Taxis en folie et vols gouvernementaux peu justifiés : ce que pourrait nous révéler un audit global des "menues" dépenses de la fonction publique<!-- --> | Atlantico.fr
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Manuel Valls assistant à la finale de Roland Garros.
Manuel Valls assistant à la finale de Roland Garros.
©Reuters

Notes de frais

A l'image du voyage controversé de Manuel Valls à Berlin, les hauts fonctionnaires ont pris l'habitude de compenser des salaires en décalage avec leurs responsabilités et leurs qualifications par de petits (et parfois gros) avantages.

Erik Neveu

Erik Neveu

Erik Neveu est un sociologue et politiste français, professeur des universités agrégé en science politique et enseigne à Sciences Po Rennes.

Il est l'auteur de l'ouvrage "Sociologie politique des problèmes publiques".

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William Genieys

William Genieys

William Genieys est politologue et sociologue. Il est directeur de recherche CNRS à Science-Po.

Il est l'auteur de Sociologie politique des élites (Armand Colin, 2011), de L'élite politique de l'Etat (Les Presses de Science Po, 2008) et de The new custodians of the State : programmatic elites in french society (Transaction publishers, 2010). William Genieys est l’auteur de Gouverner à l’abri des regards. Les ressorts caché de la réussite de l’Obamacare (Presses de Sciences Po [septembre 2020])

Il a reçu le prix d’Excellence Scientifique de la Fondation Mattéi Dogan et  Association Française de Science Politique 2013.

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Atlantico : Peut-on observer une évolution de la perception, de la part des hauts fonctionnaires sur leurs avantages, passant du simple avantage à une véritable logique de compensation ? 

Erik Neveu : Sans idéaliser un imaginaire âge d’or, on peut soutenir en s’appuyant sur les travaux de Delphine Dulong que les générations de haut-fonctionnaires passées par l’ENA jusqu’aux années soixante-dix avaient majoritairement intégré une vision qu’on pourrait appeler sacerdotale, ou plus modestement de service public de leur mission. Sans négliger l’idée d’une carrière gratifiante, ils se voyaient autant comme les serviteurs d’une modernisation de l’administration et de l’économie, en charge d’une idée de bien commun qui transcendait leur personne. Le « Club Jean Moulin » des années soixante en témoigne. Ce modèle s’est graduellement brouillé à partir des années quatre-vingt avec ce qu’on a nommé le « tournant néo-libéral » qui questionne l’efficacité de l’Etat, le périmètre de son action. Ce qui pouvait être le levier d’une salubre sensibilité autocritique a produit une paradoxale méfiance anti-étatique au sein des générations nouvelles de haut-fonctionnaires, moins disposés à s’identifier au (très relatif !) ascétisme d’un clergé de la chose publique. Dans le même temps rémunérations et gratifications (golden hand-shake, stock options) des dirigeants de grandes entreprises se sont envolées, le prestige symbolique du « public » s’est affaissé. Les normes de comparaison en furent bouleversées.

William Genieys : Historiquement, les hauts fonctionnaires ont des avantages liés à leur statut et à leur carrière (retraite, stabilité de l'emploi, avancement de la carrière) ainsi qu'un certain nombre d'avantages liés à l'exercice de hautes fonction de l'Etat. La grille traditionnelle de rémunérations de nos hauts fonctionnaires étaient ainsi très différentes de leurs collègues du privé. En contrepartie, il existait des avantages symboliques pour incarner la puissance de l'Etat français, comme sous De Gaulle notamment. La faiblesse des rémunérations étaient comblée par ce type d'avantages et une reconnaissance au sein de la société. Le haut fonctionnaire (préfet ou directeur d'une grosse administration par exemple) était reconnu comme quelqu'un de puissant, incarnant l'intérêt général. Les années 1980, avec l'amorce progressive de la mondialisation et le début de certaines crises économiques, ont vu ces avantages symboliques reculer. Les carrières dans le privé connaissaient alors une explosion des rémunérations, quand la grille des salaires du public n'évoluait pas. 

Il existait dans ces années une frontière poreuse entre public et privé, avec un système d'aller retour qui permettait à de nombreuses personnes de varier leurs expériences et de connaître des salaires beaucoup plus importants dans le privé. Ce système portait le nom de "pantouflage". Des gens ayant fait le choix de carrières faiblement rémunérées pouvaient, à un moment de leur vie, endosser des rôles importants et connaître des salaires importants. 

Enfin, un des avantages et une spécificité du système français réside dans le fait que certains étudiants, dès leur réussité à un concours (Polytechnique, ENA ou ENS) deviennent des agents de l'Etat, et sont rémunérés par l'Etat, celui-ci payant en plus leur formation. C'est unique au monde. Tel un mandarin chinois de l'Empire Ming, un jeune était élevé par l'Etat, payé par l'Etat puis travaillait pour l'Etat. Ces jeunes, une fois diplomés, doivent plusieurs années à l'Etat. Aujourd'hui, de plus en plus de ces jeunes souhaitent racheter ces années pour aller plus rapidement dans le privé. 

Aujourd'hui, on note soit une recherche de compensation "normalisée", en allant plus rapidement dans le privé ; soit une recherche de compensation "détournée", condamnable, que l'on a pu lire dans la presse. 

Comment les hauts-fonctionnaires se perçoivent-ils, disposant d'un salaire "moindre" pour un niveau de qualification très élevé ? Quelles sont les influences et les ressorts de cette "culture de compensation" ? 

Erik Neveu : Au premier chef le "pantouflage" qui faisant circuler de la haute-fonction publique aux directions d’entreprises et parfois aux cabinets ministériels crée une transparence des écarts de rémunération. Peut-on s’étonner que dans un monde où l’excellence humaine et professionnelle sont censées se mesurer aux critères de la « Rolex à cinquante ans » et du binôme salaire-patrimoine, les dirigeants de l’administration comparent (défavorablement) leurs rémunérations à d’autres ? A mesure aussi que s’érode jusque chez les Enarques la croyance en une légitimité, une efficacité singulière de l’action publique au service de grands idéaux, c’est aussi un aristocratisme des grands serviteurs de l’Etat, avec sa part de retenue devant l’argent, qui se défait. Le « New Public Management » a importé dans les services publics des modèles du privé. En faire le bilan est complexe. Il a pu secouer les routines de fonctionnement pour plus d’efficacité. Il a introduit une pratique pathologique de l’évaluation qui fait agir pour et sur les statistiques et non pour le service du public. Il a aussi légitimé une attente de récompenses monétaires pour toute performance (l’inverse ne jouant d’ailleurs pas...) d’autant plus forte qu’on est haut placé.

William Genieys : Le salaire moindre est connu de tous les gens qui sont formés par les grandes écoles ou qui passent par les grands corps de formation. Ces individus connaissent également très bien le dispositif de prime, lié à certaines fonctions, dont on peut bénéficier dans la carrière de haut fonctionnaire ; et connaissent les moyens de passer dans le privé, s'appuyant sur des expertises et un réseau. Ces salaires moindres, pour une dose de travail, allant de 12 à 15 heures de travail par jour, 6 à 7 jours par semaine, seront ainsi compensés -c'est une possibilité- à un moment de la carrière. 

La compensation est une tolérance, qui existe depuis très longtemps. Je pense qu'il y a deux élements importants. La publicité sur les salaires dans le secteur privé est important et de notoriété publique. Aujourd'hui, la réussite ne passe plus par le pouvoir symlbolique de l'Etat. Deuxièmement, après de nombreux allers retours privé public, on peut faire l'hypothèse quecertains individus ont ramené une certaine culture et ont utilisé des pratiques et des réflexes du privé, s'émancipant de la culture de l'intérêt général et de restrictions budgétaires. Pour le dire autrement, la France a les inconvénients du "revolving doors" américain. Outre Atlantique, on observe une frontière très poreuse pour faire des allers retours et extrémement ferme idéologiquement. 

Peut-on évaluer, financièrement, cette culture ? Peut-on parler de "délinquance" pour cette élite ? Quels sont les avantages dont les hauts-fonctionnaires sont le plus friands ? 

Erik Neveu : Pourquoi court-on, triche t-on parfois ? Pour des postes qui donnent de l’influence, de belles rémunérations annexes, sont des tremplins en faisant accumuler du capital social avec des personnes-ressources précieuses (pour pantoufler, devenir médiatiquement visible). Mais aussi pour les mille petits et grands plaisirs du pouvoir : un immense bureau avec vue sur Seine meublé par le mobilier national, des hochets (voiture, invitations aux ‘premières’) qui rendent visible le statut. Et pour le pouvoir sur autrui ! Ce dernier peut être levier pour mobiliser la créativité, machine à humilier aussi comme le montre le livre récent de la journaliste Raphaelle Bacqué (« Richie ») sur Richard Descoings.

De l’argent liquide se distribue de façon dissimulée (un ancien ministre de l’intérieur est poursuivi pour de tels faits). Des opérations troubles substituent au service public un lucratif marché des diplômes sous-traité à des officines, généreuses pour ceux qui se prêtent à ces artifices (voir le rapport de la Cour des comptes sur l’IEP d’Aix). Des responsables d’institutions publiques engagent sans respect des règles sur les marchés, parfois au profit de proches, des dépenses associés à un train de vie fastueux, à des objectifs qui sont plus l’optimisation de leur vitesse de carrière que les finalités des services qu’ils dirigent. Laissons les juges peser les responsabilités individuelles – si du moins on leur en donne l’occasion ! Mais pour le droit et les principes, il y a délinquance.

William Genieys : La Cour des Comptes publie des rapports, mais pourrait être accompagné par d'autres dispositifs pour devenir très contraignant. On pourrait imaginer également des procédures plus fortes et pénales pour certains actes. Je ne pense pas que l'on puisse parler de délinquance, car ce n'est pas un réseau organisé. Il s'agit de cas, ayant une résonnance particulière dans un contexte de lutte contre les déficits budgétaires. Ces déviances existent aujourd'hui, de manière marginale, tout en étant très médiatisées. La fonction publique n'est pas une caste, organisée en mafia et cultivant le clientélisme. Certains mériteraient toutefois d'être punis plus sévérement pour leurs écarts. Mais pour ces quelques cas, ne jetons pas l'opprobre sur un système qui n'est aucunement déviant et corrompu.  

Je pense qu'à une époque, les avantages symboliques concentraient l'attirance des hauts fonctionnaires : être invité, et participer à des événemnts protocolaires, avoir de l'importance. Les hauts-fonctionnaires sont peut-être particulièrement attirés par les protocoles. Les logements et les voitrures de fonction représentent également des compensations non négligeables. 

Pourrait-on imaginer des pistes de réflexion pour enrayer cette culture de compensation ? Une meilleure rémunération permettrait-elle de prévenir ces abus ? 

Erik Neveu : Demanderait-on à un criminologue  : verser 2500 euros par mois aux cambrioleurs ne pourrait-il prévenir cette délinquance ? Compenser une délinquance c’est la banaliser, suggérer l’intouchabilité des « Elites irrégulières », pour reprendre le titre d’un livre éclairant de Pierre Lascoumes. C’est donc faire un cadeau somptueux au Front National. Durkheim parlait de l’anomie, au sens d’un état de confusion où les membres d’un groupe ou d’une société ne savent plus ce qui est licite, raisonnable d’attendre d’une carrière, d’un métier. Nous pataugeons dans l’anomie. Il faut remettre à plat ce que sont la singularité, la dignité, la bonne conduite et les finalités d’un « service public », de là redéfinir les qualités exigibles de ses cadres. L’impératif de maitrise de l’argent public ne peut faire oublier qu’hôpitaux, institutions culturelles, services de police n’ont pas la rentabilité comme premier objectif. Les qualités désirables chez les haut-fonctionnaires peuvent être autres que celles d’un gestionnaire de hedge-funds. Remettons à plat le licite et le pathologique en matière de conflits d’intérêt. Réinventons les moyens symboliques de valoriser le dévouement à des idées de service du public. Discutons ensuite de rémunérations. L’anomie est aussi dans le délire de certains revenus. Revaloriser les salaires du public : oui, mais lesquels ? La directrice de l’INA ou les infirmières et maîtres de conférences ?

William Genieys : Une meilleure rémunération est nécessaire pour les hauts fonctionnaires engagés dans certaines activités, au sein des cabinets ministériels par exemple. Ces postes demandent une intensité psychologique, une disponibilité, des responsabilités et un taux horaire de travail phénoménal. Aux Etats-Unis, leurs homonymes gagnent peut-être deux fois plus. La deuxième piste serait de remettre en question la grille de la fonction publique, principe fondamental de la République, hiérarchique et égalitaire. Je souhaiterais voir des hauts fonctionnaires payés en fonction des moyens, des objectifs et des programmes ! Je pense enfin qu'il faut favoriser la circulation avec le privé, sur le principe des "revolving doors", en balisant le retour à l'administration pour que le sens du service public soit respecté. Emmanuel Macron, sur le principe, fait assez bien le discernement entre les deux sphères. Ayant gagné beaucoup d'argent dans le privé, il a circulé pour désormais être ministre, dans un jeu assez clair. Je souhaiterais que, à l'image des Etats-Unis, nos hauts fonctionnaires fassent davantage d'allers retour, et conservent une probité et une loyauté vertueuse, officiant avec un cadre et dans une logique de service de l'Etat. 

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