiques de Développement en Tunisie, De la participation et de la gouvernance sous l'ère Ben Ali" aux Editions des archives contemporaines.

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Atlantico : Aujourd’hui, la Tunisie semble plongée dans l’incertitude suite au coup de force du président. En réaction, des manifestants se sont rassemblés dans tout le pays pour garder les acquis démocratiques de la révolution. La population soutient-elle le mouvement ?

Aude-Annabelle Canesse : La population est plutôt satisfaite de ce regain démocratique. Les manifestations ont dénoncé la situation politique et sanitaire en Tunisie. Il s’agissait de scènes de liesse. Désormais, il faut attendre 30 jours pour voir si cela aura vraiment un impact. L’UGTT qui est la centrale syndicale tunisienne s’est aussi positionnée dans cette attente. Cela montre que les contre pouvoirs existent en Tunisie. Le Président ne peut pas tout faire dans le pays. Il y a un réel besoin de la population pour la vie démocratique et notamment chez les jeunes.

Les institutions sont assez solides et malgré un changement de régime, le pays est toujours là. Des fonctionnaires sont là et une population active. La population est descendue pour demander le départ du Premier Ministre. En limogeant, ce dernier cela peut permettre au Président de se rapprocher de la population et de sa base électorale.

Rappelons que les événements récents ont été liés au régime de Ben Ali. La Révolution n’a pas  été la cause de tous ces événements. L’économie du pays est basée sur des exportations et avec la crise économique mondiale en 2008, les pays importateurs n’importent plus, le Tunisie n’exporte plus et en même temps change de régime. Le taux de change du dinar s’est effondré, donc le coût de la vie est devenu insupportable.

Le coup de force entre le Président et Ennahdha peut aussi être salvateur pour le pays car la situation était bloquée depuis un bon moment. C’est une affaire à suivre car la population tunisienne est aussi partagée.

Laurent Chalard : Le contexte tunisien est particulier. Nous sommes face à une jeune démocratie post-révolutionnaire. Par définition, le nouveau régime se met progressivement en place. Il y a toujours une phase de fragilité qui dure un certain nombre d’années avec des crises. Ce qu’il se passe n’a donc rien de surprenant. 

Combien de temps ces troubles peuvent encore durer ?

Laurent Chalard : Cela peut durer longtemps. Traditionnellement dans un contexte post-révolutionnaire, une période d’instabilité s’installe sur une période de cinq, dix ou vingt ans. Cette instabilité perdure le temps que s’installe un régime qui va être définitivement adoubé par la population.

Traditionnellement, soit un basculement vers un régime démocratique s’opère. Soit une reprise en main autoritaire est actée. Au bout de certaines années où la démocratie ressemble plutôt à du chaos qu’à un régime stabilisé, le pouvoir est alors repris en main de manière autoritaire par quelqu’un. Cet autoritarisme est soutenu par une partie de la population qui préfère ce nouveau système que de rester dans le chaos de la démocratie, comme en Egypte ou en Russie.

Concernant la Tunisie, nous sommes dans ce schéma. On ne sait pas encore où l’on va. Est-ce que cette démocratie fragile va réussir à survivre  ou est-ce que l’on se dirige vers un modèle à l’égyptienne ?

Il est aussi possible de s’interroger sur les interventions étrangères. L’une des problématiques de la Tunisie est que nous avons des formations politiques qui ont des liens avec des pays étrangers. La Tunisie est aussi un lieu d’affrontement de puissances extérieures au territoire. On peut notamment penser à la France, à la Turquie et au Qatar.

Cette déstabilisation du pays à court terme peut-elle influencer les routes migratoires ?   

Laurent Chalard : Il faut bien comprendre que dès que nous avons une déstabilisation d’un pays et qu’elle perdure, si la reprise en main autoritaire débouche sur un conflit par exemple, cela entraîne une instabilité du pays qui est néfaste au développement économique.

La crise du Covid-19 a aussi pu accentuer les tensions au sein du pays.

Une partie de la population risque d’être paupérisée, en particulier les jeunes. Dès qu’il y a une crise, la jeunesse est principalement atteinte. Les jeunes ne trouvent pas d’emploi suite aux perturbations sur le marché du travail. Cela peut inciter une partie de cette jeunesse à émigrer vers d’autres régions du monde qui proposent plus d’emplois.

Si l’instabilité venait à se maintenir et que l’économie continue à se dégrader, un rebond de l’immigration des Tunisiens vers l’Europe est envisageable. Ce phénomène avait été constaté en 2011 au moment du Printemps arabe. Une dizaine de milliers de Tunisiens avaient immigré de façon clandestine à l’époque vers l’Europe occidentale et essentiellement vers la France. Si la situation venait à se détériorer, un regain d’immigration de jeunes Tunisiens vers l’Europe est envisageable.

A l’heure actuelle, la principale route migratoire clandestine est la route qui passe entre la Libye et l’Italie.  C’est par là que passent la plupart des migrants clandestins.

Depuis 2011, la Libye a été déstabilisée et a connu une situation chaotique. La guerre civile et l’absence de gouvernement fragilisent le pays.  Ce contexte a permis le développement des migrations clandestines. Il existe un « écosystème » mafieux de passeurs faisant du pays un « trou noir » du contrôle migratoire entre l’Afrique et l’Europe.  

Si la situation en Tunisie était amenée à se détériorer, une nouvelle route pourraît donc s’instaurer. Les passeurs qui choisissaient la Libye pourraient cibler et aller vers la Tunisie, qui est plus proche de l’Italie. Cela ne se traduirait pas forcément par une augmentation du nombre de migrants. Nous pourrions assister à un déplacement du flux. Au lieu de partir depuis la Libye, les migrants partiraient de Tunisie. Cela pourrait donc modifier la route.

Depuis le début de ce phénomène d’immigration clandestine entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe au début des années 2000, des modifications des routes sont intervenues au fur et à mesure des années en fonction de la stabilité des pays de départ mais aussi des différents contrôles instaurés par les Etats occidentaux. Dès qu’un pays bascule dans le chaos, mécaniquement cela créé un appel d’air de migrants puisque ce pays se transforme alors en pays de départ.

Par contre, lorsque l’on a un Etat qui est contrôlé, on le voit avec le Maroc ou avec la Turquie, quand il y a une volonté politique de stopper les flux, on constate que cela est possible et qu’ils sont bien interrompus.

Qu’est-ce que cela pourrait impliquer pour la France ?

Laurent Chalard : En cas de déstabilisation de la Tunisie, la France serait le pays le plus concerné en termes d’immigration et par l’arrivée de nouveaux migrants. Pour les jeunes Tunisiens, la France constitue la principale destination. La France est le pays qui accueille la plus grande diaspora tunisienne en Europe occidentale. Avec ces flux déjà existants, des gens vont rejoindre leur famille déjà présente.       

Cela est aussi lié à la situation économique qui est meilleure aujourd’hui en France qu’en Italie ou qu’en Espagne. Ces pays voisins ont pu être à un moment des destinations secondaires. La situation économique face à la pandémie de Covid-19 s’est dégradée chez nos voisins et le système social de ces nations n’est pas l’équivalent du système français. La France est donc beaucoup plus attractive quoi qu’il arrive pour des migrants tunisiens. Si vous avez une déstabilisation, ce sera donc la France qui sera la première concernée. Les autorités françaises devraient donc s’intéresser à ce qu’il se passe en Tunisie et s’arranger pour que la situation ne se détériore pas plus.     

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