Pourquoi faire aujourd’hui ce qu’on peut remettre à demain : comment la procrastination devient LE mal du 21ème siècle<!-- --> | Atlantico.fr
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1 personne sur 4 dit souffrir de procrastination chronique.
1 personne sur 4 dit souffrir de procrastination chronique.
©Pixabay

A la recherche du temps perdu

Selon une récente enquête menée par Piers Steel, professeur en sciences humaines et expert en dynamique de la motivation à l'université de Calgary, 1 personne sur 4 dit souffrir de procrastination chronique. Mis en perspective, ces chiffres montrent un accroissement de 300 à 400% sur les 40 dernières années de ce phénomène, l'amenant à dire que nous sommes entrés dans "l'âge d'or de la procrastination".

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et et actuellement chercheuse invitée permanente au CREM de l'université de Lorraine.

 

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  • La procrastination se caractérise par une attitude consistant à reporter une tâche, une action à plus tard, et les bonnes résolutions sont parasitées par le "biais du présent".
  • Les modes de vie modernes, avec la multiplication des motifs de distraction en grande partie liée à l’hyper-connectivité favorise la procrastination.
  • En 40 ans, elle aurait augmenté de 300 à 400%, selon une récente enquête menée par le docteur Piers Steel de l'université de Calgary.
  • Le procrastinateur souffre en réalité d'un déficit de maîtrise de soi et d'angoisse.

Atlantico : La procrastination se définit notamment comme le fait de repousser l'information pertinente qui permettrait de résoudre un problème donné. Comment se caractérise-t-elle dans la vie de tous les jours ?

Nathalie Nadaud-Albertini : Dans la vie de tous les jours, la procrastination se caractérise par le fait de se laisser absorber par le mouvement du monde extérieur, lequel est devenu beaucoup plus accessible via les Technologies de l'information et de la communication (TIC), et notamment les smartphones.

Par exemple, on reçoit une information sur son téléphone, elle est facilement accessible, on se dit qu’on ne va y consacrer que quelques minutes, puis on lit des articles connexes, on partage l’information avec son réseau et on en parle avec les membres. Ce faisant, on délaisse l’activité immédiate que l’on devait effectuer.

En quoi se distingue-t-elle de la paresse ?

La paresse est la propension à éviter l’effort de façon volontaire. La procrastination est une tendance à différer la tâche à accomplir. En effet, une personne qui se fait happée par les informations extérieures en surfant de page en page sur Internet se laisse distraire par sa lecture mais ne cherche pas nécessairement à éviter l’effort demandé par les travaux à effectuer. D’autant plus que traiter les informations par lesquelles on se laisse distraire demande un effort intellectuel, ne serait-ce que par la nécessité de synthétiser voire de hiérarchiser des données pléthoriques.  

Par ailleurs, la procrastination est uniquement un moment où l’attention se détourne de la tâche à accomplir dans l’immédiat.Mais, généralement, les gens enclins à la procrastination n’oublient pas qu’ils ont une échéance à respecter, de sorte qu’après leur distraction, ils se remettent au travail pour tenir les délais. Alors que des personnes paresseuses feront tout pour ne pas effectuer le travail.

De quelle angoisse la procrastination peut-elle être le symptôme ?

Il me semble que deux angoisses sont à distinguer. La première est à comprendre en lien avec ce qu’implique l’individualisme contemporain. En effet, l’individu actuel est sommé d’inventer sa vie, indépendamment des déterminismes et des assignations institutionnelles. C’est une grande liberté mais aussi une immense responsabilité puisque l’échec ne peut être imputé à personne d’autre qu’à soi-même. L’individu est donc plus enclin à craindre de ne pas parvenir à réaliser les tâches qu’il doit effectuer, car échouer va au-delà du simple fait de ne pas avoir réussi à faire ceci ou cela. Très vite, c’est la capacité à se construire en tant qu’individu qui est mise en cause. Dans ce contexte, la procrastination est une sorte de soupape de sécurité qui permet à l’individu de relâcher la pression liée à l’injonction de devoir sans cesse s’inventer ou se réinventer. En effet, en différant le moment de la réalisation de telle ou telle tâche, on dépose quelques instants le sentiment de responsabilité totale parfois vécu comme écrasant.

La seconde angoisse a trait à l’histoire des peurs concernant l’influence des médias. Elles naissent avec la Révolution Industrielle qui provoque l’exode rural et suscite de vives inquiétudes quant à la disparition des liens de la communauté. A l’époque, on pensait qu’en ville, les individus seraient atomisés, et par là même privés des interactions au terme desquelles chacun se forge sa propre opinion. On redoutait donc qu’ils perdent toute capacité critique au point de faire leur les idées proposées par les médias.

Cette inquiétude originelle relative à l’influence négative des médias renaît à chaque innovation médiatique, qu’il s’agisse de la radio, de la télévision ou d’Internet. Actuellement, cette crainte se concentre à la fois sur la téléréalité et les réseaux sociaux. Lorsque l’on parle de tendance accrue à la procrastination à cause des TIC, on se situe dans un discours qui n’est que le dernier avatar en date de cette grande crainte des médias née avec la Révolution Industrielle. En d’autres termes, le fait de s’intéresser au lien entre médias connectés et tendance à la procrastination est le symptôme de la résurgence de la peur historique et en grande partie fantasmée de l’influence négative des médias sur les individus.

Outre le fait de vivre dans un monde toujours plus connecté, quels sont les autres modes de vie qui entrent en jeu ?

La façon actuelle de concevoir le travail entre beaucoup en ligne de compte. En effet, du fait des TIC, la frontière entre le temps travaillé et le temps non travaillé est beaucoup plus floue. Il est fréquent de recevoir des appels ou des messages ayant à voir avec sa profession à un moment où l’on n’est pas censé travailler. On abandonne alors l’activité de loisir ou domestique pour se focaliser à nouveau sur son travail.

La perméabilité de la frontière fait que si on peut basculer du loisir vers les tâches professionnelles très rapidement, l’inverse est également vrai. C’est-à-dire que pendant le temps consacré au travail, on peut se sentir davantage autorisé à faire une petite incursion dans sa vie personnelle, via Internet la plupart du temps. Ou alors on ne s’aperçoit pas immédiatement que l’on est passé du domaine professionnel au domaine privé. Par exemple, on peut consulter ses mails avec l’intention de s’assurer qu’un collègue n’a pas envoyé un mail important concernant un dossier en cours et se retrouver à lire sa correspondance privée.

C’est surtout vrai dans le cas des professions intellectuelles ou créatives qui peuvent s’exercer à peu près n’importe où et sans matériel particulier autre qu’un ordinateur et un téléphone. En effet, selon la profession, on n’a pas forcément de bureau ou on n’est pas obligé de s’y rendre à heures fixes pour travailler, l’important étant que le travail soit fait.

Quels sont les impacts négatifs de la procrastination sur la société ?

Le risque de la procrastination réside dans le fait d’avoir le sentiment que le temps de travail s’allonge et phagocyte le temps personnel. En effet, repousser le moment où l’on va effectuer une tâche professionnelle revient à se comporter comme l’élève qui, une fois rentré chez lui, néglige de se consacrer en priorité à ses devoirs au profit d’une activité de loisir.

Obligé de les terminer dans la soirée, il va ensuite se plaindre de la masse de travail personnel demandé par ses professeurs qui ne lui laissent pas une seconde de répit. Alors que c’est l’organisation de son travail qui est en cause. Il en est de même pour les adultes qui, différant tel ou tel dossier, sont obligés de le terminer dans la soirée. Ils vont avoir l’impression qu’on engloutit leur vie personnelle sous le travail, alors que ce sont eux qui ont mal organisé leur journée. Ici, l’important en terme d’impact est le sentiment de ne plus avoir de place pour des activités qui permettent une réelle coupure avec le travail. Car, cette impression risque de provoquer une lassitude morale et physique qui peut nuire à la fois à la productivité professionnelle et à la capacité à s’épanouir dans sa vie privée (puisqu’on a le sentiment de ne plus en avoir).

"Ne remets pas à demain ce que tu peux faire après-demain" écrivait Alphonse Allais. Dans quelle mesure la procrastination peut-elle également être une source d'optimisation de son temps opérationnel, par le fait de s'imposer des délais par exemple ? Peut-elle être une source d'enrichissement personnel ?

Autrement dit, la procrastination peut-elle également avoir des aspects positifs ? Oui, elle en a. A nouveau, c’est surtout vrai en ce qui concerne les professions intellectuelles ou créatives où l’on est parfois confronté à des blocages. Par exemple, lorsque l’on écrit, il arrive que l’on ne parvienne pas à exprimer clairement sa pensée ou à conceptualiser de façon efficace. Une des façons de venir à bout de ce genre de problèmes est de faire une pause. Ça peut être une pause café, comme un petit tour sur les réseaux sociaux. On se change les idées et ce que l’on ne parvenait pas à écrire se formule très facilement.

De plus, dans ces professions, il faut distinguer deux moments : le début où souvent on peine, et le moment où on a une idée très claire de ce que l’on veut faire. Si lors de la seconde période, l’activité semble se réaliser presque d’elle-même tant on se sent inspiré, il en va souvent différemment lors de la première. Les réseaux sociaux fonctionnent alors comme une sorte d’accompagnateur qui permet de relâcher la pression et l’angoisse de la tâche à accomplir.

Il est bien évident que cela ne fonctionne que si l’on ne se laisse pas totalement absorbé par les espaces numériques. Ceci dit, dans la majeure partie des cas, les gens font très bien la part des choses, c’est-à-dire qu’ils savent s’imposer des limites et utilisent leur tendance à musarder sur Internet comme une façon de se mettre au pied du mur et de s’obliger à tenir ensuite leur délais.

Comme vous le mentionnez, une tendance à la procrastination peut également être une source d’enrichissement personnel parce qu’elle permet d’élargir sa culture générale. Surfer de page en page peut parfois amener à s’intéresser à des sujets très éloignés du point d’entrée d’origine.

Cela peut également être une source d’inspiration pour une tâche professionnelle ultérieure. Par exemple, le temps "perdu" à s’intéresser à un sujet n’ayant rien à voir avec la tâche à effectuer dans l’immédiat peut être mis à profit plus tard  parce qu’il aura permis d’acquérir des connaissances ou des informations sur un sujet qui sera utile à un travail à venir. Bien que n’ayant rien à voir avec les technologies numériques, le meilleur exemple de procrastination utile reste Marcel Proust qui, pendant des années, a observé la société de ses contemporains, donnant le sentiment de perdre son temps. On trouve une sorte de journal de bord de cette observation dans Jean Santeuil, mais elle ne prendra vraiment sens et forme que dans Ala recherche du temps perdu.

Ceci dit, tout le monde n’est pas Proust et toutes les activités professionnelles ne se prêtent pas aussi bien à la procrastination que l’écriture. Donc en résumé : numérique ou non, la procrastination peut avoir des vertus, elle n’en reste pas moins à consommer avec modération...

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