Pour ma part, je dirai rapidement que les Russes n’agissent et ne prennent jamais de risques qu’avec un plan et une stratégie mûrement réfléchis. Certains « spécialistes » français, plus par idéologie et un anti-Poutine viscéral, avaient pourtant prédit, au début de l’implication directe des Russes en septembre 2015, que la Syrie serait pour l’armée russe un bourbier et un nouvel Afghanistan. Mais comparer l’intervention russe en Syrie avec l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979 était une pure aberration. Tout d’abord car le contexte local et international n’était absolument pas le même. De plus, les stratèges russes ont toujours appris de leurs erreurs (Afghanistan, première guerre de Tchétchénie) ou de leurs cafouillages (Géorgie) passés. Aussi, on n’oublie trop souvent que la Russie est l’un des rares pays (avec l’Etat algérien dans les années 1990) à avoir « remporté » une guerre asymétrique (Tchétchénie dans les années 2000).
Par ailleurs, l’état des forces des armées russes s’est sensiblement amélioré depuis 2008 et la guerre en Géorgie. L’armée russe bénéficie d’un plan de modernisation extrêmement ambitieux (23 000 milliards de roubles jusqu’en 2020) et prévoit un renouvellement de 70% des matériels. Les premiers effets de ce programme, mais également des évolutions tactiques et opérationnelles, ont été constatés lors de l’affaire de Crimée, où l’intervention russe fut un modèle de professionnalisme.
Mais en définitive, le succès russe en Syrie est sûrement dû à une stratégie beaucoup plus globale alliant tactique et outil militaire modernisés et expérimentés à l’efficacité d’une diplomatie internationale, régionale mais aussi locale (je rappelle la création, sur le terrain, par les Russes, d’un Centre de réconciliation destiné aux négociations de guerre, la protection des transferts de combattants, l’aide aux populations en coordination avec les autorités civiles, les ONG et l’ONU). De toute évidence, il est aussi certain que les réussites diplomatiques du Kremlin, de ses diplomates et de ses négociateurs, entreront dans l’histoire…
Tout cela est au service d’une grande politique (et des fins géopolitiques) claire, cohérente et constante. Poutine n’a pas fait que lire Clausewitz, il applique ses principes : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » ! Car au Moyen-Orient, les Russes font de la politique, leur politique. Et à la différence des Occidentaux, celle-ci est fondée sur le réalisme et leurs propres intérêts nationaux… et pas seulement commerciaux ! Elle prime sur tout le reste et n’est nullement soumise, comme malheureusement pour la politique de la France dans cette région, au commerce, à l’émotionnel ou à une quelconque idéologie. Là est la véritable clé.
Comment comparer cette situation avec les interventions américaines en Irak et en Afghanistan ? Quelles ont été les erreurs commises ?
Vous savez, en tant qu’historien et géopolitologue, je n’aime pas trop comparer les époques, les situations ou les évènements. Néanmoins, comme je l’évoquais plus haut, on peut relever de grandes différences entre les opérations américaines en Irak ou en Afghanistan et celles des Russes en Syrie : Tout d’abord et principalement, les buts de guerre. Concrètement, le « pourquoi » de ces interventions et pour quelle politique. Très rapidement, nous savons que durant des décennies, la politique américaine dans la région était centrée sur le monopole des approvisionnements stratégiques du Moyen-Orient (pétrole et gaz). Cet impérialisme américain se basait alors sur les concepts bien connus des néo conservateurs et de certains idéologues de Washington (qui par ailleurs n’avaient qu’une connaissance très limitée des réalités, des particularités et des spécificités sociologiques et ethniques d’un monde arabo-musulman trop souvent fantasmé, idéalisé et « mythifié ») : le regime change et le nation bulding. Beaucoup de « savants » et « conseillers » de la côte Est américaine, comme à Paris d’ailleurs, ont alors cru naïvement que les démocraties pouvaient naître d’un claquement de doigts au Proche-Orient et, plus grave, qu’on pouvait dès lors, pour faire tomber les méchantes dictatures, miser sur des islamistes prétendument « modérés » ! On a vu le résultat en Irak, en Afghanistan et également en Libye !
Du côté de Moscou, rien de tout cela. Pour comprendre la politique russe en Méditerranée et au Moyen-Orient, il faut relire deux de mes analyses sur le sujet (à contre-courant de la doxa « anti-russe » et du Poutine bashing ambiant et où j’annonçais d’ailleurs les futurs succès russes…). La première
fut écrite en février 2013 et la seconde,
en octobre 2016.
Dans cette dernière, j’écrivais alors : « Certes, la Russie, Etat phare de l’orthodoxie chrétienne, a réactivé, depuis quelques décennies, (…) une véritable " géopolitique de l’orthodoxie ", dans le Sud de l’Europe (Serbie), en Méditerranée (Grèce et Chypre) et au Moyen-Orient (Chrétiens d’Orient). Ainsi, Poutine a relancé la politique simple mais ancestrale de la Russie : se désenclaver afin d’accéder aux mers chaudes, avec pour verrou la Crimée (de retour dans le giron russe), et en s’appuyant notamment sur les chrétiens d'Orient, vecteurs de progrès, comme relais d'influence. Ceci explique d’ailleurs les positions russes sur l’Ukraine, la Crimée mais en partie aussi la Syrie ». J’ajoutais que : « parallèlement à cette géopolitique de l’orthodoxie, il ne faut pas perdre de vue que la Russie est aussi une puissance musulmane (elle est notamment membre observateur de l’OCI, l’Organisation de la coopération islamique), d’où l’attention qu’elle porte particulièrement à l’évolution politique du monde arabo-musulman » et que « de fait donc, la Russie est bel et bien une puissance musulmane puisque l’islam est la religion de nombreuses minorités ethniques en Russie. Il y a près de 10 000 mosquées en Russie et la plus grande d’Europe, inaugurée en 2015, se trouve d’ailleurs à Moscou. L’islam est implanté depuis près de 1300 ans dans certaines régions comme le Nord-Caucase, dans l’Oural et près de la Volga. Aujourd’hui, près de 15 % de la population russe est musulmane soit entre 20 et 22 millions (la plus importante des minorités) sur 150 millions d’habitants. C’est donc cette proximité très ancienne avec l’islam, qui fait des Russes de fins connaisseurs de cette religion. L’Institut d’études orientales (IVA) de l’Académie des sciences de Moscou est justement, avec ses deux cents ans d’existence, l’un des meilleurs centres de recherches et de réflexions sur l’islam et l’Orient de la planète. Le plus célèbre de ses élèves (et plus tard professeur) étant Evgueni Primakov ». Par ailleurs, « si la Fédération possède près de 2 500 km de frontières avec l’islam, c’est aussi, comme on l’a vu, l’évolution identitaire même des musulmans de Russie qui préoccupe le Kremlin. Eviter la fragmentation sociale et préserver la paix de l’une des plus anciennes sociétés multi-culturelles de la planète seront le principal défi de Moscou dans les décennies à venir. (…) Napoléon disait que " les Etats font la politique de leur géographie ". Nous pouvons le paraphraser en affirmant que " les Etats font aussi la politique de leur démographie ". Et c’est à partir de ce postulat, où politique interne et géopolitique s’imbriquent et se confondent désormais, que nous pouvons comprendre la politique russe actuelle en Méditerranée et au Moyen-Orient ». Pour finir, j’expliquais que « la Russie, au contraire encore une fois de l’Occident, s’interdit toute leçon de morale en relations étrangères. Pour Moscou, il n’y a pas de dogme moral et de manichéisme dans ses perceptions du monde et on connaît les notions, de non-intervention et de non ingérence, si chères au Kremlin et élevées comme principes diplomatiques incontournables ». Son message était donc très clair depuis le début : « Gérez vos pays comme bon vous semble mais nous ne voulons pas d’islamistes, « modérés » ou pas, au pouvoir ; en échange et en cas de besoin, vous pourrez toujours compter sur notre fidélité et notre soutien ! ». Tout le cœur et le moteur des actions russes au Moyen-Orient sont dans ces lignes ! C’est une grande différence, vous en conviendrez, avec les politiques américaines et occidentales en général…
Au regard du cas syrien, quelles sont les leçons à tirer de l'action russe ?
Même s’il ne faut surtout pas enterrer trop vite l’influence de la puissance américaine dans la région, que cela nous plaise ou non, le résultat est sans appel : la Russie est devenue le nouveau maître du jeu avec qui il faut à présent compter et le véritable « Juge de Paix » incontournable de la région. Véritable fer de lance occidental de la lutte contre l’islam radical et jihadiste, les dirigeants russes ont compris que cette question était vitale pour eux. Malheureusement, les responsables français pas encore…
En attendant, même sous l’ère soviétique, Moscou n’avait jamais atteint un tel leadership dans cette partie du monde.
D’autre part, les diplomates russes se sont révélés être les dignes successeurs d’Evgeni Primakov. La Russie a démontré avec succès les bénéfices d’une politique claire, réaliste et pragmatique. Grâce à sa politique de puissance décomplexée au Moyen-Orient, imperméable aux rivalités internes de la région, Poutine parle à tout le monde et tous les grands acteurs locaux se tournent dorénavant vers le Kremlin : la coopération avec Israël, et ce dans tous les domaines, est beaucoup plus profonde qu’on ne le pense et l’Iran, le « partenaire » en Syrie, à présent en grande difficulté, ne peut plus compter que sur les Russes…
Quant à la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite, ses anciens adversaires géopolitiques dans la zone, ils sont depuis allés à Canossa (cf. le partenariat russo-turc en Syrie et le dernier accord entre l’OPEP et la Russie, sur le dos des Iraniens…) et se sont grandement, d’une manière ou d’une autre, rapprochés de Moscou. Les responsables palestiniens isolés (Abbas et Hamas) cherchent aujourd’hui le soutien du Président russe et tous les nouveaux (et futurs) autocrates arabes (militaires algériens, le Président Sissi, le maréchal Haftar en Libye et même MBS à Riyad…) ont tous les yeux de Chimène pour le « Tsar » Poutine, ce dernier ayant démontré avec Assad, qu’il était un allié fiable, solide et sérieux. Enfin, au-delà des bénéfices politiques et géostratégiques, grâce à son intervention en Syrie, la Russie n’a jamais autant vendu d’armes (la guerre ça sert aussi à ça !) et les signatures de contrats commerciaux ont explosé !
Quelle leçon pour les dirigeants et les diplomates français qui se renient dès qu’ils le peuvent en sacrifiant les intérêts stratégiques de la France pour, et souvent en vain, une simple signature au bas d’un chèque de nos chers « amis » (mais surtout clients) du Golfe !
J’aime à répéter la phrase de Michel Rocard sur Radio-Orient, le 28 février 1986 (à propos de la politique d’«abandon» française envers les Chrétiens du Liban pendant la guerre civile) : « Dans le monde arabe, c’est la parole qui engage l’honneur ; on y est respecté en fonction de ses amitiés. (…) Quand, devant un Arabe, on laisse tomber ses propres amis, fussent-ils des ennemis de l’Arabe en question, on se déconsidère ». Tout est dit et cela résume assez bien les raisons, et par-dessus tout le succès, des positions et de la politique russes vis-à-vis du régime de Damas mais également de toute la région…
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