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Sibérie, mon amour : le conflit latent entre la Russie et la Chine que Moscou aura bien de la peine à éviter
©Reuters

Michel Strogoff-Tchang

Depuis les années 1990, les conflits territoriaux qui ont déchiré la Chine et la Russie pendant tout le XIXe et XXe siècles semblaient avoir pris fin. Mais la renaissance de l'irrédentisme chinois devrait donner des sueurs froides à Moscou.

Jean-Pierre Guichard

Jean-Pierre Guichard

 

Jean-Pierre Guichard est professeur d'Université en économie, chaire Jean Monnet ad personam de l'Union européenne à l'Université de Nice Sophia-Antipolis. Il est l'auteur des ouvrages suivants : La visée hégémonique de la Chine. L'impérialisme économique, par Antoine Brunet et Jean-Paul Guichard (L'Harmattan), et L'Etat-parti chinois et les multinationales - L'inquiétante alliance (L'Harmattan, 2014).

 
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L’Empire du milieu a aujourd’hui une "visée hégémonique " [1] ; la stratégie mise en œuvre pour cela est certes économique, commerciale et financière, mais aussi culturelle, politique, militaire. L’expansionnisme territorial de la Chine a donné lieu, ces dernières décennies, à des conflits avec l’Inde (Cachemire) et avec la Russie (Amour, Oussouri) ; aujourd’hui il s’agit de contrôler la mer de Chine du sud.

Au nord, la Chine n’a officiellement aucune prétention territoriale, notamment avec la Russie avec laquelle les relations ont été normalisées en 1989, puis approfondies par le traité de Shanghai de 1996, centré sur les questions de sécurité, et impliquant les pays d’Asie centrale. Le dernier litige a été réglé il y a une dizaine d’années par la cession à la Chine de quelques ilôts du fleuve Amour près de Khabarovsk. Cette coopération entre les deux géants en matière militaire et de sécurité permet à chacun d’eux de pouvoir régler ses problèmes prioritaires ; la Russie en concentrant une grande partie de ses forces militaires à l’ouest pour pouvoir les utiliser d’une manière ou d’une autre dans le Caucase, en Crimée et Ukraine, en Syrie ; la Chine en faisant de même dans ses provinces turcophones de l’ouest et au Tibet (qui sont, par ailleurs, l’objet d’une politique visant à renforcer les Hans au sein des populations) et en concentrant l’essentiel des moyens militaires dans l’est du pays, face aux Etats-Unis, à Taiwan et au Japon ; le programme naval et aéro-naval de la Chine en mer de Chine du sud est considérable : sa finalité n’est pas seulement économique, elle est aussi militaire pour permettre aux nouveaux sous-marins capables d’évoluer en eaux très profondes de quitter leur base de Hainan sans être repérés….

Il y a toutefois des revendications implicites liées à l’Histoire. Déjà, au temps de la rupture entre l’Union soviétique "révisionniste" et la Chine, Pékin réclamait la rétrocession de territoires d’une superficie de 2 millions de km2. Actuellement, il y a dans la province du Heilongkiang des musées destinés à sensibiliser et à "éduquer" la population sur les "traités inégaux" et l’impérialisme des puissances européennes ; dans toutes les écoles et universités de Chine, on peut trouver en bonne place des affiches montrant la carte "historique" d’une grande Chine au XVIIe siècle : cette grande Chine comprend la totalité de la Mongolie, toute la partie sud (la plus utile) des provinces russes d’extrême-orient et de Sibérie (de l’ordre de 5 millions de km2), enfin un tiers du territoire du Kazakhstan et un petit bout du Khirghizstan.

La pénétration chinoise, dans les trois pays du nord (Russie, Mongolie, Kazkhstan), se fait par des moyens économiques et démographiques, légaux ou non.

En Mongolie, en dehors des implantations d’entreprises chinoises et des achats de terres, l’élément qui apparait le plus dangereux à terme pour de nombreux responsables est d’ordre démographique ; résultat du déficit en femmes de la population chinoise, de nombreux hommes s’expatrient, notamment en Mongolie où ils épousent des Mongoles et se sédentarisent en montant souvent de petites affaires ; toutefois, les enfants qui naissent de ces unions en Mongolie, sont d’abord et avant tout "chinois" !

Au Kazakhstan, pays doté de très grandes ressources, le processus de colonisation économique est largement entamé : achats en tout ou partie d’entreprises kazakhes (en particulier dans le secteur de l’énergie), implantations d’entreprises chinoises, notamment avec un grandiose projet de zone franche près de la frontière avec la Chine, énorme projet d’achat d’un million d’hectares de terres agricoles qui seraient mises en valeur par des travailleurs….chinois, projet en stand by car il a suscité une grande émotion dans le pays. La politique d’Union eurasiatique de Poutine et Nazarbaiev constitue un contre-feu à cette pénétration chinoise.

En Russie, la pénétration chinoise est multiforme. De nombreux Chinois s’installent, souvent illégalement (les autorités baissent parfois les yeux) dans les régions situées à proximité de la Chine ; ils montent souvent des commerces et épousent des femmes russes…..On trouve désormais dans les grandes villes des marchés chinois, prélude à la constitution de "villes chinoises". Beaucoup d’entreprises chinoises s’installent dans la région de Vladivostok ; il y a même un projet d’une location à la Chine, par un bail de longue durée, d’une partie de la ville et du port. Alors que la population globale de ces régions stagne, la population russe semble encore en léger déclin mais la population chinoise, qui est encore relativement modeste, est en pleine expansion ; Moscou semble avoir pris conscience du danger à terme que tout cela représente et prend diverses mesures destinées à favoriser le développement d’activités utilisant des ressources humaines russes, notamment dans le domaine de la petite agriculture. Enfin il y a de grands contrats de coopération négociés par les Etats et les très grandes firmes des deux pays dans les domaines de l’énergie, des transports, de l’exploitation des ressources naturelles de la Sibérie ; là encore, il arrive que les négociations achoppent sur ce point : la partie chinoise veut bien apporter, avec ses entreprises, capitaux, savoir-faire et débouchés, mais aussi - là est le problème - la main d’œuvre !

Le Kremlin est conscient du danger à long terme que représente la Chine : l’alliance de fait entre les deux géants de l’Eurasie ne peut être que provisoire.

Il est difficile de prédire ce qui serait la prochaine "proie" territoriale de la Chine au cas - probable mais pas certain - où elle contrôlerait la mer de Chine du sud : mer de Chine de l’est avec Taïwan ou bien la Mongolie ou le Kazakhstan ? Pour ces deux pays, la Russie ne pourra pas laisser la Chine aller dans sa pénétration au-delà d’un certain point, sauf à renoncer de fait à sa souveraineté sur une partie de son propre territoire, ce qui serait alors très grave pour elle.



[1] Voir, de A. Brunet et J.P. Guichard, La visée hégémonique de la Chine, l’impérialisme économique, 2011 et de J.P. Guichard, L’Etat-Parti Chinois et les multinationales, l’inquiétante alliance, 2014.

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