Réforme des retraites : la France peut-elle se payer le luxe d’une crise sociale majeure ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La crise sociale majeure n’a pas été amenée par la réforme des retraites. Elle est là depuis des années et l’échec du sarkozysme.
La crise sociale majeure n’a pas été amenée par la réforme des retraites. Elle est là depuis des années et l’échec du sarkozysme.
©Thomas SAMSON / AFP

Conflit frontal

La question s’entend aussi bien politiquement - alors que la polarisation atteint des niveaux records dans le pays - qu’économiquement.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. 

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Atlantico : Le gouvernement fait valoir l’importance d’une réforme pour sauver le régime par répartition. Mais le conflit qui prend racine dans le pays a-t-il des coûts cachés, bien au-delà de l’impact direct de journées de grève et même d’un éventuel blocage du pays comme les syndicats commencent à l’évoquer ?

Luc Rouban : Les coûts économiques des journées de grève ou d’éventuels blocages des transports peuvent être relativement bien identifiés et mesurés. En revanche, il existe des coûts cachés de nature politique et sociale dont les conséquences à moyen et long terme sont imprévisibles. Quels sont ces coûts ? Pour le dire sommairement, il s’agit du coût moral et social généré par le sentiment de n’être jamais écouté, de ne pas voir prise en considération la réalité des situations pratiques au travail ou dans sa vie de famille au quotidien. Ce coût se traduit déjà par un niveau de défiance très élevé non pas tant dans les institutions politiques en tant que telles, bien que la dégradation du débat parlementaire autour de la réforme ne soit pas de nature à renforcer la confiance dans le parlementarisme et la démocratie représentative, mais dans la capacité du politique en général à tenir compte des attentes de la population. En d’autres termes, ce conflit n’est pas un conflit ordinaire, salariés contre patrons du privé ou du public, mais l’expression d’une exaspération profonde devant le décalage entre l’agenda politique du gouvernement et une accumulation des contraintes qui pèsent désormais sur les Français. En bref, on assiste à une rébellion contre la société de contraintes et une vie de contraintes. Le succès éventuel du gouvernement sur le terrain des retraites, qui cristallise ce sentiment de contrainte et de réduction de la marge de liberté, risque de se payer très cher autant en termes électoraux qu’en termes de dégradation de la qualité de la vie. Et cette dégradation se mesure déjà au niveau d’alcoolisme, d’addiction aux drogues, aux anxiolytiques, aux violences familiales, aux agressions, au manque de respect à l’égard des autorités et des élus, etc. 

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Quels seraient les coûts d’un vrai blocage ? Quel lien y a-t-il entre croissance, prospérité et polarisation politique ?

Au-delà de ses effets économiques qui risquent d’être très mal supportés par nombre de petites entreprises, le coût réel d’un vrai blocage serait l’ouverture d’un procès contre le gouvernement et son exercice du pouvoir. On est entré dans un conflit frontal où celui qui va perdre va beaucoup perdre. Si le gouvernement abandonne son projet, il perd tout capacité à innover jusqu’en 2027 et la seule solution, qui n’en sera pas une, sera de procéder à une dissolution de l’Assemblée nationale, sans doute très mauvaise pour Renaissance et LR. Si les syndicats échouent, seule l’opposition politique sera encore crédible mais sans doute pas celle de LFI qui s’enferme dans sa posture insurrectionnelle. La question que pose ce conflit réside dans ce point, à savoir qu’il ne s’agit pas d’une crise de croissance de l’économie, avec des demandes pour un partage plus équitable de la richesse produite, mais dans une crise de l’organisation sociale incapable de transmettre de manière efficace les demandes du bas vers le haut et d’organiser la réforme de manière consensuelle. À ce titre, il ne s’agit pas tant d’une polarisation politique, car les électeurs de la NUPES, du RN comme une partie des électeurs de Renaissance ou de LR, rejettent cette réforme. On n’est pas dans la polarisation mais dans le consensus négatif que les corps intermédiaires, syndicats, partis, élus locaux, essaient d’encadrer sans pouvoir le contrôler. On est dans la perte de contrôle politique.

Dans quelle mesure la polarisation croissante de la société est-elle aussi le résultat d’une incapacité à (di)gérer politiquement les épisodes difficiles, comme la crise de 2008, et à proposer de vraies visions d’avenir ?

Il faut bien comprendre ce que signifie le terme de « polarisation » importé de la sociologie politique américaine. Il signifie deux choses : d’une part, le fait que la société est divisée en camps antagonistes qui se méfient les uns des autres ; d’autre part, que l’identité politique devient une véritable identité sociale, impliquant des valeurs et des modes de vie différents et incompatibles. Ces caractéristiques ne se retrouvent pas réellement dans la situation française actuelle. Les enquêtes montrent plutôt une convergence vers une demande d’autorité associée à une demande de protection sociale. En bref, moins de libéralisme culturel sur le terrain de l’immigration et de la sécurité et moins de capitalisme mondialisé. La fracture se fait avec le macronisme qui prône, lui, et le libéralisme culturel et le libéralisme pro-européen voire mondialisé. On n’est pas dans la polarisation, car les identités politiques n’ont jamais été aussi fluctuantes et ambiguës, mais on n’est pas non plus dans la traditionnelle lutte des classes, car les frontières entre classes populaires, moyennes et même supérieures s’effacent, comme le montre l’avancée du RN en 2022. On se retrouve plutôt dans une lutte contre une strate dirigeante dont on ne reconnaît pas la légitimité sociale même si on en reconnaît, pour certains, la légitimité électorale. Donc, ce que l’on arrive pas à di(gérer), ce ne sont pas les chocs économiques mais le cynisme de cette strate supérieure qui joue un autre jeu, avec d’autres horizons où, effectivement les notions de gauche et de droite ne sont guère bonnes que pour le peuple.

Quel est le coût politique pour une société d’une polarisation et d’un affrontement croissant ? Par quoi cela se traduit-il politiquement ?

Il faut prendre ses distances avec toutes les tartes à la crème qu’on nous sert depuis quelques temps. La France n’est pas un « archipel » où l’on vivrait en isolats étanches, comme en témoignent les grandes manifestations actuelles ou les mobilisations très unitaires que l’on a pu voir après les attentats islamistes. Il existe un consensus de valeurs autour de la démocratie, une grande confiance dans les élus locaux, une fierté nationale resté intacte malgré toutes les remises en cause historiques du rôle de la France. De même, une grande majorité de Français soutiennent l’aide fournie à l’Ukraine ou les aides apportées aux plus pauvres par les associations et les services publics. L’affrontement actuel oppose une majorité de Français à une minorité qui a le pouvoir politique. On peut, évidemment, remettre en cause le système électoral qui ne permet plus de transmettre les attentes des Français mais la cause principale de ce désaveu majoritaire provient du fait que le macronisme a oublié les leçons du gaullisme et du besoin en France de faire fonctionner la démocratie directe.

Dans ces conditions,  la France peut-elle se payer le luxe d’une crise sociale majeure amenée par la réforme des retraites ?

La crise sociale majeure n’a pas été amenée par la réforme des retraites. Elle est là depuis des années et l’échec du sarkozysme. Elle a été ensuite amplifiée sous le quinquennat de François Hollande, parfaite image d’une bourgeoisie socialiste convaincue que les problèmes principaux étaient seulement d’ordre sociétal, puis s’est exprimée de manière inattendue mais brutale avec les Gilets jaunes durant le premier mandat d’Emmanuel Macron. Ce mouvement reste un moment politique singulier et très important qui vient dire : non, le système dans lequel on vit est inéquitable, les règles du jeu son truquées, le travail n’est pas reconnu, la mobilité sociale est trop difficile. La crise provoquée par la réforme des retraites est une crise sociopolitique qui appelle de choisir entre deux sociétés : soit une société réellement libérale soit une social-démocratie simple et honnête. Mais pas une société où les règles du jeu changent en fonction de ses ressources familiales ou économiques, où la méritocratie réelle est absente, où les diplômes remplacent les savoir-faire, où les origines comptent plus que les résultats, où l’on maquille la République avec les fards de l’Ancien Régime.

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