Premier ministre, une fonction en trompe-l’œil ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Elisabeth Borne n’est plus Première ministre depuis hier. Le chef de l’Etat l’a remerciée « de tout cœur » pour son travail « exemplaire » au « service de la Nation ».
Elisabeth Borne n’est plus Première ministre depuis hier. Le chef de l’Etat l’a remerciée « de tout cœur » pour son travail « exemplaire » au « service de la Nation ».
©GONZALO FUENTES / POOL / AFP

Primus inter pares

Le Premier ministre est devenu progressivement un « primus inter pares » parmi tous les ministres, de moins en moins leur chef, de plus en plus court-circuité par un Elysée surpuissant.

Jean Petaux

Jean Petaux

Jean Petaux, docteur habilité à diriger des recherches en science politique, a enseigné et a été pendant 31 ans membre de l’équipe de direction de Sciences Po Bordeaux, jusqu’au 1er janvier 2022, établissement dont il est lui-même diplômé (1978).

Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, son dernier livre, en librairie le 9 septembre 2022, est intitulé : « L’Appel du 18 juin 1940. Usages politiques d’un mythe ». Il est publié aux éditions Le Bord de l’Eau dans la collection « Territoires du politique » qu’il dirige.

Voir la bio »

Atlantico : Elisabeth Borne n’est plus Première ministre depuis hier. Le chef de l’Etat l’a remerciée « de tout cœur » pour son travail « exemplaire » au « service de la Nation ». Que retenir du passage d’Elisabeth Borne à Matignon ?

Jean Petaux : La langue française ait ainsi maline et subtile que le sens du verbe « remercier » est double : « exprimer sa gratitude à quelqu’un » (« dire merci ») ou « signifier son licenciement à quelqu’un ». Les observateurs n’ont pas manqué de retenir, justement, des vœux présidentiels, le 31 décembre dernier, qu’en « remerciant » la première ministre Elisabeth Borne, le président Emmanuel Macron pouvait tout aussi bien la féliciter que lui donner congé, voire faire les deux « en même temps ». C’est ce qu’il a fait 8 jours après son intervention de la Saint-Sylvestre.

En tout cas, le texte du communiqué de la cheffe du gouvernement publié dans la soirée de lundi est clair puisqu’il débute par ces mots : « Alors qu'il me faut présenter la démission de mon gouvernement ». Les termes employés sont pratiquement les mêmes que ceux utilisés par Michel Rocard quand il a dû quitter l’hôtel de Matignon le 15 mai 1991, lui aussi « remercié » par François Mitterrand après 3 ans et 5 jours passés comme chef du gouvernement. Quand on sait l’inimitié manifeste et publique entre les deux hommes, pour ne pas mentionner la détestation profonde que Mitterrand vouait à Rocard, cette référence non explicite au départ de Rocard de Matignon de la part de sa lointaine successeure, Elisabeth Borne, 32 ans après, est un message fort qui dit, en sous-titre (dans un « non-dit assourdissant » pour parler comme les psychanalystes) , la « chaleur des relations » entre elle et Macron…

Puisqu’on en est aux symboles, le choix de la photo qui a été retenue pour illustrer le tweet du président Macron informant de l’acceptation de la démission de la « PM » est tout aussi « parlant » : les deux personnalités concernées rient aux éclats sur cette photo. Emmanuel Macron, de profil au premier plan, sur le côté droit du cliché, flou, bras croisés, rie de bon cœur avec Elisabeth Borne, pour une fois franchement souriante, de face, au centre de l’image, elle aussi bras croisés. On se demande de qui et de quoi rient-ils tous les deux sous les lambris d’un palais officiel (sans doute l’Elysée) ? On se demande surtout ce qu’il y a de franchement marrant au communiqué présidentiel pour ainsi l’illustrer ?… Peut-être le plus ironique de tout cela est la manière, relevé justement par l’opposition : « viré en un tweet ». On peut dire désormais que la politique est « classée X » (« X » comme le nouveau nom de Twitter)… Ce n’est pas vraiment la garantie pour s’aligner dans la course aux Oscars politiques, même si cela peut aussi ressembler à « L’Anatomie d’une chute ».

Il faut bien en convenir, rares sont les départs de Matignon qui se passent bien. C’est le point commun entre la fonction de Premier ministre et les histoires d’amour chantées par les Rita Mitsouko : elles finissent mal en général. On voit mal pourquoi la relation entre Macron et Borne qui a mal débuté dès la nomination de la seconde par le premier comme première ministre se serait arrangée au fil des 20 mois qui viennent de s’achever. D’autant que le « lapin » est bien maigre. Il est manifeste qu’Elisabeth Borne était placée dans la situation d’un des épisodes de la « franchise hollywoodienne » « Mission impossible » et qu’elle n’avait qu’une marge de manœuvre « relative » à l’image de sa majorité parlementaire. Pour autant, est-ce par manque de projets ? par manque d’ambition ? par manque de cap ?, il sera bien difficile de retenir de sa « primature » un quelconque texte emblématique d’une ambition politique. Ni la loi sur l’allongement du temps du travail, le type-même du texte technocratique, incompréhensible, strictement statistique, comptable et financier, impopulaire autant qu’inintéressant ; ni la loi sur l’immigration, autre texte mal fichu constitutionnellement, inutilement provocateur, certainement inefficace dans son application et surtout inutile politiquement, ne sont à inscrire au bilan d’Elisabeth Borne. Peut-être que cette « page blanche » est le signe d’une situation bien plus structurelle et profonde… : être à Matignon, en 2024, c’est être condamné à ne rien faire d’autre qu’exécuter la partition présidentielle. Pas comme un chef d’orchestre, comme un premier violon solo. Un « primus inter pares » parmi tous les ministres, de moins en moins leur chef, de plus en plus court-circuité par un Elysée surpuissant.

N’y a-t-il pas un certain paradoxe d’avoir un Premier ministre censé être le chef de la majorité parlementaire (distincte de la majorité présidentielle dans l’esprit original de la Ve République) quand il n’y a pas de majorité ? 

Vous appelez cela un paradoxe et vous avez parfaitement raison. C’est même plus que cela. C’est une vraie contradiction et si celle-ci n’a pas atteint encore le statut d’aporie (une contradiction indépassable) c’est que les institutions permettent, encore, à l’exécutif (le couple Président et gouvernement) de fonctionner et d’agir, même en mode dégradé. C’est le propre de la Ve République, sous l’appellation de « parlementarisme rationnalisé », de permettre au pouvoir de l’exécutif de l’emporter sur le pouvoir (d’empêcher) du législatif si celui-ci ne connait pas une majorité claire et nette. Finalement la mécanique constitutionnelle que l’on voit s’exercer sous nos yeux depuis les législatives de juin 2022 montre une vraie subtilité et ambiguïté qui ajoute au paradoxe. Le chef du gouvernement est censé être le chef de la majorité parlementaire. C’est le cas tant qu’il y a une majorité absolue, d’un parti ou d’un autre, d’une coalition ou d’une autre, à l’Assemblée nationale. C’est ce que l’on a connu sans interruption depuis 1958, avec ou sans cohabitation d’ailleurs. La seule « entorse » à ce mode de fonctionnement a eu lieu entre 1988 et 1993, mais la majorité parlementaire a pu se dessiner, au coup par coup, « à coups de 49.3 » aussi, car il manquait peu de sièges pour parvenir à obtenir un vote majoritaire sur tel ou tel texte. Tout était alors produit par un « bargaining » permanent et circonstanciel et, à ce jeu, le meilleur était sans conteste Guy Carcassonne, éminent juriste et universitaire, conseiller parlementaire du premier ministre Michel Rocard entre mai 1988 et avril 1991. Aujourd’hui la situation est tout autre. La majorité parlementaire ne peut s’obtenir voix par voix… C’est même l’inverse : la censure n’a été évitée que de 9 voix lors du débat sur les retraites au printemps 2023. Donc la première ministre sortante (sortie…) n’a jamais été cheffe de la majorité tout simplement parce que cette dernière n’existe pas. Toute proportion gardée, car les circonstances étaient autrement plus graves, on a en tête la terrible réflexion du Général de Gaulle sur Albert Lebrun, président de la République lors de l’effondrement de la France en juin 1940 : « Au fond, comme chef de l’État, deux choses lui avaient manqué : qu’il fût un chef ; qu’il y eût un État. ». En se permettant de paraphraser de Gaulle, on dira que pour qu’elle fût cheffe de la majorité parlementaire, il eût fallu que Madame Borne fût une cheffe et qu’il y eût une majorité. La personnalité qui lui succèdera devra au moins remplir la première condition… Quant à la seconde !...

Emmanuel Macron a-t-il, de par son action et sa personnalité, aggravé l’hyperprésidence ?

C’est incontestable même si cela ne date pas de lui. Avant même le 4 octobre 1958, autrement dit la promulgation de la constitution de la Cinquième république, la volonté gaullienne s’exprime lors du très fameux discours de Bayeux (16 juin 1946) suivi du non moins important discours de Strasbourg (7 avril 1947, soit 7 jours avant la création du premier parti gaulliste, le RPF). L’exécutif doit être fort, dégagé de la contingence parlementaire synonyme de « régime des partis ». Le pouvoir doit passer de Matignon à l’Elysée pour rompre ainsi avec le « parlementarisme à la française ». C’est chose faite en 1958. Depuis lors, en dehors des trois cohabitations (9 ans au total), depuis plus de 65 ans, autrement dit pendant 56 années, le pouvoir se situe à l’Elysée : le président préside le conseil des ministres (article 9), nomme le premier ministre et sur la proposition de ce dernier nomme les autres membres du gouvernement et met fin à leurs fonctions (article 8) mais,  outrepassant la lettre constitutionnelle, il « gouverne » aussi, en lieu et place du gouvernement (article 20) et du premier ministre alors que celui-ci est, formellement, désigné comme celui qui « dirige le gouvernement » (article 21). Dans les faits, il n’y a même plus de dyarchie au sommet de l’Etat, en dehors des périodes de cohabitation. Et même dans ce temps politique particulier que l’on a connu entre 1986 et 1988, 1993 et 1995, 1997 et 2002, le chef de l’Etat (aussi bien Mitterrand que Chirac) n’a jamais manqué de marquer sa prééminence sur le chef du gouvernement, chef de la majorité parlementaire opposée à l’hôte de l’Elysée. On se souvient ici de la réflexion publique de François Mitterrand lors d’une conférence de presse tenue à l’étranger, lors d’un sommet international, au tout début de l’expérience de la première cohabitation, en 1986. Le Président avait clairement remis à sa place le premier ministre Jacques Chirac arguant du fait qu’il n’existait qu’une « seule voix de la France à l’étranger : la sienne » (sous-entendu pas celle du premier ministre). On le mesure aisément : le rôle majeur du « PR » et sa supériorité sur le « PM » sont bien deux données consubstantielles de notre système politique.

Le phénomène s’est amplifié, et même emballé, depuis la présidence de Nicolas Sarkozy à partir de mai 2007. Cela coïncide aussi avec le premier « vrai » quinquennat que connait la vie politique française puisque l’on peut considérer que celui inauguré par Jacques Chirac entre 2002 et 2007 était particulier : un chef de l’Etat empêtré par une étonnante et déroutante « sur-réélection » en mai 2002 avec plus de 82% des suffrages exprimés, diminué à la suite de son AVC, gêné par plusieurs situations, y compris les « affaires » et la condamnation pénale de celui qu’il voyait comme son successeur (Alain Juppé) et qui va uniquement réussir sur un dossier : le « non » de la France à l’ONU à la seconde guerre d’Irak, en mars 2003. Avec Nicolas Sarkozy, après son élection de 2007, tout change. L’Elysée devient non seulement la tête de l’attelage, il en est les jambes et les bras. Cela ira même jusqu’à ce Sarkozy désigne Fillon (un premier ministre qu’il gardera toute la totalité de son mandat, cinq ans, autrement dit dont il n’avait rien à faire…) comme étant son « collaborateur ». L’étiquetage va bien au-delà de ce qu’il nomme. C’est l’affirmation, à la Sarkozy, autrement dit « sans précaution » du fameux « je décide et il exécute » (expression de Chirac au sujet de Sarkozy alors ministre…). Sauf que cela ne s’était jamais dit d’un premier ministre. Malgré sa volonté affirmée d’être un « président normal » (sic…) François Hollande a mis ses pas de Président dans ceux de son prédécesseur et s’est, lui aussi, mêlé de tout. Jusqu’à se prendre les pieds dans l’histoire ridicule d’une adolescente kosovar dont la famille était expulsée…

Il ne pouvait en aller différemment de l’actuel hôte de l’Elysée. Elu avec et sur un projet qu’il a prétendu « révolutionnaire », il n’était pas envisageable qu’Emmanuel Macron ne renforce pas davantage ses pouvoirs par une pratique encore plus présidentialiste car, qui d’autre que lui, pouvait prendre la tête de la Révolution ? S’il nomme un de ses plus proches à Matignon dans les heures à venir, le nom de Gabriel Attal circulait lundi soir dans les rédactions et les cercles du pouvoir, même s’il fait un « coup » : le maintenir, en plus de la chefferie du gouvernement, à la tête du ministère de  l’Education nationale, ce qui rappellerait le « cas Barre » quand celui-ci a cumulé « Matignon » et « Rivoli » (ex-Bercy) à sa nomination comme PM par le président Giscard d’Estaing en août 1976, même s’il fait cela, Emmanuel Macron ne cèdera rien à son jeune premier ministre. Au contraire, il resserrera encore les liens entre l’Elysée et Matignon…

Il faut souligner ici combien la responsabilité de l’hyperprésidence est partagée. Les médias adorent que tout converge vers une seule « cible », vers un « deus machina » tout puissant qui déciderait de tout et tout organiserait. C’est tellement plus simple, tellement plus « vendable », tellement plus « orchestrable ». Et les Français, qui ne se sont jamais remis d’avoir guillotiné leur Roi, non pas parce qu’ils s’en repentent mais parce qu’il leur manque, pour pouvoir lui couper la tête de nouveau, trouvent dans le Président de « leur » République le coupable idéal, le bouc-émissaire idéal, le « sac de frappe » idéal. J’utilise à dessein cette dernière image pour faire référence à l’autre « X » d’Emmanuel Macron, posté dans la journée du lundi 8 janvier, exhortant les Français à faire 30 minutes de sport par jour, à 200 jours des JO, se montrant dans cette micro-vidéo en tenue de boxeur avec un « sac de frappe » en arrière plan… Encore une fois la « politique X » n’est pas loin de la « porn-politique »… Démagogue, ridicule, pour tout dire « pas digne ».

La fonction de Premier ministre a-t-elle encore un avenir en France ? 

Oui tant qu’il n’y aura pas eu l’instauration d’un vrai régime présidentiel à l’américaine où la fonction de Premier ministre n’existe pas mais où le Président des Etats-Unis ne peut dissoudre la Chambre des Représentants qui est, avec de nombreuses différences, l’équivalent de l’Assemblée nationale. Jusque-là le Premier ministre sera toujours le fusible idéal du président de la République. Le « Monsieur Malaussènne » de Daniel Pennac quand ce n’est pas carrément la petite Pierrette Lorrain, l’héroïne du roman éponyme d’Honoré de Balzac : le souffre-douleur institutionnel de celui qui tire sa légitimité du suffrage universel qui est, en République, l’équivalent de l’onction royale…

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !