Syrie : qui peut sauver les populations civiles d’Idlib ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Syrie : qui peut sauver les populations civiles d’Idlib ?
©Nazeer al-Khatib / AFP

Victimes

Depuis le début de la guerre, la province d'Idlib s'est peu à peu remplie et cette région est devenue surpeuplée et gérée par de nombreux groupes rebelles. Cette population est aujourd'hui au coeur des combats.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

Voir la bio »

Atlantico : Quelqu'un peut-il sauver les syriens de la province d'Idlib ? Ou sont-ils condamnés à subir les combats jusqu'à leur fin ?

Alain Rodier : Il y a effectivement environ trois millions de personnes dans la province d'Idlib. La moitié sont des "réfugiés" qui ont quitté ces trois dernières années des zones de combats situées ailleurs en Syrie car les forces gouvernementales avaient le dessus. Damas autorisait alors les combattants rebelles assiégés à rejoindre la zone d'Idlib (décrétée "zone de désescalade" suite aux accord de Sotchi signé entre les Russes et les Turcs)  avec leurs familles et leurs armes légères. Sur l'instant, cela évitait un "bain de sang" de part et d'autre. Résultat, Idlib s'est peu à peu remplie et cette région est devenue surpeuplée et gérée par de nombreux groupes rebelles.

Globalement, soit ils dépendent de la Turquie via la coalition du "Front National de Libération" (FNL créé en 2018), soit d'Hayat Tahrir al-Cham (HTC) fondé en 2017 mais dont des composantes initiales étaient placées sous la tutelle d'Al-Qaida "canal historique" jusqu'en 2016.

Il existe aussi de nombreux groupuscules plus ou moins indépendants comme le "Firqat al-Ghouraba" du Français Omar Omsen (donné pour mort à plusieurs reprises), le "Ansar al-Din", le "Ansar al-Islam", le "Houras al-Din", etc. La difficulté pour suivre ces groupes tient au fait qu'ils changent souvent d'appellations et que des activistes peuvent appartenir à plusieurs mouvements simultanément.

Si Daech se fait discret, au moins dans ses communiqués, il est probable que de nombreux groupuscules se revendiqueront de lui si la situation redevient plus favorable.

Vous parlez de "civils" mais la différence entre combattants, leurs familles et les habitants locaux est aussi difficile à faire. En dehors des combats filmés pour la propagande, les activistes d'arborent pas d'insignes distinctifs et se fondent dans la population.

J'ai donc peur que les civils innocents n'aient à subir les combats tant qu'ils vont durer. Aucune fin n'est actuellement envisageable.  

La question des civils peut-elle être la raison d'une intervention d'autres puissances hors Turquie et Russie ? 

Les immenses camps de déplacés qui sont en train de se constituer adossés à la frontière turque (Ankara n'ouvre pour le moment pas ses frontières car la Turquie a déjà du mal à gérer les 3,6 millions de réfugiés présents sur son sol) vont avoir besoin de l'aide internationale, en particulier des organisations humanitaires comme le HCR et le Croissant Rouge. Des négociations pour que ces organisations humanitaires bénéficient de droits de passage ont certainement déjà lieu, la Turquie étant habituée à ce type de situation depuis 1991, la première Guerre du Golfe qui avait poussé des milliers de Kurdes irakiens sur sa frontière.

Mais en dehors de l'aide humanitaire, aucun pays (en dehors de ceux qui y sont déjà présents) ne devrait s'engager militairement dans ce bourbier où personne ne sait vraiment qui est qui... Toutefois, le président Erdoğan menace de laisser passer ces réfugiés ... pour qu'ils rejoignent l'Europe. Sans doute un coup de poker menteur dont il a le secret mais la Grèce et la Bulgarie ont doublé leurs patrouilles le long de leurs frontières orientales.

Quelles sont les forces en présence sur le terrain ? Comment évoluent les combats ? 

Population à Idlib : trois millions (dont 1,5 million de déplacés).

Combattants rebelles : entre 30.000 et 60.000 éclatés en plusieurs coalitions, groupes et groupuscules. Toutefois, ils parviennent occasionnellement à s'entendre au sein de postes de coordination éphémères pour mener une opération commune.

Armée turque : 9.000 hommes surtout localisés au nord de la province. Ces forces sont blindées et mécanisées avec de l'artillerie et des forces spéciales (pour se faire une idée, 5.100 militaires français couvrent le Sahel d'une superficie égale à l'Europe).

Armée syrienne plus milices chiites (qui au départ n'avaient pas été engagées à Idlib car le major général Qassem Soleimani qui les supervisait était réticent à les lancer dans ce qu'il considérait comme étant un "bourbier". Son successeur ne prend pas les même précautions) : 20.000 à 30.000 combattants mais avec la supériorité aérienne fournie par Moscou. Les rebelles auraient reçu en catastrophe des missiles sol-air portables à courte portée fournis par la Turquie. Cela pourrait légèrement changer la donne sur le terrain une fois que les opérateurs aient été formés (à moins que ce ne soit des militaires turcs).

Les forces régulières syriennes ont pour premier objectif d'ouvrir l'autoroute M5 qui relie Alep à Damas.

Elles y était parvenues jusqu'à ce que le Hayat Tahrir al-Cham (HTC) ne reprenne le carrefour de Saraqeb (où se rencontrent l'autoroute M5 Alep-Damas et M4 Alep-Lattaquié) lors d'une opération conjointe menée de nuit le 26 février avec plusieurs autres groupes mais avec une constante : la bannière d'Al-Qaida "canal historique" déployée en certains endroits. Les forces loyalistes ont abandonné sur place de nombreux matériels, armements (dont des blindés) et munitions. À leur décharge, elles sont complètement "usées" par neuf ans de guerre et les remplacements humains sont difficiles car la conscription fonctionne mal. C'est pour cette raison qu'elles sont incapables pour l'instant de reprendre militairement l'ensemble de la province d'Idlib.

Les 33 militaires turcs annoncés tués lors de bombardements syriens (Ankara s’est bien gardé de désigner les Russes) dans la nuit du jeudi 27 février (ce qui fait plus d'une cinquantaine de morts depuis le début du même mois) vraisemblablement dans le cadre d'une tentative de contre-offensive lancée par les forces syriennes sur la position stratégique de Saraqeb, ont provoqué la colère d'Erdoğan. L'armée turque a ensuite pilonné les positions syriennes.

Plusieurs questions se posent : des unités du FNL accompagnaient-elles le HTC dans la région de Saraqeb ? Les Turcs ont fourni des transports de troupes blindés M-113 au FNL ce qui ne permet pas aux forces syriennes de savoir qui se trouve à l’intérieur : des "terroristes" du FNL ou des militaires turcs ? Que font les militaires turcs au plus près des combats voire au sud de la ville d'Idlib - en clair sont-ils des "observateurs" comme cela était prévu dans les accords de Sotchi ou des combattants - ? 

Les négociations qui avaient débuté avec les Russes ont été interrompues. Moscou accuse d'ailleurs Ankara de violer les accords de Sotchi en soutenant des "groupes armés illégaux" par des tirs d'artillerie et des drones. Les relations Poutine - Erdoğan sont donc en train de se détériorer une nouvelle fois... jusqu'à la prochaine réconciliation. Erdoğan a d’ailleurs baissé d'un ton affirmant qu'il rencontrerait son homologue russe très rapidement. Il n'empêche que les frégates Amiral Grigorovitch et Amiral Makarov équipées de missiles de croisière Kalibr ont quitté le 27 février leur port de Sébastopol en Crimée pour rejoindre la flotte russe de Méditerranée. Ces unités navales armées de missiles mer-sol et mer-air représentent une force de dissuasion importante avec laquelle il faut compter, surtout contre un corps mécanisé qui présente des cibles bien définies. Parallèlement, Moscou a demandé à Téhéran l’autorisation de réutiliser la base aérienne d’Hamedan pour que ses bombardiers à long rayon d’action Tu-22M et Sukhoi Su-34 puissent s’y ravitailler. En effet, cette possibilité avait été fermée en août 2016.

Mais il ne faut pas se faire d'illusions, si la IIème Armée turque (qui est déployée tout le long de la frontière syrienne et irakienne) fait un "déboulé" de chars, les forces légalistes syriennes ne feront pas le poids, mais alors, quelle sera l'attitude de la Russie ? Les politiques semblent jouer à se faire peur mais un dérapage sur le terrain est tout à fait possible! Il n’empêche que le professeur Mesut Hakki Casin, conseiller auprès de la présidence turque, a déclaré "nous avons combattu la Russie à seize reprises dans le passé et nous la combattrons de nouveau". Il avance le fait que l’importante population de religion musulmane présente en Russie pourrait se retourner contre le Kremlin. Il évoque même la fermeture éventuelle du détroit des Dardanelles et l'interdiction de l'espace aérien turc aux forces russes. Cela représenterait un casus belli dont les conséquences sont totalement imprévisibles. 

La guerre va donc perdurer avec des développements imprévisibles. L'OTAN a été contacté par Ankara pour enclencher l'Article 4 qui prévoit que : "tout allié peut demander des consultations chaque fois que, de l’avis de l’un d’entre eux, son intégrité territoriale, son indépendance politique ou sa sécurité sont menacées". Comme cela a été évoqué plus avant, pour faire pression sur ses "alliés", Erdoğan menace d'ouvrir un couloir humanitaire pour les réfugiés syriens massés à sa frontière qui déboucherait en Europe. Cela est techniquement difficile à réaliser mais pas totalement impossible. L'OTAN a assuré Ankara de son soutien, a condamné l'offensive syro-russe mais, pour l'instant, sans traduction opérationnelle directe (on reparle d'une zone d'exclusion aérienne au dessus de la province d'Idlib).

En ce qui concerne les civils, les Occidentaux refusent de participer à la reconstruction de la Syrie pour ne pas apporter leur "aide" au "dictateur sanguinaire" Bachar el-Assad. Résultat, le pays va rester en ruines, la crise humanitaire va perdurer, les réfugiés à l'extérieur ne vont pas rentrer  et la population va continuer à payer le prix fort. Seule la Chine avait les reins assez solides pour participer à la reconstruction du pays. Dans l’immédiat, elle a bien d'autres soucis à régler.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !