Tokyo 1964 : Kiki d'Argent et Jonquères d'Or...iola<!-- --> | Atlantico.fr
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La nageuse française Christine Caron réagit après avoir remporté la médaille d'argent lors de l'épreuve de natation dos aux Jeux olympiques de Tokyo 1964, le 14 octobre 1964 à Tokyo.
La nageuse française Christine Caron réagit après avoir remporté la médaille d'argent lors de l'épreuve de natation dos aux Jeux olympiques de Tokyo 1964, le 14 octobre 1964 à Tokyo.
©AFP

Bonnes feuilles

Daniel Pautrat a publié « Mémoires Olympiques » chez Mareuil éditions. Tous les quatre ans les Jeux olympiques sont dignes de leur devise et battent tous les records. Les vainqueurs des JO deviennent des héros légendaires qui dépassent les frontières. La médaille olympique est la consécration suprême pour un champion. Extrait 1/2.

Daniel Pautrat

Daniel Pautrat

Daniel Pautrat est un journaliste sportif français. Il a publié de nombreux ouvrages sur le Tour de France ou les Jeux Olympiques.

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— Moshi… moshi, allô, Kiki ? Alors pourquoi ils t’aimaient bien, les journalistes japonais ?

— Parce que je chausse du 38, j’ai des petits pieds ! Et que plus ses pieds sont petits, plus la Japonaise est séduisante !

1964 ? Une année dingue, une année de folie pour le jeune radioreporter que j’étais ! Au mois de février lors des Jeux olympiques d’Innsbruck, en descendant du podium du slalom géant où elle vient de verser une larme émue en écoutant fièrement et patriotiquement La Marseillaise qui salue sa médaille d’or, Marielle Goitschel m’annonce en direct sur France Inter ses fiançailles avec son copain de Val d’Isère, « Toutoune », « pour assurer l’avenir du ski français ! ». Jean-Claude Killy, c’est de lui qu’il s’agit, démentira dix minutes plus tard : « Ah bon, je n’étais pas au courant ! » Au mois d’avril Raymond Poulidor s’empare du maillot jaune ou presque, le maillot amarillo de la Vuelta et aussitôt Jacques Anquetil réplique avec le maillot rose du Giro. Au mois de juillet, leur duel va couper la France en deux, entre anquetilistes et poulidoristes, et faire du 51e Tour de France le plus beau de toute l’histoire. Et me procurer les plus belles émotions de ma longue carrière à la radio et à la télé. Dans le même temps, mon copain de régiment du bataillon de Joinville, le play-boy pied-noir Alain Gottvallès, bat le record du monde du 100 m nage libre en 52’’9 à Budapest (il n’y avait pas encore de chrono au centième de seconde) et se pose en favori de l’épreuve reine de la natation aux Jeux olympiques qui s’annoncent à la mi-octobre au Japon. Kiki Caron en fait autant avec le record du monde du 100 m dos en 1’8’’6 et à tout juste 16 ans, avec sa jolie frimousse, toute la France la rêve parée d’or olympique. Tout comme Michel Jazy qui domine le demi-fond mondial et a longtemps hésité avant de choisir le 5 000 m plutôt que le 1 500 où il avait terminé 2e à Rome. J’ai plein d’autres copains de Joinville qui sont sélectionnés pour les Jeux et qui font déjà battre mon cœur de supporter pas du tout objectif dans mes futurs commentaires. À Rome, je me faufilais pour assister aux compétitions, à Tokyo, j’occuperai les meilleures places pour « vivre » toutes les épreuves, je vais courir d’un stade à l’autre, croiser, interviewer les plus grands champions, quel bonheur ! Oui, j’aurai des relations privilégiées avec eux et je serai le premier supporter de mes copains boxeurs, Jo Gonzales, Jacques Marty, Bernard Thébault avec qui je jouais au tennis-ballon en fin d’après-midi à Joinville, des fleurettistes Jean-Claude Magnan, Pierre Rodocanachi et Christian Noël, des athlètes d’Encausse, Poirier, Duriez, des judokas Bourreau et Grossain, des nageurs Gottvallès, Gropaiz, Luyce, et puis de mes amis cyclistes Lucien Aimar qui ne sait pas encore qu’il va gagner le Tour de France deux ans plus tard, Jean-Claude Wuillemin, Georges Chappe, Christian Raymond, et les inséparables pistards Pierre Trentin et Daniel Morelon. Tellement inséparables qu’à 75 ans, Pierrot, après avoir passé toute sa vie dans la région parisienne, déménage pour s’installer à Hyères, à quelques centaines de mètres de Daniel !

Je faisais partie du peloton des radioreporters, vedettes de l’information, la radio était encore pour une olympiade plus écoutée que la télévision. Je venais de rejoindre, trois ans plus tôt, la bande à « Monsieur » Georges Briquet, les Loys Van Lee, André Bibal, Robert Chapatte, Claude Maydieu, Jean Raynal, Roger Cornet, Roland Mesmeur, Louis-Philippe, Tommy Franklin, Jules Ladoumègue, Jean-Paul Brouchon, Paul Laporte, Jean-Michel Leulliot et ses correspondants régionaux si riches en couleurs dans leurs commentaires : Yves Richard, l’Angevin également arbitre à Roland-Garros, qui m’a initié au paddle tennis, Bruno Delaye, un pur Marseillais, le débonnaire colosse montpellierain Alex Angel dont la voix éraillée ne l’empêchait pas d’être le chantre du rugby à 13, Claude François sans Claudettes à Limoges, Jean Crinon, un vrai ch’ti à Lille, Jean Boudey, à l’accent du pays cathare qui avait été suspendu trois mois pour avoir eu la malchance de commenter un match de rugby Castres-Béziers et d’avoir dit : « Et voici, mes chers auditeurs, les Castrais qui sont en train d’enc… les Biterrois dans leurs vingt-deux mètres… oh ! ce n’est pas enc… que je voulais dire, c’est acculé ! », les Castrais et les Biterrois ! Et puis le merveilleux Jean Bruno, plus célèbre encore que François Bayrou à Pau et qui n’avait pas son pareil pour expliquer que « le ballon glisse entre les mains des rugbymen palois comme une savonnette dans une salle de bains » ou « qu’André Darrigade, en roulant les R comme les gaves des Pyrénées roulent les galets, nous a déclaré : “Je suis content de mon succès” », une phrase sans… R !

Nous étions nombreux parce que le dimanche après-midi dans Sports et Musique, il y avait un envoyé spécial sur tous les principaux stades.

L’ORTF avait succédé à la RTF, France Inter avait remplacé Paris Inter, Georges Briquet avait pris sa retraite, le général de Gaulle venait d’inaugurer la Maison de la radio, il commençait à y avoir des mesures d’audience, et pendant le Tour de France, j’avais reçu un télégramme de Roland Dhordain, notre directeur, m’annonçant que nos reportages avaient permis à France Inter de prendre la première place des radios françaises, une place occupée depuis trois ou quatre ans par Europe 1, lancée le 1er janvier 1955, et qui avait elle-même détrôné Radio Luxembourg qui ne deviendra RTL que deux ans plus tard. Il y avait aussi, dans le sud de la France, Sud Radio, avec mon complice Patrick Thillet, Radio Monte Carlo, avec une équipe de reporters élégants, compétents et raffinés que j’aimais fréquenter, Claude Maurel, André Asséo, Bernard Spindler et mon ami Yvan Médecin, un vrai Monégasque avec qui j’ai fait un merveilleux voyage pour rentrer de Tokyo en passant par les Philippines, Hong Kong, les temples d’Angkor, Bangkok, New Delhi, Téhéran… Et pour revenir de Mexico en 1968 par l’Équateur, le Pérou et son Machu Picchu, la Bolivie et son lac Titicaca, et Rio avec Copacabana et le stade Maracanã.

Il y avait une véritable guerre des radios entre Inter, Luxembourg et Europe et, jeune reporter, j’étais ravi de me mesurer à Jean Bobet, André Bourillon, Guy Kédia, Jacques Ségui, Jacques de Ryswick pour Radio Luxembourg et à la fameuse équipe d’Europe 1 dirigée par Jacques Forestier, avec Emile Toulouse, Fernand Choisel, André Dumas, Eugène Saccomano.

Il y avait aussi une véritable communauté de journalistes qui savaient échanger autour d’un verre, ou deux, ou plusieurs… C’était le temps des méticuleux Robert Descamps, Paul Denize, Michel Hénault et d’un jeune débutant, Charles Biétry, et de leur chef Daniel Rocher à l’AFP, l’Agence France-Presse, Robert Bureau à l’ACP, l’Agence centrale de presse, le temps des photographes Jacques Boilesme, Robert Legros, Bibi Besson, Georges Ben Driem, Bernard Charlet, l’époque des grandes plumes, René Mauriès, Jacques Goddet, Pierre Chany, Guy Lagorce, Abel Michéa, Roger Bastide, Jacques Augendre, Jean Eskenazi, René Dunan, sans oublier Antoine Blondin et Pellos, le célèbre dessinateur.

Il pleuvait donc sur la ville comme il allait aussi souvent « pleurer » dans nos cœurs, quand nous avons débarqué à Tokyo le 4 octobre.

Et j’avais hâte de voir, de sentir, d’humer, de m’informer pour mieux… informer !

Les Japonais ont vu grand et la capitale nippone a pris des allures de ville futuriste avec des infrastructures à la pointe de la technologie, de nombreuses innovations sur ou autour des stades, le premier contrôle antidopage de l’histoire olympique lors du 100 km contre la montre cycliste par équipes, et surtout la première diffusion télévisée en direct sur tous les continents grâce au satellite. Si les organisateurs avaient pris soin de proposer des billets bon marché pour remplir les stades, l’engouement du public a dépassé tous les pronostics. Les Jeux ont fait découvrir le sport à bien des Japonais et le made in Japan au monde entier. À l’issue des Jeux, toutes les installations olympiques sont devenues des sortes de sanctuaires, comme à Olympie, des lieux de pèlerinage payants pour les populations des provinces les plus reculées de l’archipel qui ont ainsi apporté, comme un devoir civique, leur contribution à l’effort de tout le pays pour financer les Jeux. On a beaucoup à apprendre du Japon.

J’aime écouter le chef Alain Ducasse en parler :

« Ce pays me fascine par sa capacité à projeter ses traditions dans le mode de vie contemporain. Dans mon domaine, j’ai été heureux de soutenir l’inscription du “washoku”, les traditions culinaires japonaises, au patrimoine immatériel culturel de l’Unesco. »

Et nous avons découvert et aimé les sushis, sashimis, tempura, yakitori avec les baguettes et le saké.

De nombreux pays de l’Afrique noire, fraîchement indépendants, ont été ravis de venir à Tokyo alors que les Africains du Sud, noirs et blancs, bannis par le CIO à cause de l’apartheid, étaient obligés de rester chez eux. Ils ne reviendront qu’en 1992. Le soleil avait fait son apparition pour la cérémonie d’ouverture présidée par l’empereur Hirohito devant quatre-vingt mille spectateurs. Un avion avait dessiné les anneaux olympiques dans le ciel et la vasque avait été allumée par le dernier porteur de la flamme, tout de blanc vêtu, Yoshinori Sakai, né le 6 août 1945 à Hiroshima, le jour même où la bombe atomique avait détruit sa ville.

C’était grandiose, il y avait plein d’histoires à raconter, la riche mémoire du Japon rejoignait la tradition olympique. Je me régalais. Et ce n’était que le début !

Le judo, littéralement « la voie de la souplesse », s’est invité, chez lui, pour la première fois au programme olympique. Cet art martial avait toute sa place chez Coubertin : son créateur, dans les années 1880, Jigoro Kano, en avait fait un exercice pédagogique du corps et du mental, et un sport où le faible pouvait triompher du plus fort. Jusqu’en décembre 1961, à Paris – j’y étais et je fréquentais alors les tatamis de l’association sportive de la RTF – où le colosse néerlandais Anton Geesink, 1,98 m et 118 kg, n’a laissé aucune chance, malgré sa technique plus rudimentaire, au Japonais Koji Sone. Et il a récidivé aux JO contre Akio Kaminaga. Ce qui n’avait été considéré que comme un accident au championnat du monde a provoqué aux Jeux olympiques un véritable traumatisme dans tout le Japon. L’image du géant néerlandais de 30 ans immobilisant son adversaire nippon, ippon, sur le dos, cloué au sol, en le fixant dans les yeux fut vécue comme une humiliation dans une discipline qui appartenait au patrimoine national. On se demandait si Kaminaga et son entraîneur Matsumoto Sensei n’allaient pas se faire hara-kiri après ce mune gatame (« ippon par immobilisation de 30’’ ») !

Durant toute sa vie, il est mort en 2010, Anton Geesink, membre du CIO, a été vénéré au Japon où on le surnommait Shiroi Yama », « la Montagne blanche ». Il m’a avoué un jour que nous prenions un petit déjeuner ensemble, avec sa femme et son fils qui ne le quittaient jamais, tous les trois parlaient français, qu’il avait été heureux, bien sûr, de son succès olympique mais qu’il avait en même temps partagé la tristesse des Japonais. Il était tellement imprégné lui aussi de cet art de vivre, de cette religion qu’est le judo qu’il lui arrivait de regretter d’avoir mis fin à un mythe. David Douillet et Teddy Riner n’ont pas eu à se poser ce genre de question.

Mon vieil ami André Bourreau, champion d’Europe, n’avait pas pu se qualifier pour la finale de sa catégorie à Tokyo et Raymond Marcillac l’avait recruté comme consultant. On se téléphone régulièrement :

« L’entraîneur de Kaminaga ne s’est pas fait hara-kiri, le lendemain, quand on l’a revu, il s’était fait couper les cheveux ! Oui, c’est vrai, je partageais l’anéantissement des jeunes Japonais qui pleuraient dans la salle derrière moi. Le dojo s’écroulait sur eux. Je sais ce que le judo représente pour eux comme pour moi, c’est beaucoup plus qu’un sport. Et je revois aussi Geesink qui était encore agenouillé repousser violemment deux supporters hollandais qui venaient d’arriver en courant et en chaussures sur le tatami. Un sacrilège ! Ah, ce Geesink, c’était un athlète incroyable. Il s’est formé en France avec nos champions Courtine et Pariset. Régulièrement il venait en stage avec nous à Beauvallon entre Grimaud et Sainte-Maxime. Le matin il partait faire son footing autour du golfe de Saint-Tropez avec un tronc d’arbre sur les épaules et il rentrait à la nage, 2 km en mer. Une bête de travail ! »

… Qui devait s’inspirer de Milon de Crotone !

« Qui l’a porté veau, peut le porter taureau », affirme un proverbe grec en référence au plus célèbre lutteur de l’Antiquité qui développait sa force en portant chaque jour un veau sur ses épaules, et continuait de le soulever quand il devenait taureau !

Le Japon remportera 29 médailles (16 en or, 5 en argent et 8 en bronze), ce qui lui offrira la troisième place du classement général, juste derrière les deux grandes puissances, les États-Unis et l’URSS. Ce décompte des médailles faisait partie de mes compilations quotidiennes, il n’y avait pas d’Internet et il fallait se faire sa propre documentation pour enrichir ses commentaires. Quant à la France, elle a effacé son humiliation romaine avec 15 médailles. Le travail du colonel Crespin commençait à payer et on aurait pu faire beaucoup mieux avec une petite touche par-ci, 10 cm par-là, et un petit coup de pouce de la chance… ou des juges… ou de la fée électrique !

(…)

— Mais et moi alors tu m’as oubliée ? se rebelle Kiki Caron.

— Bien sûr que non ! je te gardais pour la fin, pour assurer la transition avec Mexico. Mais je me posais aussi une question : si tu chaussais comme Laure Manaudou du 42 ou du 43, tu ne crois pas que tu aurais pu être championne olympique ? Au virage des 50 m tu aurais facilement gagné les 10 petits centimètres qui t’ont manqué à l’arrivée. On en reparlera plus tard.

Pierre Jonquères d’Oriola sur Ali Baba en 1952 et sur Lutteur B en 1964, 2 médailles d’or individuelles et 2 d’argent par équipe, une carrière internationale au top niveau commencée en 1948 et terminée en 1972 avec plus de 500 victoires. L’un des plus grands personnages du sport français, droit dans ses bottes et dans ses convictions d’homme de droite, favorable à l’Algérie française et membre du Front national. Heureusement qu’il était là à Tokyo et qu’il a réussi une seconde manche de rêve pour faire retentir la seule Marseillaise. Vous imaginez sa fierté sur le podium, applaudi par plus de 60 000 spectateurs, et par son cousin l’escrimeur Christian d’Oriola, juste avant la cérémonie de clôture où les lampions se sont éteints ?

Oui ils étaient fiers, ils étaient beaux et ils avaient de l’allure les d’Oriola, de grands hommes.

Oui elle était belle, pas fière du tout, décontractée, Christine Caron, gamine de banlieue, une superbe ado à la française.

Kiki a quitté Montrouge il y a quarante ans, pour s’installer presque à la campagne à Verrières-le-Buisson. Trois fois par semaine elle va nager 2 ou 3 km à la Croix-Catelan dans le bois de Boulogne, elle est ici chez elle, le bassin porte son nom, elle a sa ligne d’eau réservée, et elle nous raconte l’histoire d’une petite fille de banlieue qui est entrée dans la légende du sport, la vie d’une jeune fille française bien dans sa peau, au milieu du XXe siècle, l’aventure d’une médaillée olympique qui a tracé son chemin en laissant sa médaille de côté :

« J’ai découvert la Croix-Catelan et mon club de toujours, le Racing Club de France, à l’âge de 8 ans. Suzanne Berlioux entraînait ma grande sœur Annie qui a participé aux Jeux de Rome en papillon, je les ai suivies à la piscine pour sortir de mon HLM. J’ai fait du sport pour changer d’air, il y avait le catéchisme et la piscine, tu vois ce que je veux dire. Mme Berlioux avait entraîné sa fille Monique et Rosy Piacentini, deux bonnes nageuses de dos, voilà comment je me suis aussi retrouvée sur le dos. Comme je n’étais pas trop toque, on m’a mise ensuite au lycée La Fontaine, tout près de la piscine Molitor, pour que je puisse aligner mes longueurs de 33 m à l’heure du déjeuner. Quand je revenais en classe avec les yeux rouges, j’avais à peine eu le temps de manger un sandwich, les profs n’aimaient pas trop et ils m’envoyaient au fond de la classe. À 5 heures, après les cours, je prenais le métro pour foncer rue Eblé, dans la piscine de 25 m du Racing. J’étais crevée en rentrant chez moi. Pendant ce temps les nageuses américaines étaient chouchoutées dans une université avec de beaux bassins de compétition de 50 m.

Mais elles n’avaient pas la chance d’avoir comme coach Mme Berlioux ! Elle avait 50 ans de plus que moi, elle a éclairé ma vie d’adolescente, elle m’a fait découvrir le monde, chaque année elle organisait des grands voyages pour que j’affronte d’autres nageuses mais aussi pour m’ouvrir les yeux, en Afrique du Sud pendant l’apartheid, en Australie, au Canada, au Mexique, au Japon en 1963 où j’ai découvert la cérémonie du thé et apprécié la culture des geishas, et j’ai même rencontré le prince Norodom Sihanouk en visitant les temples d’Angkor à dos d’éléphant. Elle me servait de prof pendant nos voyages, elle m’apprenait l’anglais… et à bien me tenir en société, à toujours regarder devant sans se plaindre, et même à savourer un bon vin ! L’hiver, elle m’emmenait à la montagne pour m’oxygéner, mais je n’avais pas le droit de skier. J’ai appris beaucoup plus tard avec Marielle Goitschel à Val-d’Isère. C’est elle qui me massait, je n’avais pas de kiné, je n’ai jamais fait de musculation… c’est pour cela que je suis restée jeune et fraîche !!!

Je peux dire que j’ai eu une vie très riche, en fait elle m’a tout appris, je passais davantage de temps avec elle qu’avec mes parents qui s’étaient mis en retrait, c’était ma seconde maman. J’ai pleuré une fois quand j’avais 12 ans parce que j’avais raté mon virage et perdu la course, c’était la dernière fois. Et aux Jeux je n’ai pas versé une larme quand Kathy Ferguson m’a battue. Au contraire c’est moi qui l’ai consolée sur le podium quand elle a pleuré d’émotion.

À Tokyo j’avais des étoiles plein les yeux, il n’y avait pas de place pour des larmes ! Dans mon esprit de gamine de 16 ans insouciante, j’étais déjà aussi contente d’aller au Japon que de nager et puis une médaille était une médaille et j’en avais une belle en argent. On était amateurs, on n’avait pas d’arrière-pensées, il n’y avait pas de tunes derrière l’or. Et je voulais à fond profiter des Jeux. J’étais obnubilée par deux événements que je ne voulais pas rater, et qui tombaient heureusement après ma finale : le judo avec Geesink, que j’ai retrouvé plus tard sur un tatami en Hollande, et la finale du 100 m. Celle-là je m’en souviendrai ! Pour voir Bob Hayes de près, j’ai couru dans les tribunes du stade et je me suis retrouvée, sans savoir où j’étais, dans la loge impériale ! Des colosses m’ont embarquée et notre ambassadeur, François Missoffe, a dû intervenir et présenter des excuses. C’était le 15 octobre.

La veille, le 14 octobre donc, je me suis levée comme tous les jours à six heures et demie, j’avais bien dormi, j’avais le meilleur temps des séries, je venais de battre le record du monde sans m’entraîner beaucoup, sur ma classe (rire !), cool. Petit déjeuner, tartines, beurre, confitures, normal quoi, je regarde par la fenêtre, il pleut encore, un temps pourri, et je dis à Mme Berlioux : “Ça tombe bien, à la piscine on sera à l’abri !” Je me promène un peu dans le village et à 16 heures on va à la piscine, superbe, incroyable, une vraie cathédrale aquatique.

Ma course ? Je ne la refais jamais ! J’peux te dire seulement que je ne portais pas de lunettes et que j’avais un maillot bleu que j’ai offert au musée du Sport à Nice. Je me dis simplement qu’avant les Jeux j’aurais dû aller aux championnats des États-Unis pour apprendre à me bagarrer, tout avait été trop facile pour moi. J’te dis pas, pendant longtemps je ne savais même plus ce que j’avais fait de ma médaille ! Ce qui est drôle en revanche c’est ce qui s’est passé après la finale. J’ai dû répondre à des tas d’interviews et quand on a voulu sortir, toutes les portes étaient fermées, tout le monde était parti, il n’y avait plus de navette. “Vous êtes quand même contente ?” m’a demandé Suzanne, on est tombées dans les bras l’une de l’autre et on a pris un taxi pour rentrer au Village. Un duo d’enfer, moi en survêt, elle avec son habituelle jupe qui lui descendait jusqu’aux mollets. Ce sont les Australiens qui nous ont trouvé une cuisse de poulet et ont ouvert une bouteille de mousseux. Il n’y avait pas un Français pour nous accueillir. Mais le lendemain pour les photos, ils étaient tous là !

Et je ne te parle pas du retour, dès mon arrivée à Orly, il y avait tellement de monde et de journalistes que j’ai dû me cacher dans les cuisines et partir en douce avec mes parents. Et là ma vie a changé ! Je m’habillais en kimono et je faisais manger tout le monde avec des baguettes. Les médaillés français ont été reçus à l’Élysée et quand j’ai été présentée au général de Gaulle je me suis faite toute petite : “Ah ! Christine Caron, on vous voit plus souvent que moi à la télévision !” J’ai connu depuis tous les autres présidents de la République et j’ai connu la gloire : j’avais le profil de la jeune fille moderne, de Français moyens, et qui ne s’en est pas trop mal sortie. Je ne pouvais pas me balader dans les rues sans être accostée, suivie, photographiée, je recevais des centaines de lettres, heureusement que Mme Berlioux m’avait appris à garder les pieds sur terre. En 1964, il paraît que Christine a été le prénom le plus donné en France. »

En 1965, Christine est allée disputer les championnats des États-Unis et elle a battu Kathy Ferguson, sans jamais parler de revanche. Le président du Comité olympique français, le comte Jean de Beaumont lui a offert pour ses 18 ans sa première voiture, une Fiat 500 rouge. Et en 1968 à Mexico, élégante robe au-dessus du genou, et chapeau bleu ciel, elle a été fièrement porte-drapeau de la délégation française. Dans la piscine, c’était un peu moins bien, elle n’a pas pu se qualifier pour les finales des 100 et 200 m dos. À 20 ans, elle n’était pas encore majeure à l’époque, elle décide d’abandonner la compétition.

« La vie ? Ce sont des pages qu’on tourne et j’en ai tourné pas mal. J’ai même aussi tourné un film en Italie, Le Lys de mer, dans les studios de Cinecittà et en Sardaigne, trois mois de vacances bien payées, je ne sais même pas s’il est sorti en France, et j’ai participé à Saint-Tropez, à la réalisation de La Piscine avec Alain Delon et Romy Schneider, car la piscine, c’était… Christine Caron. J’ai nagé avec eux pour le lancement du film. C’était l’époque des “Yéyés”, je portais des minijupes, j’n’étais pas trop mal fichue et le magazine Lui voulait me déshabiller un peu plus… j’ai refusé. En revanche j’ai accepté de chanter sur des paroles d’Antoine et de Pascal Sevran, j’avais un peu les mêmes intonations que Brigitte Bardot, et je me suis retrouvée avec mes quatre chansons dans un cabaret, la Tête de l’Art [… rien à voir avec moi, encore que !], en compagnie de Marie Laforêt et de l’humoriste bégayant, Darry Cowl. Mais quand Bruno Coquatrix m’a proposé l’Olympia, j’ai dit stop.

Claude François était tombé amoureux de moi, il m’envoyait des lettres enflammées et il venait me voir à Montrouge en Ferrari, avec Antoine en Rolls, j’te dis pas l’effet dans notre HLM !

Pour me changer les idées et découvrir encore quelque chose de nouveau, je me suis lancée dans le Paris-Dakar, dans la Coupe des Dames avec un Ranger. C’était l’époque héroïque, il n’y avait pas de GPS, et nous nous sommes perdues. Pendant trois jours on a fait la une des journaux, plus que si on avait gagné.

Et puis un jour il a fallu passer aux choses sérieuses. Je ne voulais pas faire carrière dans le sport, je voulais toujours découvrir d’autres horizons. Il n’y avait pas beaucoup de piscines en France, alors j’ai lancé avec des associés, les piscines Christine Caron, des bassins de 10 à 15 m faciles à installer. Et à 59 ans j’ai tout revendu, j’ai pris ma retraite, je peins, j’aime sculpter, je fais des croquis de mode, et j’ai encore voyagé comme marraine de l’équipe de France aux championnats du monde ou aux Jeux olympiques. J’ai fait la connaissance d’une autre sacrée gamine, Laure Manaudou, grande championne toujours amoureuse.

Ni envieuse ni rancunière, je vis au jour le jour, je surmonte mes emm…

[Christine a perdu son mari dans un accident de parapente], je me débrouille toute seule, et je suis ravie de voyager, encore et toujours, avec mon petit-fils. »

— Dis Kiki et tes pieds ? Si tu avais chaussé du 43 tu l’aurais eu la médaille d’or ?

— Je préfère une médaille d’argent… avec des p’tits pieds ! Et puis t’en connais beaucoup des médaillées d’argent plus célèbres que des médaillées d’or ? »

Arigato gozaimasu Kiki-san !

Sayonara Tokyo… Viva Mexico !

Extrait du livre de Daniel Pautrat, « Mémoires Olympiques », publié chez Mareuil éditions.

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