Realpolitik, accord sur le grain et humiliations en série : le mystère de la relation entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan <!-- --> | Atlantico.fr
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Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine lors d'une rencontre officielle.
Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine lors d'une rencontre officielle.
©SERGEI GUNEYEV / POOL / AFP

Diplomatie

Vladimir Poutine a récemment refusé l'accord sur le grain proposé par Recep Tayyip Erdogan. Quelle est la nature du rapport de force entre les deux dirigeants ?

Viatcheslav  Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii est spécialiste des relations internationales et de la stratégie des affaires internationales.

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Atlantico : Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan ne s'apprécient guère. Et pourtant leurs deux pays entretiennent des relations politiques comme économiques très étroites. Comment expliquer que deux nations puissent-être si intimement liées alors même que leurs dirigeants se détestent autant ?

Viatcheslav Avioutskii : Il existe, c’est vrai, une relation personnelle très complexe entre ces deux leaders. Rappelons-, pour commencer, qu’il s’agit de deux leaders autoritaires et que la popularité dont ils font l’objet dans leur propre pays s’explique notamment par leur rejet des autres. Pas seulement de l’Occident, dans le cadre de Vladimir Poutine, mais aussi celui de la Turquie et inversement pour Recep Tayyip Erdogan. Dès lors, il y a de quoi s’interroger, en effet  : pourquoi, en dépit de la détestation dont ils font preuve l’un pour l’autre, observe-t-on des relations économiques aussi intenses ? C’est, à mon sens, l’exemple même du concept de realpolitik.

Dans certaines situations, des puissances peuvent entretenir des relations hostiles et pourtant continuer à profiter d’échanges économiques. Cela a pu être le cas dans les années 1930-1940 entre l’Union soviétique et l’Allemagne, par exemple. L’URSS savait pourtant que l’Allemagne prévoyait d’attaquer, mais a choisi de maintenir ses relations commerciales.

Dans le cas présent, la Turquie a besoin d’un accès à du gaz bon marché. La Russie, pour sa part, cherchait à diversifier ses exportations de gaz, puisqu’elle dispose d’un important excédent dont elle souhaite se débarrasser. Trois groupes de pays étaient susceptibles d’entretenir des relations commerciales avec la Russie : les nations ex-soviétiques, qui ne sont pas en mesure de payer assez, l’Union européenne ainsi que tout ce que l’on trouve à l’extérieur de ces deux groupes. Au final, le pays le plus proche n’était autre que la Turquie, qui affichait une croissance économique assez importante et pouvait donc constituer un client valable au regard de la Russie.

Désormais, deux gazoducs connectent directement les marchés russes et turcs. Le premier, Blue Stream, est utilisé depuis 2003. Le second, Turkish Stream, est effectif depuis 2020. Ils fournissent près de la moitié du volume de gaz utilisé par la Turquie, qui cherche également à accéder à l’énergie nucléaire. Or, depuis le conflit existentiel qui l’oppose à l’Occident depuis l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, la nation s’est assez naturellement tournée vers la Russie à ce sujet.

Il faut aussi rappeler que la Turquie représente l’une des principales destinations touristiques pour la population russe, qui s’y rend par millions chaque année. De son côté, la Turquie profite de l’exportation de fruits et légumes, du marché de la construction (dans laquelle elle excelle). Les échanges sont assez intenses. Depuis 2022, la Turquie est devenue le pays intermédiaire en matière d’exportations parallèles pour la Russie. 

Dans quelle mesure la relation entre Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine constitue-t-elle un exemple de ce qu’est la realpolitik ?

Monsieur Poutine et Monsieur Erdogan se ressemblent beaucoup. Le premier est arrivé au pouvoir en 1999, le second en 2003 et ils ont tous deux su rester à la tête de leur nation depuis, quand bien même ils ont été amenés à jongler avec des postes différents (puisque, l’un comme l’autre, sont passés à un moment ou à un autre de leur carrière par un poste de Premier ministre).

Comme évoqué précédemment, ce sont deux chefs d’Etat populistes, dont la rhétorique se base sur des promesses intenables. Tous deux entretiennent une relation plus qu’ambigüe avec l’Occident et répondent tous deux d’une approche très différente des relations internationales. En Occident, nous avons tendance à penser que seule la stabilité complète du système bénéficie à tous les Etats du monde. Pour Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan, il n’y a pas de mal à provoquer des crises en défendant leurs intérêts nationaux au détriment de ceux d’autrui. C’est le modèle de leur politique, qui ressemble à celui de la realpolitik appliquée au XIXème ou au XXème siècle. Hélas, cela s’est terminé par des guerres particulièrement violentes et il est donc étonnant de constater que deux pays, importants et proches de l’Union européenne (tant sur les plans historique que géographique) jouent cette même carte aujourd’hui dans le seul but de la déstabiliser. L’Union doit bien comprendre qu’il s’agit moins de partenaires que de rivaux.

Quels sont les intérêts partagés qui poussent Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan à collaborer ainsi qu'ils le font aujourd'hui ? Dans quelle mesure peut-on penser que la relation entre les deux hommes (et leurs nations respectives) va évoluer ?

Ce sont, rappelons-le, deux concurrents. Ils affichent, bien sûr, une certaine solidarité et se présentent souvent comme des amis (mais le président Erdogan appelle aussi le président Zelensky son ami, ce qui devrait être incompatible avec l’entretien d’une relation similaire avec Vladimir Poutine). En réalité, nous savons que ces deux hommes représentent deux puissances régionales qui s’opposent.

En 2015, la Russie a perdu un avion de combat : celui-ci était entré dans l’espace turc et a été abattu. Vladimir Poutine avait alors imposé un embargo à la Turquie, les relations commerciales ont beaucoup souffert et la crise était réelle. 

Par ailleurs, je ne pense pas que Recep Tayyip Erdogan change de position. Il puise, de sa relation avec le président Poutine, une certaine valeur géostratégique. Il fait partie des rares figures qui peuvent encore se vanter de converser avec Vladimir Poutine. Le dialogue n’est pas rompu comme cela peut-être le cas avec l’Occident. Quand la France essaye de parler à la Russie, elle se fait insulter ou menacer. Ce n’est pas le cas de la Turquie.

Recep Tayyip Erdogan parvient à maintenir cette relation d’ouverture avec la Russie alors même qu’il appartient à l’OTAN. Il constitue, aujourd’hui, le premier canal de négociation avec elle. Bien entendu, ce n’est pas donné à tout le monde : Emmanuel Macron ne pourrait guère y arriver. La Russie dépend de la Turquie, parce que les marchandises russes et les bâtiments de guerre passent par les détroits qui donnent l’accès à la mer Noire. Toute tendue puisse être leur relation (les deux hommes se regardent comme des chiens de faïence et se détestent très probablement), elle devrait persister, me semble-t-il.

La politique de Recep Tayyip Erdogan, le néo-ottomanisme, consiste à tâcher de récupérer l'influence dans l'espace qui était autrefois l’empire Ottoman. Il fait preuve d’une importante flexibilité (c’est lui qui est venu en Russie dans le cadre de la négociation pour le renouvellement de l’accord sur le grain, alors même que c’était au tour de Vladimir Poutine de se rendre en Turquie) quand il cherche à obtenir quelque chose. Mais cela ne paie pas toujours.

L'un comme l'autre sont connus pour les humiliations qu'ils imposent à leur rival. Ainsi, Vladimir Poutine a refusé l'accord sur le grain proposé par Recep Tayyip Erdogan a l'heure de sa précédente visite. Faut-il y voir un bras de fer entre les deux hommes ? Quelle est la nature du rapport de force ?

Bien entendu, il y a un rapport de force entre eux. La Russie et la Turquie ne sont pas sans rappeler le couple franco-allemand, quoique l’on parlerait plutôt de mariage forcé en l'occurrence. La relation est très fusionnelle, mais il leur est difficile de se supporter et de se tolérer. La Russie et la Turquie ne se respectent pas mutuellement et ont, historiquement, été ennemis pendant des siècles. On compte près de 12 conflits militaires en 350 ans, par exemple, avant la chute de l’empire Ottoman. D’autant plus que jusqu’à une période relativement récente, certains territoires de l’ancienne URSS étaient turcs, rappelons-le. La coopération apparaît obligatoire, mais les intérêts des uns et des autres sont très souvent opposés. C’était le cas en Libye et en Syrie, puisque les Turcs et les Russes étaient très clairement de deux côtés opposés des conflits.

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