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Recommandations à tous les étages : comment l’économie du On-Demand infantilise la génération des millenials
©Anthony WALLACE / AFP

Génération Uber

Avec le développement des services de commandes en ligne et de livraison à domicile, de nombreux jeunes adultes n'ont presque plus aucun rapport "commercial" avec le monde en dehors de ceux numérique tels que Amazon Prime, Zalando, Airbnb...

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Atlantico : Si le fait de devenir adulte signifie acquérir une véritable autonomie dans sa façon de se nourrir, de s'habiller, de se cultiver de trouver l'amour et de se loger, les nouvelles générations d'adultes ne sont-elles pas particulièrement infantilisées ?

Bertrand Vergely : Nous sommes confrontés aujourd’hui à un monde addictif qui a le don de transformer des produits admirables en phénomènes dévastateurs. 
Le téléphone portable est en soi une invention géniale. Sauf, quand il prend l’allure d’un train ou d’un wagon de métro où tout le monde a le nez rivé dessus en étant mentalement asservi au besoin de le tripoter pour jouer, recevoir des messages ou envoyer des messages à haute voix. 
De même, se faire livrer à domicile rend bien des services et est tout aussi appréciable. Sauf, quand cela devient un mode de vie qui vous coupe du monde. 
Constatant le phénomène des livraisons en ligne, un écrivain américain s’est demandé s’il pouvait être possible de rester un mois chez soi sans mettre le nez dehors en vivant uniquement par livraisons à domicile et par relations à l’extérieur  via sa télévision, sa tablette ou son smartphone. Il a tenté l’expérience. Il a constaté que cela était possible. 
Les jeunes sont particulièrement sensibles à ce phénomène. Il y a des raisons psychologiques, commerciales et culturelles à cela.  
     Psychologiquement, Alain, ce grand professeur de philosophie des années trente,  le montre bien dans son ouvrage Les dieux. L’enfance est ce moment divin de l’existence où tout tombe du ciel du fait de la sollicitude parentale. C’est un temps de la vie où l’existence est un véritable pays de cocagne. D’où pour Alain le lien entre la religion et l’enfance, l’enfance et la religion. 
Comme l’enfant a adoré que tout lui tombe du ciel par l’entremise de ses parents, comme il adoré vivre en pays de cocagne,  il a tendance à rêver un monde où tout tombe du ciel. Cela explique, selon Alain, la croyance au ciel et le mauvais usage qu’on peut en faire.  Comme les êtes humains sont des enfants qui rêvent au ciel, certains en profitent pour le leur vendre, en abusant de leur crédulité. Manifestement, le commerce en ligne et certains jeunes sont dans cette problématique. 
Pour certains jeunes, qu’est-ce que le commerce en ligne ? Une prolongation du rêve familial. Et pour le commerce en ligne qui sont les jeunes ? Des enfants qui rêvent de revivre éternellement leur enfance.. On sait que la passion consiste à rencontrer son fantasme. Quand le commerce en ligne et la jeunesse qui rêve d’enfance se rencontrent, cela donne une histoire d’amour-passion. 

Etre servi en toute circonstances, recevoir des boites en carton qu'il nous faut déballer comme s'il s'agissait de cadeaux (faits à soi-même)... cette génération uberisée forme-t-elle des princes et princesses individualistes ? Les modèles qui leurs sont donnés encouragent-ils cette évolution ?

La psychologie explique bien des choses, mais pas tout. Il y a aussi la logique commerciale.
À la base de celle-ci que trouve-t-on ? Une logique marketing fonctionnant sur la séduction. Quand on veut séduire quelqu’un que fait-on ? On s’abaisse devant lui en lui faisant croire qu’il est le roi. Résultat, l’autre étant flatté, on en fait ce que l’on veut. C’est ce que fait admirablement le renard dans la fable de La Fontaine Le corbeau et le renard.  C’est ce que fait couramment le commerce en proclamant que le client est roi. C’est ce que pratique le commerce en ligne en faisant des jeunes des princes et des princesses d’un jour, pour reprendre le langage du  marketing des mariages. 
Le commerce en ligne est malin. Qui est l’homme des sociétés postmodernes ? Un individu qui cherche à échapper à la pression que le monde fait peser sur lui en satisfaisant des appétits égotiques, matériels et immédiats.  De quoi rêve-t-il de ce fait ? De pouvoir en un clic avoir à sa disposition, nourriture, boisson, divertissements et sexe. Que fait le commerce en ligne compte tenu de cela ? Il répond aux désirs du consommateur.  « Vous voulez du plaisir immédiat  ? Nous allons vous en donner ». Ainsi, une nouvelle économie a été créée pour cela. Son mot d’ordre ? « Ne faites rien. Restez chez vous. On s’occupe de tout. Vous n’aurez qu’à payer. Et si vous avez des problèmes, on s’en occupera. On vous prêtera de l’argent afin que vous puissiez consommer ».  
Le résultat se lit sous nos yeux en touchant non seulement les jeunes mais toute la société. : un monde glacial et brutal. Des individus repliés chez eux en se faisant tout livrer à domicile. Un monde atomisé où le lien social réel  disparaît en étant remplacé par un dialogue irréel avec une multitude sans visage et sans nom appelés « followers », suiveurs.  Des petites villes de province transformées en villes fantômes  parce que tous les commerces de proximité ont été laminés par les grandes surface ainsi que le commerce en ligne, plus rapide  moins cher et moins fatigant. Hallucinant et terrifiant spectacle que celui de la rue principale d’une petite ville de province,  désormais vide avec des magasins les uns à côté des autres exposant  des vitrines sales où pendent lamentablement des affiches déchirées.  
Une civilisation est civilisée parce que la tête et le cœur dominent le ventre, rappelle Platon.  Avec ce qui se passe, c’est l’inverse qui a lieu. Le ventre domine la tête et le cœur. Si bien que ce sont les réseaux de distribution de nourriture qui règlent le cours du monde. Nous sommes pensés par la livraison des pizzas à domicile. En 1968, il était question de dire non à la société de consommation. Aujourd’hui, on ne lui dit pas non. On d’aplatit devant elle. 
On aurait pu penser qu’avec le bio et la volonté de manger des légumes les choses allaient changer. Pas du tout. Les circuits commerciaux, qui sont malins, ont prévu la parade en prévoyant de livrer à domicile paniers de légumes et soupes bio. 

La perte d'autonomie de cette génération de jeunes adultes s'explique-t-elle par le passage d'une économie de la propriété, où la responsabilité est indispensable à une économie du partage ou de la commodité, où tout est provisoire ou loué, afin de ne pas devenir embarrassant ? 

La perte d’autonomie du monde dans lequel nous vivons vient étrangement de l’autonomie elle-même. 
Quand les Lumières prennent le pouvoir de la culture, quel est leur idéal ? L’autonomie. « Ose penser par toi-même ». Telle est, selon Kant, le sens des Lumières. Magnifique, a-t-on envie de dire. Pas sûr. Certes, il vaut mieux penser par soi-même que d’être un mouton asservi au conformisme intellectuel collectif.  Reste que l’autonomie, loin de mettre fin au conformisme, est à la base du nouveau  conformisme collectif et de ses ravages. 
Qu’est-ce que l’autonomie ? Le fait, quand on pense et que l’on juge, d’être juge et partie et de ce fait le fait d’être un sujet absolu tout puissant n’ayant de comptes à rendre qu’à lui-même. C’est la définition qu’en donne Rousseau à travers sa définition de la liberté : « La loi que l’on se fixe à soi-même ».  On pense que c’est là un moyen de faire échec à la tyrannie. Ce n’est pas un moyen de lui faire échec. C’est une tyrannie : celle du sujet tout puissant, du sujet souverain. 
Que donne ce sujet souverain ? L’idéal de notre société : la maîtrise du monde par la technique et la science afin de servir l’Homme. Qui est l’Homme ? L’individu souverain, le sujet autonome. Celui qui, grâce à la technique et à la science va pouvoir faire ce qui lui plaît. L’homme ludique qui s’imagine qu’il va pouvoir être libre parce que la science et la technique vont lui offrir le moyen de jouer avec tout. Liberté illusoire. Quand l’homme postmoderne est autonome en jouant avec tout, il fait exactement ce que le système désire qu’il fasse : obéir au système en étant un joueur grâce à la science et à la technique. En n’obéissant qu’à soi par le fait de jouer avec tout, on n’obéit pas à soi. On obéit au système qui, par l’entremise du jeu contrôle tout. Les trains et le métro où tout le monde  joue avec sa tablette et son portable en sont la saisissante illustration. 
Qui est à la base de ce système ? L’ingénieur et le technicien. N’ayant aucune approche intérieure et vécue de l’existence, mus par une intelligence  maligne, ceux-ci ont une vision primaire des choses. Que veut l’individu ? Pouvoir tout dominer en un clic. Comme le dit Heidegger, pouvoir avoir le monde à sa disposition. En clair,  être seul en dominant le monde du haut de sa solitude. Que font la science et la technique aujourd’hui ? Elles servent l’idéal de cet individu solitaire qui domine tout du haut de sa solitude en ayant le monde à sa disposition grâce à un clic. 
Solitude du savant. Solitude du  technicien. Solitude du consommateur. Solitude du sujet autonome qui domine tout. Que propose la civilisation postmoderne dans ce contexte ? Être de plus en plus autonome, c’est-à-dire de plus en plus en seul. Pour cela, comment y parvenir ? Par l’économie de partage. En quoi consiste-telle ? Dans le fait de permettre à chacun de faire ce qu’il veut, c’est-à-dire d’être un individu seul, autonome, dominant le monde du haut de sa solitude. 
En analysant la culture, Ernst Cassirer, éminent philosophe humaniste du XXème siècle,  a fait remarquer que celle-ci est dominée par ce qui s’est passé en esthétique. Pendant longtemps, l’art a été inspiré par l’idéal de l’art comme imitation de la nature, idéal classique formulé par Aristote et consistant à intérioriser la perfection de la vie.  Avec Rousseau, tout change. L’art n’est plus imitation de la nature mais émotion. Il ne s’agit plus d’intérioriser une perfection mais d’extérioriser son égo. Cela donne quoi ? La sensibilité, c’est-à-dire moi quand je suis moi en extériorisant mon moi. On cherche les sources du sujet autonome. Elles sont là. Dans la sensibilité. Aujourd’hui, sur quoi se fonde le transgenre qui est tellement à la mode en devenant le modèle de référence ? Sur une seule idée : être c’est être ce que l’on se sent être. C’est exactement la définition du sujet autonome que l’on trouve chez Rousseau, un sujet qui appelle libre le fait de se donner comme loi d’être ce qu’il se sent être. Qui fonctionne avec ce modèle ? Tout. La science. La technique. La politique. L’économie. Aujourd’hui, quel est le modèle que vise la science ? Le robot. Qui est le robot ? Une machine appelée à devenir un sujet autonome grâce à la mise au point du robot affectif. En un mot, une machine affective autocentrée. Que vise la politique ? Le sujet autonome, c’est-à-dire l’homme robotisé, l’homme comme machine affective autocentrée. Que vise l’économie ? La même chose : le sujet autonome. L’homme robotisé. L’homme comme machine affective autocentrée.   « Vous allez pouvoir être comme vous avez envie de vous sentir être. Nous allons tout vous livrer à domicile. Vous pourrez tout avoir en ligne ». Tel est le mot d’ordre. Un mot d’ordre qui réussit à merveille. 
Un jour notre mode dira non à ce qu’il a lui-même créé et qui l’aliène. Il sera obligé de le faire. Il ne pourra pas survivre sinon. Quand cela va-t-il avoir lieu ? Comment cela va-t-il se faire ? Nul ne sait. Et c’est cela qui rend notre avenir passionnant. 

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