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Pourquoi un pacte avec l'islam ne pourra qu'échouer si on continue à le considérer comme le catholicisme du 19e siècle
©Reuters

Réforme

La double déclaration de Manuel Valls et de 42 personnalités musulmanes dans le JDD du 31 juillet pose la question de l’incompatibilité de l'Islam avec les structures actuelles de la laïcité. Et montre qu'il est nécessaire de faire évoluer la laïcité pour la sauver face au défi que représente l'intégration de l'Islam.

Philippe d'Iribarne

Philippe d'Iribarne

Directeur de recherche au CNRS, économiste et anthropologue, Philippe d'Iribarne est l'auteur de nombreux ouvrages touchant aux défis contemporains liés à la mondialisation et à la modernité (multiculturalisme, diversité du monde, immigration, etc.). Il a notamment écrit Islamophobie, intoxication idéologique (2019, Albin Michel) et Le grand déclassement (2022, Albin Michel).

D'autres ouvrages publiés : La logique de l'honneur et L'étrangeté française sont devenus des classiques. Philippe d'Iribarne a publié avec Bernard Bourdin La nation : Une ressource d'avenir chez Artège éditions (2022).

 

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Rémi Brague

Rémi Brague

Membre de l'Institut, professeur de philosophie à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne et à la Ludwig-Maximilians-Universitat de Munich, Rémi Brague est l'auteur de nombreux essais dont Europe, la voie romaine (1992), la Sagesse du monde (1999), La Loi de Dieu (2005), Au moyen du Moyen Age (2008), le Propre de l'homme (2015) et Sur la religion (2018).

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Atlantico : Les propositions simultanées de Manuel Valls et des 42 personnalités musulmanes dans le JDD du 31 juillet laissent penser que la solution se trouverait dans une représentation légitime, un clergé de l'islam en France. N'est-ce pas illusoire de le penser ? Dans quelle mesure cette idée peut-elle illustrer l'erreur qui consiste à calquer notre compréhension de l'islam sur le christianisme ?

Rémi Brague : Le mot même de religion est trompeur. Tous, même athées, nous nous faisons de ce que doit être une religion une image calquée sur le christianisme. Nous y incluons donc des "rites", la prière, etc., alors que nous en excluons le droit. Et le christianisme n’a pas d’autre morale que la morale commune du Décalogue. L’islam, lui, est essentiellement un système juridique à fondement divin. La mystique, la piété individuelle, y sont permises, mais facultatives. L’obéissance aux commandements "divins" y est en revanche obligatoire. La laïcité française, comme d’autres systèmes dans d’autres pays, a été rendue possible par une séparation qui est essentielle au christianisme et qui est absente de l’islam.

A lire aussi : La longue liste des impensés et des non-dits qui se dressent sur la route de l’intégration harmonieuse des musulmans de France

Philippe d'IribarneLes propositions visant à faire évoluer l’islam de France se multiplient dans des directions très diverses. Celles qui concernent son organisation en font partie. Elles n’offrent sûrement pas la solution unique aux difficultés qui marquent les rapports entre l’islam et la société française. La manière dont le message de l’islam est compris par les musulmans est à coup sûr plus essentielle. Mais cela ne veut pas dire que les questions d’organisation sont négligeables. Il serait bon qu’une autorité responsable soit en mesure de mettre fin aux fonctions d’imams prêchant un islam incompatible avec les valeurs de la société française, ou encore ait une certaine autorité pour élaborer une vision de l’islam qui soit en harmonie avec ces valeurs. Est- ce possible ? Traditionnellement une telle autorité existe dans l’islam chiite mais non dans l’islam sunnite alors que celui-ci est pratiquement hégémonique en France. Mais on peut concevoir, par exemple, qu’une mesure tendant à lier l’autorisation administrative de construire une mosquée à un agrément d’une autorité centrale de l’islam de France puisse donner du poids à celle-ci. En matière d’organisation, le christianisme comme l’islam n’obéit pas à un modèle unique. On ne retrouve pas dans le protestantisme le fonctionnement centralisé de l’Eglise catholique. Il est sûr, en tout cas, que l’organisation de l’islam de France aura du mal à prendre ce fonctionnement comme modèle.

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Mis à part le manque de structure du personnel religieux, sur quels autres points l'islam se distingue-t-il du christianisme ou du judaïsme ? Quelles questions nouvelles cela pose-t-il pour le législateur ?

Rémi Brague : Notre notion de "religion" est calquée sur le christianisme. Nous distinguons ainsi des activités que nous considérons comme religieuses, par exemple la prière, le jeûne, le pèlerinage, et d’autres qui, pour nous, ne relèvent pas du religieux, comme certaines règles de vie : interdictions alimentaires, vestimentaires, rapports entre sexes, etc. Or, pour l’islam, ce sont là des parties intégrantes de la religion. Ce qu’ils appellent "religion", c’est avant tout un code de comportement, une démarche à suivre (c’est le sens du mot sharia). Il en est ainsi parce que le Dieu de l’islam n’entre pas dans l’histoire, soit par alliance (judaïsme), soit en poussant l’alliance jusqu’à l’incarnation (christianisme), mais y fait entrer la manifestation de Sa volonté, sous la forme de commandements et d’interdictions. Le message divin est soit une répétition des messages précédents (un seul Dieu, qui récompense et punit), soit une législation la plus précise possible. Le judaïsme connaît lui aussi un code de conduite très précis, mais ce code ne vaut que pour les Juifs. L’islam, lui, dit que tout homme doit s’y conformer.

Nous avons du mal à le comprendre, mais l’islam est avant tout un système de règles qui doivent avoir force de loi dans une communauté. Ces règles peuvent être appuyées par l’Etat si celui-ci est musulman, auquel cas on aura une police spéciale pour assurer, par exemple, le respect du jeûne du ramadan ou la vêture des femmes. Mais si la pression sociale (parents, grands frères, etc.) ou la force de la coutume y suffisent, tant mieux. L’islam distingue une invocation de Dieu qui peut se faire en privé, et une prière publique, avec des formules et des gestes déterminés. C’est elle qui constitue l’un des cinq "piliers" de l’islam.

La laïcité, notre vache sacrée, n’est pas elle-même une idée très claire. C’est une cote mal taillée, produit d’un compromis entre deux instances localisées et historiquement datées : l’Etat français du XIXe siècle et l’Eglise catholique. L’appliquer telle quelle à l’islam, à la mesure duquel elle n’a pas été taillée, entraîne des mécomptes. Le christianisme a l’habitude de séparer la religion et les règles juridiques ; pour l’islam, le seul législateur légitime est Dieu. 

Philippe d'Iribarne : Un ouvrage entier suffirait difficilement à expliciter ces différences, d’autant plus qu’il y a des islams ; qu’il faut pour le moins distinguer l’élan fondateur de l’islam, lié au Prophète et au Coran, des multiples figures que celui-ci a pris au cours de l’histoire dans des courants plus ou moins syncrétiques (ainsi avec l’hindouisme en Indonésie ou l’animisme en Afrique). Et il y a aussi, à bien des égards, des christianismes et des judaïsmes. Si l’on veut s’en tenir à l’essentiel, concernant les questions actuellement posées au législateur, un point central est que, dès l’origine, l’islam est porteur, si l’on prend nos catégories, d’un projet politique en même temps que religieux. Il accorde une place centrale à l’unanimité d’une communauté et à la certitude dont elle est garante, ce qui rend particulièrement problématique l’acceptation de la liberté de conscience – on le voit bien dans les pays musulmans. De plus, en tout cas dans l’islam qui a pris corps dans les pays arabes, on trouve une méfiance très grande par rapport à la liberté des femmes et une forte tendance à les mettre à part, sans oublier qu’une musulmane ne peut épouser un non-musulman, ce qui interdit une pleine intégration des musulmans dans une société non musulmane (un élément essentiel d’une telle intégration, nous disent les anthropologues, étant ce qu’ils appellent l’échange des femmes entre groupes jusque-là étrangers l’un à l’autre).

Financement des mosquées, formation des imams voire instauration d'une taxe Halal.... Doit-on considérer que la loi de 1905 soit ajustée pour l'islam ? Quelles évolutions et adaptations de la loi de 1905 vous semblent-elles nécessaires ?

Philippe d'Iribarne : La loi de 1905 a été conçue dans un contexte où il s’agissait de limiter l’emprise du clergé catholique sur les consciences, au premier chef en limitant sévèrement son rôle dans l’enseignement, et en assurant la neutralité de l’Etat, notamment en interdisant la présence de symboles religieux – en fait chrétiens – dans les bâtiments publics. Un point central d’affrontement a été de savoir à qui, entre la hiérarchie catholique et les fidèles de base, allait être confié l’usage des bâtiments du culte (églises, cathédrales) que l’Etat s’était approprié mais restaient mis à la disposition des fidèles. Après une période de tension, il a été admis que cet usage resterait placé sous l’autorité de la hiérarchie catholique. La construction de nouveaux lieux de culte était privée de tout financement public. Avec la fin du Concordat, la nomination et la formation des ministres du culte échappait à l’emprise de l’Etat, un certain modus vivendi ayant cependant fini par s’établir entre le Vatican qui nommait les évêques et l’Etat français qui était consulté, au moins informellement. Le comportement des fidèles n’était pas visé. Dans leur manière de vivre au quotidien,  ils partageaient un certain style français, marqué par une certaine discrétion dans la manifestation des opinions, notamment religieuses. Et il allait de soi que les catholiques faisaient pleinement allégeance à la France, aimaient la France et que si ils étaient prêts à prendre les armes c’était pour la défendre.

Avec l’islam, on a affaire à des problèmes bien différents. Ce n’est pas le pouvoir d’une institution qui fait problème, mais la manière d’être d’une communauté, le fait que nombre de ses membres refusent de faire allégeance à la France, cherchent à construire une contresociété fondée sur d’autres règles, d’autres conceptions sociales, que celles qui régissent la société française, sont engagés dans une forme de projet conquérant visant à étendre l’emprise de l’islam. Ce qui menace la liberté de conscience des musulmans n’est pas l’autorité d’une institution mais la capacité d’intimidation d’une communauté. La loi de 1905 n’est pas du tout conçue pour traiter ces questions. Il ne s’agit pas tant de la modifier que de concevoir, à côté d’elle, des outils juridiques de lutte contre une telle emprise. Et surtout on peut espérer que viendra des musulmans eux-mêmes une pleine allégeance à la société française avec tout ce que cela implique. Des voix s’élèvent en ce sens au sein du monde musulman. Espérons qu’elles seront largement entendues par celui-ci. 

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