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Quand les pays en guerre du Caucase utilisent les jeux vidéo en ligne pour renouer des liens
©Pixabay

Serious games

Les jeux vidéos en ligne tendent à s'affirmer comme de véritables passerelle entre les peuples. Versions "serious games", ils entraînent les joueurs dans de véritables missions humanitaires ou pacifiques. Versions jeux de divertissement - comme Minecraft - ,ils sont utilisés pour casser la spirale de la haine et de l'incompréhension.

Florent Maurin

Florent Maurin

Florent Maurin est diplômé de l'Ecole supérieure de journalisme de Lille. Il dirige depuis janvier 2013 The Pixel Hunt, société de production d'objets d’information interactifs et ludiques. 

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Atlantico : A travers les projets "Peace Maker" ou "Food force", peut-on parler d'actions humanitaires et de tentatives de résolution de conflits l'entremise des jeux vidéo ? De quoi s'agit-il exactement ?

Florent Maurin : Ce qu'il y a de bien avec les jeux vidéo, c'est qu'ils ne parlent pas : ils font. Là où les autres formes d'expression médiatique sont des discours, - on va écrire un texte ou faire un reportage télévisé -, les jeux vidéo permettent de faire vraiment et de comprendre les problématiques dont on nous parle par la performance. Les jeux vidéo sont des objets "performatifs" : ils nous proposent de comprendre par exemple le conflit israélo-palestinien en nous poussant à essayer nous-mêmes de trouver une solution. De nombreux obstacles sont dressés sur le chemin entre des gens qui, dans la réalité, essayent de faire la paix entre Israël et Palestine. Une des grandes forces du jeu vidéo, c'est que cela nous met dans la peau de… et que cela nous met dans une problématique. Cela nous permet de manipuler un système avec ses différents acteurs, - avec ses causes et ses conséquences -, et puis d'essayer nous-mêmes de trouver une solution. En général on se rend compte rapidement en essayant que la solution ne se trouve pas facilement, loin de là. Le système est très complexe et comprend beaucoup d'acteurs. C'est un délicat équilibre que de parvenir à un processus de paix. C'est même un équilibre tellement dur à trouver que dans la réalité personne n'y est parvenu pour l'instant.

Dans "Peace maker" on pouvait réussir à obtenir plusieurs possibilités de sorties de crise en direction de la paix. Mais c'était très compliqué de réussir à gagner le jeu. Dans le même esprit, "Fate of the world" s'attaquait au réchauffement climatique et aux changements induits par l'activité humaine. Il s'agit d'un jeu extrêmement compliqué. Il a été salué par la critique comme étant une simulation très profonde et en même temps complètement déprimante : pour gagner une parte de "Fate of the world", il fallait vraiment être très bon au jeu. Et même quand on gagnait, on ne gagnait pas sans avoir perdu quelques centaines, voire quelques milliers d'espèces animales notamment.

Le projet "Peace Park" est plus récent que ceux précédemment évoqués. Quelle est sa particularité ?

C'est un jeu nouveau qui s'appuie sur quelque chose d'un peu plus métaphorique : les joueurs sont placés dans un monde virtuel dont ils doivent assurer la pérennité en collaborant. C'est intéressant car il s'agit de joueurs qui sont dans deux camps que tout oppose d'un point de vue géostratégique et géopolitique puisque leurs gouvernements sont en opposition : les Géorgiens contre les Abkhazes. Ce qu'on leur demande, c'est de collaborer, dans un intérêt supérieur qui est celui de maintenir un environnement viable et agréable. C'est métaphorique car on n'est pas directement sur des problématiques politiques. Vous n'êtes ni Abkhaze ni Géorgien, mais vous êtes une personne dans un univers. Et si vous ne collaborez pas avec les autres joueurs, si vous vous opposez à eux plutôt que de les aider et de vous entraider, vous allez provoquer la destruction du monde plus tard. Donc on déplace une problématique réelle – qui est une problématique d'opposition entre deux entités – vers une problématique un peu métaphorique pour les enfants qui jouent à ce jeu.

Je pense que "Peace park" est un jeu destiné à être utilisé sur le terrain par des ONG, par des acteurs sociaux qui veulent recréer du lien entre des enfants qui font partie d'entités qui sont opposées. Pour le coup, là c'est vraiment une nouvelle approche qui organise des ateliers où des enfants - qui ne se côtoient pas physiquement lorsqu'ils jouent sur Internet – jouent avec des enfants de l'autre côté de la frontière. Le jeu les rapproche et ils peuvent évidemment ensuite se transférer dans le monde réel.

Hormis les serious games, existe-t-il d'autres formes de passerelles entre les peuples via le jeu vidéo ?

On peut aussi utiliser des jeux de divertissement, notamment Minecraft qui est un des jeux les plus populaires du monde. Les ONG se servent de ce type de jeu comme de vecteurs. Ils disent : "Vous allez faire une partie de Minecraft. C'est un jeu dans lequel vous n'êtes pas en compétition. C'est un monde ouvert – un "bac à sable"- dans lequel la part est faite à la créativité, à l'imagination. On peut créer des mondes entiers comme on le veut. On va organiser des parties de Minecraft  dans lesquelles on va amener les joueurs à collaborer pour créer des univers magnifiques. Et on va faire jouer des joueurs qui sont Israéliens et Palestiniens, ou Abkhazes et Géorgiens, etc. On va donc leur faire vivre une expérience dans laquelle ils créent ensemble quelque chose de magnifique.

Au lieu de les maintenir dans ce qu'ils entendent à longueur de journée, - à savoir l'Autre c'est l'ennemi -, on va leur montrer qu'en jouant avec l'Autre, ils peuvent créer quelque chose de positif ensemble. Vous avez beau être chacun d'un côté du mur, l'expérience et le plaisir de jeu arrive même si vous étiez censés être des ennemis jurés. On n'est donc peut-être pas si censé que cela à être des ennemis jurés.

C'est exactement le même principe qu'un tournoi de football. Dans un tournoi entre Israéliens et Palestiniens, on ne changerait pas les règles du foot pour avoir une portée politique plus directe. L'intérêt, ce n'est pas tant le jeu en lui-même que le fait que des joueurs se retrouvent autour de choses qu'ils ont en commun – autrement dit les règles du football et leur amour du football – et qu'ils se rendent compte qu'au lieu de se battre dans la vie réelle, ils peuvent aussi avoir des points communs et passer un bon moment ensemble. C'est un moyen un peu détourné de remettre en question l'adversité qui les oppose politiquement. C'est un outil de rencontre pacifique.

L'utilisation de Minecraft c'est exactement pareil, sauf qu'en plus on n'est plus – comme dans le foot - dans une opposition. Comme disait Françoise Giroud, "le foot, c'est la guerre sans les morts". Là on n'est même plus dans une opposition. On est dans un outil de co-création : on construit ensemble quelque chose de magnifique, d'impressionnant ou de drôle.

Le but, c'est de garder toutes les valeurs intrinsèques naturelles que porte Minecraft - créativité, imagination, liberté – et de dire aux gens : "Vous jouez en ligne avec des gens que vous ne connaissez pas. Nous, on vous fait jouer avec des gens dont on vous dit qu'ils sont censés être vos ennemis. Or vous voyez très bien que dans le jeu qu'ils parlent le même langage que vous - créativité, imagination, etc. Donc on espère que vous allez remettre en question la représentation imaginaire que vous pouvez avoir d'eux."

En tant que concepteur de serious games, quels espoirs placez-vous dans ces phénomènes de passerelles entre les peuples ?

Je ne voudrais pas apparaître caricatural. En effet, certaines personnes, notamment Jane Mc Gonigal - qui a écrit le livre "Reality is broken" – considèrent que les jeux vidéo peuvent transformer le monde en profondeur, nous rendre meilleurs, nous permettre de nous investir dans des causes. Personnellement, je ne suis pas convaincu par cette position, un peu naïve je trouve.

Certes, plusieurs centaines de millions de personnes jouent à Minecraft dans le monde occidental. Les enfants ne sont pas les seuls concernés. Il y a aussi la génération des gens qui ont grandi avec les premières consoles de jeux vidéo dans les salons – dans les années 1980 -  et qui a aujourd'hui la trentaine ou la quarantaine. La plupart d'entre eux n'ont pas arrêté de jouer et certains continuent d'avoir une pratique intensive du jeu. Donc on peut facilement imaginer que dans 20 ans, quand cette population de joueurs aura 60 ans, le jeu vidéo sera une pratique culturelle qui sera totalement intégrée dans la société. Il s'est passé exactement la même chose avec la bande-dessinée : on peut maintenant être un fan de BD à 30 ans, ce qui n'était pas le cas après-guerre, ces ouvrages étant à l'époque réservés exclusivement au jeune public.

 La génération qui a grandi avec la BD est devenue adulte et n'a pas arrêté pour autant de lire cette forme de littérature. Je pense qu'avec le jeu vidéo c'est la même chose : on peut traiter des sujets sérieux, on peut faire des jeux vidéo pour les adultes, on peut parler du monde et peut-être même essayer de le changer avec les jeux vidéo. C'est quelque chose qui était totalement saugrenu il y a 20 ans, qui l'est beaucoup moins maintenant et qui, probablement, va continuer à évoluer.

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