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Printemps arabes, 5 ans plus tard : la liberté avait-elle vraiment une chance de s’imposer ?
©Reuters

Anniversaire de la chute de Ben Ali

Le 14 janvier 2011, Zine El-Abidine Ben Ali était contraint de fuir en Arabie saoudite suite au soulèvement du peuple tunisien. Si le bilan des printemps arabes est un véritable échec pour certains pays et est toujours mitigé pour d'autres, des éléments rendent compliqué le fonctionnement d'une démocratie pluraliste.

Philippe d'Iribarne

Philippe d'Iribarne

Directeur de recherche au CNRS, économiste et anthropologue, Philippe d'Iribarne est l'auteur de nombreux ouvrages touchant aux défis contemporains liés à la mondialisation et à la modernité (multiculturalisme, diversité du monde, immigration, etc.). Parmi eux, La logique de l'honneur et L'étrangeté française sont devenus des classiques. Philippe d'Iribarne a publié avec Bernard Bourdin La nation : Une ressource d'avenir chez Artège éditions (2022).

 

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Atlantico : Cinq ans après la chute de Ben Ali, quel bilan peut-on tirer des révolutions des Printemps arabes ? Comment expliquer l'échec (à l'exception de la Tunisie peut-être) de ces mouvements ?

Philippe d'Iribarne : Se révolter contre un pouvoir tyrannique et corrompu, célébrer sa chute dans l’enthousiasme quand elle se produit, est une chose. Construire un système politique démocratique, à la fois dans la dimension de souveraineté du peuple - des élections libres - et dans celle de respect des libertés individuelles, de la liberté de la presse à la liberté de conscience, en est une autre. Un peuple peut très bien aspirer à la démocratie, dans ces deux composantes, et avoir du mal à faire fonctionner des institutions démocratiques. Pour les printemps arabe, le bilan très provisoire que l’on peut faire aujourd’hui (pensons au temps qu’il a fallu pour que la Révolution française débouche sur une démocratie stabilisée) est très contrasté. En Tunisie, mais aussi en Egypte, on a bien eu la mise en place d’élections libres. Le fait qu’en Tunisie les islamistes, qui avaient conquis le pouvoir dans les urnes, l’ait effectivement quitté quand, aux élections suivantes, ils ont été battus a déjà quelque chose de remarquable. En Egypte, le processus qui a conduit à chasser les islamistes du pouvoir a été plus discutable d’un point de vue des procédures démocratiques, mais a bien correspondu à la volonté populaire. Et, en Tunisie, le fait que, dans la constitution de janvier 2014, l’Etat s’engage à "interdire les campagnes d’accusation d’apostasie", campagnes dont la menace pesait gravement sur la liberté de conscience, représente une réelle avancée des libertés démocratiques. Ce n’est, me semble-t-il qu’en Lybie et en Syrie que l’on peut parler vraiment d’échec. 

Quelles sont les causes (religieuses, sociétales, etc) expliquant la difficulté à faire émerger les démocraties libérales dans le monde arabo-musulman ?

L’écrivain Tahar Ben Jelloun, s’exprimant dans Libération, me paraît bien exprimer ce qui entre en jeu : "dans le monde arabo-musulman, l’émergence de l’individu n’a pas eu lieu. Ce qui compte, c’est l’Oumma (nation musulmane), le clan, la tribu et la famille. On fait corps avec cette notion qui englobe tout le monde". 

L’aspect tribal dépend beaucoup des pays. Essentiel en Lybie, sorte de rassemblement artificiel de territoire tribaux, il ne paraît pas jouer un rôle significatif en Tunisie et en Egypte. En Syrie l’aspect multiconfessionnel (entre sunnites, alaouites, druzes et chrétiens) ne facilite pas le fonctionnement d’une démocratie pluraliste. Les minorités craignent en bonne part qu’une prise de pouvoir de la majorité sunnite les place dans une situation encore plus difficile que le pouvoir d’un dictateur tel que Bachar El Assad.

Il y a par ailleurs un aspect religieux plus commun à ces pays. Selon le Coran la vérité dont il témoigne est assortie de "preuves", preuves "éclatantes", "décisives", "manifestes", etc. Référence est faite sans cesse à ce qui est parfaitement clair, devant lequel la seule réaction sensée est d’accepter l’évidence. L’intelligence relève totalement de la capacité à s’incliner devant les preuves que l’on reçoit et en rien de celle d’entreprendre une démarche critique. La clarté des enseignements reçus rend toute division illégitime. "Ne soyez pas comme ceux qui se sont divisés et qui se sont opposés les uns aux autres après que les preuves décisives leur sont parvenues. Voilà ceux auxquels un terrible châtiment est destiné" (III 105) est-il dit. Cette vision, associant certitude et unité, a marqué de manière durable le monde musulman, bien au-delà de la sphère proprement religieuse.

A moyen terme, à quel point l'échec des nationalismes arabes au XXe siècle pèse-t-il encore aujourd'hui ?

Ce nationalisme était largement laïc. Au Moyen-Orient, les chrétiens y ont tenu une place importante. Son échec a favorisé la montée d’un islamisme bien peu favorable à la liberté de pensée. Les dirigeants de la grande époque des nationalismes arabes ne sont pas innocents de ce mouvement. Ils ont souvent passé des compromis avec les islamistes pour asseoir leur pouvoir.

A plus long terme, à quel point l'héritage de la civilisation arabo-musulmane dans son esprit conquérant (et son humiliation à la fin) pèse-t-il encore aujourd'hui ?

Cet héritage pèse sans doute dans les problèmes d’intégration des musulmans dans les sociétés occidentales. Il ne facilite pas la démarche que demande le fait d’avoir à plier devant les exigences de ces sociétés pour pouvoir s’y intégrer. Je ne suis pas sûr qu’il joue un grand rôle dans les problèmes internes des pays où l’islam domine.

L'explication des Printemps arabes a souvent été trouvée dans une aspiration à la liberté. Mais s'agissait-il vraiment de cela ?

Oui, mais de quelle liberté ? Il s’est agi à coup sûr du refus d’être soumis au pouvoir arbitraire de despotes corrompus tels que Ben Ali ou Moubarak. Dans ce refus, le désir d’un pouvoir honnête et juste, attentif au bien du peuple, était sans doute au moins aussi fort chez beaucoup que celui de liberté. C’est ce désir qui a alimenté, dans un premier temps, le succès électoral des partis islamistes et c’est apparemment parce qu’ils n’y ont pas répondu, une fois élus, qu’ils ont été rejetés. Par ailleurs la liberté à l’Occidentale ne fait pas forcément référence, dans la mesure où elle est perçue par beaucoup comme conduisant à une forme de licence.  

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