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Francis Fukuyama prend la parole lors d'un symposium à la Morgan Library & Museum, le 19 septembre 2019, à New York.
Francis Fukuyama prend la parole lors d'un symposium à la Morgan Library & Museum, le 19 septembre 2019, à New York.
©Astrid Stawiarz / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

"La fin de l'histoire"

Francis Fukuyama, connu pour sa thèse sur la fin de l'histoire, vient de publier un article dans Foreign Affairs. Selon lui, le "libéralisme est en péril". Sans une prise de conscience sur la nécessité du rôle de l’Etat nation, le libéralisme politique est-il sérieusement menacé ?

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : L’intellectuel Francis Fukuyama, célèbre pour sa thèse sur la fin de l'histoire, vient de publier un article dans Foreign Affairs. Il y plaide pour la nécessité d’accorder libéralisme politique et État nation. Faut-il ainsi voir que selon lui, l’Etat nation est-il le moyen pour que le libéralisme ne se noie pas dans ses faiblesses ?

Eric Deschavanne : « La fin de l’histoire » faisait le récit de l’irrésistible expansion du « monde libre ». Fukuyama constate aujourd’hui que le libéralisme politique est à nouveau menacé au sein même de son berceau historique, l’Europe et les États-Unis, la menace étant à la fois extérieure (la Russie et la Chine) et intérieure (le nationalisme populiste). Dans son article, il plaide donc pour un libéralisme de combat, « nationalisme libéral » qui permettrait de contrer le nationalisme populiste et de définir une realpolitik fondée sur l’acceptation du caractère indépassable du monde des États-nations.

Ce nationalisme libéral implique le dépassement de la contradiction, en apparence irréductible, entre l’universalisme des principes, lequel porte le libéralisme à promouvoir le cosmopolitisme et le multiculturalisme, d’une part, et d’autre part le fait communautaire, l’attachement à un groupe particulier, le « peuple » ou la « nation », qui divise et sépare les hommes.

L’histoire permet à la fois de comprendre et de relativiser cette antinomie entre libéralisme et nationalisme. Le libéralisme politique naît des guerres de religion en Europe. L’État libéral est un État laïque qui ne fonde plus sa légitimité, ou plus exclusivement, sur le Bien commun défini par la tradition indissociablement morale, culturelle et religieuse d’une communauté, mais sur les « droits de l’homme », qui sont à la fois des droits abstraits, c’est-à-dire des droits reconnus à tout individu abstraction faite de ses appartenances communautaires, et des biens « matériels » garantis aux individus : la vie, la liberté du travail et du commerce, la propriété, puis, au bout de l’histoire la sécurité sociale et la santé. S’agissant des conceptions de la vérité, de l’absolu, de l’idéal moral, politique ou spirituel, l’État libéral est théoriquement neutre, pluraliste et tolérant. De ce fait même, cet État libéral peut apparaître désenchanté aux individus en quête d’absolu, ou tout simplement ancrés dans la vie morale de la communauté à laquelle ils se sentent appartenir. Le communautarisme, qui devient nationalisme quand il est communautarisme de la majorité, est en un sens inévitable et inévitablement anti-libéral. Une conception du Bien commun est nécessairement exclusiviste et potentiellement intolérante, qu’elle soit religieuse ou idéologique.

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Le destin du libéralisme politique est cependant historiquement lié au nationalisme moderne, fondé sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ce n’est pas le fait du hasard si l’on voit aujourd’hui des intellectuels que l’on pourrait dire libéraux, anti-populistes, favorables au cosmopolitisme et au multiculturalisme, se passionner pour la résistance ukrainienne : dans le combat anti-impérialiste, la défense des principes libéraux et le nationalisme le plus charnel se confondent. Fukuyama, pointant les limites de l’universalisme libéral, tire la leçon de cette situation exemplaire : les droits de l’homme n’ont de réalité que dans le cadre d’un État-nation capable de les défendre, à l’intérieur et vis-à-vis des menaces extérieures. La guerre d’Ukraine nous rappelle que sans la puissance de l’État et sans le patriotisme d’un peuple disposé à mourir pour défendre son identité nationale, le libéralisme disparaîtrait inéluctablement. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait que le monde soit tout entier converti au libéralisme, au respect de la diversité culturelle et à la résolution pacifique des conflits. Bref, il faudrait être à la fin de l’histoire, laquelle paraît aujourd’hui fort éloignée.

Les libéraux ont-ils trop tendance à vouloir rejeter la nation au profit d’une forme d’autonomie érigée comme but ultime ? Est-ce en quelque sorte la pente naturelle des sociétés libérales après "la fin de l’histoire" ?

L’autonomie est la valeur fondamentale du libéralisme politique, qu’il s’agisse de la libre disposition de soi de l’individu, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ainsi, bien entendu, que de la souveraineté du peuple, c’est-à-dire du droit pour un peuple de se donner sa propre loi ou, plus concrètement, du droit des gouvernés d’exprimer leur contentement aux décisions prises en leur nom par leurs représentants.

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Le paradoxe que souligne Fukuyama tient au fait que les individus qui bénéficient de l’autonomie que leur garantit l’État de droit ne valorisent pas nécessairement cette autonomie (la liberté) pour elle-même : la liberté est liberté de s’engager pour ce qu’on pense être vrai et bon. Le ressort du communautarisme est l’usage de la liberté consistant à promouvoir la conception de la vie bonne qui celle de la communauté à laquelle on se sent appartenir. Comme l’écrit Fukuyama : « Le premier amendement de la Constitution américaine visait à protéger le libre exercice de la religion, et non à protéger les citoyens de la religion ».

Le multiculturalisme libéral est un problème, puisqu’il peut conduire, sinon à la division, à la fragmentation, voire à la guerre civile, du moins à l’affaiblissement de la cohésion nationale et du patriotisme nécessaires à la défense des libertés. Le nationalisme idéal, le nationalisme libéral selon Fukuyama, récuse le nationalisme ethnique fondé sur la race ou la religion, donc sur la négation de l’autonomie individuelle : il n’est possible que si l’identité culturelle et le sentiment national intègrent la défense des principes libéraux à la conception de la vie bonne qui est celle de la communauté nationale.

Comment réussir à concilier libéralisme politique et État nation et gérer la tension inhérente à la coexistence de ces concepts, là où pour l’instant on oppose systématiquement le modèle national autoritaire au libéralisme mondialisé ? Est-ce cela qui manque à la politique française ?

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Ce qui manque à la politique française, c’est de se réconcilier, pour l’assumer pleinement, avec l’identité nationale française bien comprise. Fukuyama cite les rares pays qui incarnent ce qu’il appelle le « nationalisme libéral » susceptible d’opérer la synthèse entre le multiculturalisme et l’identité nationale au moyen d’un État laïque. Parmi ces pays, la France, qui est peut-être même la meilleure illustration au monde de l’État-nation idéal selon Fukuyama. Historiquement, l’État centralisateur a fabriqué l’homogénéité culturelle, notamment par la langue, qui favorise le sentiment national partagé, avant que la Révolution française ne lègue le « noyau moral » d’un nationalisme libéral, ce qui fait que l’identité nationale française est fondée sur des principes politiques et sur l’autonomie de l’individu plutôt que sur la race, l’ethnie ou la religion. 

Assumer pleinement ce nationalisme libéral permettrait en effet à la fois de souligner l’importance de la dimension régalienne de la politique, la nécessité de la politique de puissance, de justifier une politique de l’immigration restrictive par la défense de l’identité nationale et de donner tout son sens à la participation de la France à l’Union Européenne, que Fukuyama salue à juste titre en tant qu’elle constitue une tentative, certes maladroit et imparfaite, mais également singulière et précieuse, de construire un espace de relations internationales pacifié fondé sur une culture libérale partagée.

Pour l’heure, aucune personnalité politique ne me paraît tout à fait en adéquation avec ce que pourrait être ce « nationalisme libéral français » et qu’il faudrait situer entre le multiculturalisme libéral, dont Emmanuel Macron est encore trop proche, et la tentation du nationalisme ethnique qu’Éric Zemmour tente d’incarner. La guerre d’Ukraine révèle les contradictions françaises, celles des « patriotes » complaisants à l’égard du nationalisme impérialiste des régimes autoritaires ou celles des « cosmopolites », défenseurs fanatiques du nationalisme ukrainien, disposés à combattre le totalitarisme poutinien, mais qui traitent de fascistes ceux qui en France entendent défendre la civilisation libérale contre le totalitarisme islamiste ou l’idéologie décoloniale anti-occidentaliste.

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Sans cette prise de conscience de la nécessité du rôle de l’Etat nation, le libéralisme politique est-il sérieusement menacé ?

Le libéralisme politique est menacé de l’intérieur par la montée du populisme, qui est une crise interne de la démocratie libérale, et à l’extérieur par l’impérialisme des régimes autoritaires qui font reculer le monde libre un peu partout dans le monde. L’article de Fukuyama vise en effet à rappeler que nous vivons dans le monde des États-nations et que c’est uniquement par l’État-nation que le libéralisme politique peut être défendu. Le libéralisme politique est né de l’État-nation ; il a contribué à l’avènement de l’État-nation ; il ne pourra survivre et prospérer dans le monde que par l’État-nation. Il est du reste la seule formule politique qui conduise à la condamnation de l’impérialisme et à faire apparaître le monde des États-nations comme n’étant pas simplement une réalité avec laquelle il faut composer, mais aussi un horizon souhaitable.

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