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Retour de Barbarie : "J’étais un djihadiste de Daech jusqu’à ce qu’ils m’arrêtent et me torturent" (1ère partie)
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THE DAILY BEAST

Un ancien soldat de l'Etat Islamique raconte son histoire, à mi-chemin entre "Midnight Express" et "Le zéro et l’infini".

Michael Weiss

Michael Weiss

Michael Weiss est journaliste pour The Daily Beast.

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Pour lire la deuxième partie de ce témoignage, cliquez ici

Michael Weiss – The Daily Beast.

Abu Omar raconte qu’il se fichait de l’apocalypse ou de connaître la voie du "vrai" islam ou même de rejoindre "un mouvement mondial et historique". Nous étions en 2013 et il tout ce qu’il voulait était de l’argent et des armes. Aussi bizarre que ça puisse paraître à des oreilles occidentales, surtout celles habituées aux informations en continu sur les chaînes d'info, trois ans plus tard, ce déserteur de Daech ne s’attendait pas au niveau de violence des soi-disant soldats de Dieu, notamment à l’encontre des femmes et des enfants. Il ne s’attendait certainement pas à autant de paranoïa de leur part au sujet du risque d’infiltration par des agents doubles ou des étrangers, obsession qui engendre des discriminations dans les rangs mêmes de cette armée.

Abu Omar, dont l’identité est connue du Daily Beast mais qui préserve son anonymat pour des raisons de sécurité, raconte qu'il a été accusé lui-même de travailler pour la coalition américaine suite à l’arrestation et à l'interrogatoire de son ami d’enfance, qui avait rejoint les rangs de l’Armée Syrienne Libre. Abu Omar jure que ces accusations sont fausses : ni lui ni son ami, qu’il décrit comme "son frère de sang" n’ont jamais été des espions. Mais tous deux ont été arrêtés et torturés régulièrement, et son ami, en tant que membre supposé d’une faction rivale, a reçu le pire traitement médiéval de la part de Daech.

Abu Omar a passé 3 mois et demi dans un ancien centre sportif devenu la plus grande prison de la désormais capitale du "califat", Raqqa. Il a été relâché, faute de preuves, et après avoir présenté des excuses. Son ami n’a pas eu la même chance.

Les grandes lignes de l’histoire d’Abu Omar m’avaient été racontées par Abu Khaled, autre déserteur de Daech que j’avais interviewé à Istanbul en octobre dernier mais que je connaissais depuis des années grâce à ses activités dans la résistance anti-Assad. Abu Khaled combat désormais ses anciens compagnons d’armes à Alep. Il m’a mis en contact avec Abu Omar en ligne. Ils s’étaient rencontrés un mois plus tôt. Il est impossible de vérifier tout ce qu’Abu Omar raconte. Ces anciens codétenus sont soit morts soit ont totalement disparu de la circulation. Mais un autre Syrien, sans aucun lien avec Abu Khaled, a corroboré son identité. Il existe aussi des preuves numériques qui confirment certains éléments du parcours d’Abu Omar. Des vidéos et des photos le montrent en armes et en charge d’une faction rebelle, avant qu’il ne rejoigne Daech. Mais le plus important est probablement que les dires d’Abu Omar concordent avec les histoires d’horreur racontés par les déserteurs de Daech. Désormais en exil vers Mersin, sur la côte méditerranéenne de la Turquie, Abu Omar, 31 ans, nous raconte une histoire à mi-chemin entre "Midnight Express" et "Le Zéro et l’infini". Un récit de l’intérieur du système pénitenciaire de Daech, à la hauteur des plus horribles cauchemars. 

C’est aussi un témoignage utile sur une organisation qui doit son succès à une guérilla intelligente et à un système de renseignement et de contre-espionnage efficace, capable de détecter les espions et infiltrer des factions rivales, et qui désormais ressemble à toutes les organisations totalitaires en purgeant ses propres rangs.

Originaire de Kafr Zita, près de Hamma, lieu qui deviendra célèbre pour avoir subi des attaques au chlore et à l’ammoniaque de la part du régime d’Assad, Abu Omar était peintre avant la révolution. Une révolution qui aurait dû s'achever triomphalement. Au lieu de ça, le conflit entre dans sa sixième année et s’enlise en guerre civile sans fin.

Abu Omar a commencé à manifester en 2011, parce que les services secrets syriens et l’armée avaient ouvert le feu sur des manifestants venus réclamer des réformes sociales et économiques au printemps 2011. Abu Omar raconte qu’il a même fait la connaissance d’un Américain connu en Syrie. "J’ai rencontré l’ambassadeur des Etats-Unis chez Abu Hamdo", m’a-t-il dit sur Skype. Il parle de l’ex-ambassadeur des Etats-Unis en Syrie, Robert Ford, qui a traversé Hama pour voir de ses yeux les manifestations anti-régime et la répression. C’était avant la rupture des liens diplomatiques entre les deux pays. Abu Hamdo est le guide qui organisait les déplacements de l'ambassadeur Ford et de sa délégation dans cette région agitée (plus tard, le régime Assad a déclaré qu’Abu Hamdo était mort dans la province de Homs).

"On a demandé à Ford : ''Venez avec nous pour voir comment les manifestations sont pacifiques et comment on se fait tirer dessus malgré tout'. On lui a fait visiter Hama en voiture. On l’a salué et applaudi. Il est resté quelques minutes puis est reparti chez Abo Hamdo et ensuite à Damas". J’ai envoyé une photo d’Abu Omar à Ford. Un an après avoir quitté Daech, il a une barbe soigneusement entretenue, un jean délavé et un cardigan. Il ressemble plus à un mannequin hipster de chez H&M qu’à un terroriste de Daech. Ford ne se souvient pas avoir rencontré Abu Omar mais ajoute que cela ne veut pas forcément dire qu’il ne l’a pas rencontré. "Nous étions submergés par les gens qui voulaient nous saluer, nous serrer les mains. On a du rencontrer 70 personnes en 24 heures, facilement", m’a-t-il dit par email. "Même s’il y avait beaucoup de musulmans sunnites conservateurs parmi eux, aucun ne m’a donné l’impression d’être un extrémiste. Mais évidemment, début juillet 2011, le conflit n’était pas devenu aussi sale qu’il ne l’est maintenant. Pourquoi a-t-il rejoint les rangs de l’Etat Islamique ? J’aurais envie de lui poser la question". Moi aussi. Abu Omar répond qu’il n’est pas un extrémiste, qu’il ne l’a jamais été malgré les mauvais choix qu’il a pu faire.

Quand la révolution en Syrie a pris une tournure violente, il a pris la tête d’un bataillon de l’armée syrienne libre (ASL) qu’il a appelé du nom de son frère, mort lors du pilonnage de Hama à l’artillerie lourde (il existe une vidéo de la déclaration de la formation du bataillon devant une trentaine de personnes armées). Il a combattu le régime Assad dans la province d’Idlib, au nord-ouest de la Syrie, mais ses compagnons n’étaient pas suffisamment équipés et embourbés dans la corruption et les coups bas. "Il y avait beaucoup de disputes et de querelles internes au sein de l’ASL (Armée Syrienne Libre)", dit-il. "Les gros bataillons de l’ASL prenaient le pas sur les plus petits. L’argent n’était pas distribué de façon équitable. Il y avait des injustices et des pressions psychologiques. Personne ne nous protégeait. De l’autre côté, beaucoup d’amis ayant rejoint Daech disaient que la situation y était bien meilleure. On y était protégé, soutenu et payé". Mais surtout, il voulait vraiment comprendre ce qu’était Daech. Il voulait dissocier la propagande occidentale et celle des rebelles, de la réalité. Il a rejoint Daech au moment où la coalition a commencé à bombarder les djihadistes en Syrie. "Environ la moitié des effectifs de l’ASL est allée chez Daech pour se faire une opinion".

Une fois admis dans les rangs par l’entremise de ses anciens camarades de l’ASL, Abu Omar – qui n’avait pas de langues autre que l’arabe ni de compétences particulières à faire valoir pour avancer dans les rangs du service de sécurité de Daech, les Amneyat – a commencé sa formation dans un endroit désertique près de Raqqa. Ils étaient 30 ou 50 par maison pendant un mois et demi. C’était la phase 1 de sa formation mais aussi de son incarcération comme membre de Daech. "Nous étions nourris, mais nous n’avions le droit de faire rien d’autre à part manger, dormir et attendre", dit-il. Il n’y avait aucun endoctrinement religieux ni entraînement militaire à ce point. Cette expérience était, dit-il, "un exercice de patience". Mais certaines recrues ont essayé de s’enfuir. "Certains essaient de s’enfuir – en cassant les vitres des fenêtres. Ils se faisaient rattraper et on les questionnait : 'pourquoi vous avez fait ça ?'". Donc même ceux qui avaient raté cet exercice de patience étaient quand même retenus et non pas exclus ? "Oui", dit Abu Omar.

Après cette période de 45 jours, les cadets étaient transportés dans des camions fermés et relogés dans une autre maison près de Raqqa. C’était la phase 2. "Daech séparait tous ceux qui étaient amis auparavant et nous déplaçait de nouveau dans un autre endroit où commençait l’endoctrinement religieux".

S’il pensait rencontrer des oulémas érudits et vénérés du djihad comme Abu Muhammed al-Maqdisi, le guide spirituel du fondateur de Daech Abu Musab al-Zarqawi, ou Abdullah Azzam, le mentor d’Oussama ben Laden, il allait être très déçu. "Ils faisaient venir un soi-disant imam qui nous expliquait comment les choses étaient sur Terre et comment elles allaient devenir grâce à la nouvelle foi. La plupart des imams venaient de Tunisie, de Maroc et un peu de Syrie, mais c’étaient tous des gamins. Les plus vieux avaient 25 ans. A Raqqa, les recrues avaient le droit de poser des questions à leurs nouveaux tuteurs, mais les sessions de théologie étaient organisées de sorte à nous faire sentir que nous n’étions pas encore musulmans. On nous demandait de revenir aux principes de l’islam. Qui était le seul Dieu unique et qui étaient les prophètes. Avant notre arrivée, ils nous considéraient comme des 'Murtadeen'", dit Abu Omar en utilisant le mot arabe pour "apostats". "Je leur disais : 'je suis musulman, je sais tout ça déjà. Pourquoi on doit y passer du temps encore ?'. Ils me répondaient : 'non, tu es un infidèle, tu dois apprendre à devenir musulman'. Alors, je traînais souvent. 'Ok, ok, ok', je répondais. C’était ennuyeux". Abu Omar sous-estime probablement l’importance de ces sessions. En tant qu’ancien de l’ASL, sa situation était différente de celle de quelqu’un n’ayant jamais combattu, fraîchement arrivé et voulant rejoindre Daech. Le soi-disant califat considère les combattants de ASL comme des apostats et le but de cet endoctrinement est de leur faire comprendre que leur engagement passé n’avait rien à voir avec l’islam. Il ne recevait pas des leçons en tant que quelqu’un qui n’avais jamais pratiqué la religion, mais comme un ancien ennemi de Daech. S’il voulait avancer dans la hiérarchie, ses nouveaux maîtres voulaient s’assurer qu’il avait bien vu la vraie lumière.

Après encore un mois et demi durant lesquels Abu Omar a subi l’apprentissage de sa propre religion, la phase 3 de l’enrôlement chez Daech commence : l'entraînement militaire. Il avait servi dans l’armée syrienne régulière ainsi que dans son bataillon de l’ASL et avait des rudiments de connaissances militaires. Mais là encore, Daech semblait plutôt vouloir tester sa dévotion à la cause que de connaître ses compétences intellectuelles et physiques. "On nous affamait", dit-il. "Le petit déjeuner était servi le matin, mais ensuite plus rien jusqu’au lendemain". Là encore, on lui apprit ce qu’il savait déjà : manier des armes russes, principalement des kalachnikovs et des fusils anti aériens PKS. Quand l’entraînement fut terminé, Abu Omar a eu le droit de visiter sa famille : sa femme et ses trois enfants. Au départ, il devait aller les retrouver mais au final ils sont venus à Raqqa, avec les familles de 30 ou 50 autres combattants. La fin de la formation signifie l’entrée dans l’état guerrier et bien organisé qu’est Daech. Abu Omar et sa famille se sont vus attribuer une maison meublée à Raqqa et il recevait désormais un salaire. Sa femme et ses enfants avaient droit à des allocations. Il était désormais dans l’infanterie et fut envoyé à Hama, sa ville natale, là où il avait capturé quelques checkpoints tenus par les forces pro-Assad. Sa famille continuait de vivre à Raqqa. Quand sa femme est tombée malade, il est retourné à la capitale du califat pour lui rendre visite. C’est là que les problèmes ont commencé.

Depuis l’enfance, Abu Omar et Abu Zuhair étaient les amis les plus proches. Ils vivaient dans la même rue à Hama. "Nous étions comme des frères de sang", raconte Abu Omar, "l’un prenait toujours la défense de l’autre en cas de problème". Quand la révolution a commencé, Abu Zuhair, plus âgé, était déjà marié avec quatre enfants, mais les deux amis étaient toujours très proches. Les deux avaient été interrogés par les "moukhabarat", les services secrets du régime syrien, mais aucun n’avait trahi l’autre. Comme Abu Omar, Abu Zuhair est passé de bataillon en bataillon au sein de l’ASL, au gré des besoins et des caprices. Les deux se sont cachés ensemble. "On allait de maison en maison", se souvient Abu Omar. "On dormait dans les champs, à la campagne. Et on se séparait pour que les agents du régime ne nous trouvent pas". Comme lorsqu’ils étaient gamins, l’un est venu à la rescousse de l’autre. Quand le frère d’Abu Omar est mort, tué par les obus de l’armée syrienne à Hama, Abu Zuhair a porté le corps du frère dans ses bras. "Il est mort au bout de 5 ou 6 heures", se souvient Abu Omar. "Ensuite, Abu Zuhair a caché le corps de mon frère afin que le régime ne le trouve pas et ne le vole. Nous avons pu l’enterrer, grâce à Dieu".

Une autre fois, Abu Zuhair était caché terré dans une maison au sud de Hama, une maison encerclée par l’armée syrienne avec trois ou quatre véhicules. Il ne pouvait pas sortir. "Alors il m’a appelé, et je lui ai dit de rester à l’intérieur jusqu’à ce que j’arrive avec mes hommes".

Abu Omar est allé sur le lieu où se trouvait son ami, accompagné de 25 de ses hommes. Ils ont ouvert le feu par derrière sur les soldats de l’armée syrienne, donnant ainsi du temps à Abu Zuhair pour fuir. Contrairement à son ami, Abu Zuhair n’avait pas quitté l’ASL pour Daech. Et Abu Omar ne l’y a jamais poussé à le faire. "Je ne lui ai jamais dit de nous rejoindre", me dit-il. " Tu es bien mieux là où tu es, avec l’ASL". C’est parce qu’Abu Omar avait commencé à comprendre la nature oppressante du mouvement qu’il l'a rejoint. Son lien avec Abu Zuhair s’est avéré être primordial dans la vie des deux hommes et la raison pour laquelle Abu Omar a quitté l’armée de la terreur.

Au milieu de l’année 2015, Abu Omar est retourné du front à Hama vers chez lui à Raqqa. Il est revenu rendre visite à sa femme, Oum Omar, qui venait de mettre au monde leur troisième enfant et qui avait eu des complications post-grossesse. "Elle avait des crampes d’estomac terribles et du liquide en sortait en continu", dit-il. Abu Omar voulait l’autorisation de Daech pour amener sa femme en Turquie où elle aurait les soins médicaux adéquats. Les autorités de Daech ont dit à Abu Omar qu’il devait laisser sa femme mourir à Raqqa, si c’était la volonté de Dieu ; c’était mieux pour elle d’être enterrée "en pays musulman" (l’état de Oum Omar n’est toujours pas stabilisé. Plusieurs fois, lors de nos conversations par Skype, il était soit avec elle à l’hôpital soit en route pour Mersin pour l’emmener à l’hôpital).

Abu Zuhair, sa femme et ses quatre enfants sont allés rendre visite à Abu Omar à Raqqa. Ils ont conduit durant 17 heures sur une moto, sur des routes secondaires et non sécurisées pour ne pas tomber sur des checkpoints de Daech. Six personnes sur une moto ? ai-je demandé. "C’est ça la Syrie", a rigolé Abu Omar. La famille entière avait réussi à entrer dans le territoire du califat, en prenant beaucoup de risques. "L’idée était qu’une fois qu’il serait ici, j’allais lui dire que je voulais repartir, ma femme et moi, à Hama avec lui", dit Abu Omar. "Une fois à Hama, j’allais réfléchir à la question des soins". Le plan est tombé à l’eau, notamment à cause de questions logistiques.

Alors Abu Zuhair et Abu Omar ont décidé de voyager seuls vers Hama. Ils ont laissé femmes et enfants, afin de ne pas attirer l’attention par des convois trop grands. Quitter le califat est plus simple que d’y entrer. Abu Omar et Abu Zuhair ont voyagé sans soucis mais leur trajet "officiel" les a obligés à passer par une zone de Hama contrôlée par Daech et non pas par l’ASL. Abu Zuhair était donc encore en territoire ennemi. Des amis communs l’ont vu avec moi et lui ont demandé ce qu’il faisait ici. Abu Zuhair n'était plus protégé par la clandestinité... Le lendemain de notre arrivée, il était arrêté par les services de renseignement de Daech et Abu Omar a commencé à poser des questions. "Au sein de Daech, tu ne peux pas poser de questions. C’est un signal d’alerte pour eux". La femme d’Abu Zuhair a été également interrogée à Raqqa.

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