Pour la BCE, les salaires comme les profits sont excessifs… Qui arrêtera le massacre économique Made in Francfort ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
La BCE a fait part de ses craintes concernant une hausse excessive des salaires.
La BCE a fait part de ses craintes concernant une hausse excessive des salaires.
©JOHN MACDOUGALL / AFP

En route vers la récession

Il y a quelques jours, Benoit Coeuré, à la tête de l’Autorité de la concurrence, mettait en garde contre les entreprises qui font des profits excessifs

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega

Don Diego De La Vega est universitaire, spécialiste de l'Union européenne et des questions économiques. Il écrit sous pseudonyme car il ne peut engager l’institution pour laquelle il travaille.

Voir la bio »

Atlantico : Il y a quelques jours, Benoit Coeuré, à la tête de l’Autorité de la concurrence, mettait en garde contre les entreprises qui font des profits excessifs. Si on voit bien l’intérêt politique de ce genre de déclaration, y-a-t’il une rationalité économique à les tenir ? 

Don Diego De La Vega : L’avantage avec le « en même temps », c’est qu’il autorise à dire deux choses stupides en même temps ; mais là où ça devient carrément amusant, c’est quand ces deux choses (des profits excessifs ET une "inflation salariale") sont radicalement contradictoires, et cachent en même temps un gros danger que personne n’a envie de voir.

Premier élément : les accusations fantasques de profits « excessifs », dans un pays où on affirme depuis des années vouloir redresser le taux de marge des entreprises (passons). L’ensemble des profits du CAC40 ne représentent qu’un peu plus de ceux d’une seule firme, Apple, mais ce n’est pas grave, ils sont sans doute « excessifs » quand même. Du moins chez LVMH (merci au passage aux chinois qui, disait-on encore il y a peu, ne respectent pas la propriété intellectuelle), et chez CGA-CGM (à la condition de mettre les 18 derniers mois de « surprofits » en rapport avec les 18 années précédentes de sous-profits). Eh oui, les sur-profits d’aujourd’hui chez certains sont le fruit de leurs investissements d’hier et de leur courage entrepreneurial d’avant-hier, mais ne comptez pas sur nos technocrates pour le savoir, eux qui génèrent des sous-profits à chaque fois qu’ils mettent leurs sales pattes dans le monde de l’entreprise (Atos, EDF, Orpéa, Natixis, Air France, j’en passe). Partout ailleurs, on a peine à distinguer des profits, a fortiori des surprofits : sinon, le CAC40 ne se situerait pas (hors dividendes) à son niveau d’il y a 22 ans, et nos petites entreprises ne seraient pas autant à la peine (rembourseront-elles les PGE ? pourquoi sont-elles rachetées en masse par des fonds étrangers ? survivront-elles à la crise des deux prochaines années ?).

À Lire Aussi

L’euro est largement surévalué et voilà ce que ça nous coûte

Du reste, si des « sur-profits » existent du fait de rentes oligopolistiques, alors cela signifie que Benoît Coeuré de l’autorité de la concurrence n’a pas bien fait son travail de vigilance : inimaginable. Un ancien manitou de la BCE qui pousse à la concentration bancaire et à la hausse des taux pourrait-il tomber aussi bas ? et faire le lien avec l’inflation, comme un vulgaire sous-marxiste des années 70 (à l’époque où on croyait à l’inflation par les coûts, par le pétrole ou par les syndicats, et non à l’inflation à proprement parler, par la monnaie) ? (Isabelle Schnabel et Joachim Nagel, les nonces de la Bundesbank auprès de la BCE, font encore ce lien, et leurs collègues aussi ; il n’y a plus un seul économiste à Francfort). Bref.

Vous avez parlé de ces salaires que la BCE voient trop élevés. Les banquiers centraux ont-ils besoin de lunettes de correction ? Au-delà de la stricte question des salaires, le marché de l’emploi en Europe et en France est-il aussi solide qu’ils le voient ?

Deuxième pilier en effet du diagnostic économique de la BCE : les accusations de salaires « excessifs », la fameuse crainte d’une boucle « prix-salaires » qui justifierait selon la BCE la terreur monétaire en cours (depuis un an : plus de 400 points de base de hausses de taux directeurs, assorties d'un début de réduction de la taille du bilan BCE, et d'un euro trop cher, et de menaces de frappes supplémentaires). A première vue, voilà qui semble de bon sens : puisque les gains de productivité sont négatifs depuis plus de 4 ans en zone euro, il est assez évident qu’il y a du sur-emploi et/ou du sur-salaire en grande quantité dans le système, il faut faire quelque chose sinon les profits pourraient en pâtir (ces mêmes profits qui nous venons de le voir seraient… excessifs… passons).

OK ici, mais il y a un hic : dans une économie de marché, c’est la responsabilité des entreprises de corriger le tir ; au nom de quoi une autorité supérieure, fut-elle irréprochable et compétente (Banque centrale, Benoit Coeuré, Marlène Schiappa), pourrait-elle forcer les dizaines de millions de contrats de tout un continent à aller dans une direction donnée, plus austéritaire ? On ne voit pas bien en théorie, et en pratique le succès a rarement été au rendez-vous, pour dire le moins (souvenez-vous par exemple de toute la crise des années 2010 au Sud de l'Europe et, dans l'autre sens, des impacts économiques de tous les Grenelle, des coups de pouce sur les salaires minimums en pleine politique de réduction des charges sur les bas salaires, et des "relances" par la masse salariale de l'emploi public façon 1981 : quelle que soit l'orientation donnée, mieux vaut qu'elle soit donnée par des entrepreneurs décentralisés plutôt que par une administration). Si nos firmes sont trop généreuses avec l’emploi, les salaires et le télétravail, elles doivent avoir leurs raisons (acheter des compétences qui se raréfient du fait de notre éducation nationale, par exemple ?), et de toute façon ce sont elles qui payent. Et si elles payent vraiment trop cher, les actionnaires reprendront la main ; du moins dans les secteurs qui ne sont pas encore complètement soviétisés. Ce n’est pas à Francfort de ramener les salaires vers le bas, ni indirectement par sa propagande et ses menaces, ni directement en créant une récession (Joachim Nagel a dit publiquement cet hiver ce que Benoit Coeuré avait lâché en « off » il y a quelques années : la récession n’est pas un problème mais une solution) (car elle fait monter le chômage et donc rebaisser l’inflation : ces gens là pensent que l’inflation n’est pas une question d’offre et de demande de monnaie mais une question d’offre et de demande sur le marché du travail). 

Ajoutons donc un 2e hic : l’idée sous-jacente d’une inflation créée par les salaires est anachronique. Comme pour les profits, il s’agit d’une explication non-monétaire de l’inflation, une régression intellectuelle. On se moque de ces pays peu alphabétisés où l’on croit qu’une mousson excessive ou insuffisante serait la cause de l’inflation, mais nous ne valons guère mieux désormais. C’est Milton Friedman qu’on assassine tous les jours dans la presse française, sans même le savoir : du sado-monétarisme à l’état pur. La pseudo-boucle prix-salaires est morte en théorie il y a très longtemps,et dans la pratique depuis 4 décennies, partout en Occident : si elle est régulièrement réactivée par l’agence de communication de la BCE et par ses relais, c’est pour couvrir la monstruosité des hausses de taux d’intérêt inutiles, comme en 2008, comme en 2011, comme en 2022-2023.

Car c’est bien de cela dont il s’agit au fond : derrière le décor rigolo de la bataille des marges entre les sur-salaires et les sur-profits (une bataille qui par définition ne peut pas être gagnée par les deux camps en même temps !) se profile un 3e acteur, tutélaire, indépendant, inamovible, dont le bilan a gonflé de 800% ces dernières années et l’égo plus encore, le banquier central ; pour qui c’est toujours la faute des autres, pour qui l’inflation n’est monétaire que lorsque ça l’arrange (jadis, pour fonder son indépendance, moins de nos jours puisque l’indépendance est garantie par la mollesse et les divisions des politiques).

Toutes les diversions sont bonnes quand on veut faire passer 4,5% de hausses de taux dans le vide, dans une économie qui n’a plus de croissance depuis 15 mois, et en pleine baisse des prix du fret, de l’immobilier, des matières premières. Alors va pour le salarié trop gourmand et le capitaliste trop distrait, qui ne savent pas plus que des enfants où se trouvent leurs intérêts et l’intérêt général, là où 26 non-économistes de 18 nationalités savent eux comment fixer la rentabilité du secteur privé pour un demi-milliard de gens, en maintenant le bol de soupe ni trop chaud ni trop froid, toujours.  

Cette histoire est celle de la plus belle réussite outre-Rhin, celle de la BUBA, qui continue de guider le cours des choses. Un pur projet de pouvoir, des OPA institutionnelles dans tous les coins, les taux de change naguère, la supervision bancaire ensuite, demain la gestion des entreprises et peut-être la régulation des monnaies numériques, de l’IA et du Co2. Le plus fantastique étranglement monétaire depuis le coup de la Bundesbank en 1992 (quand cette dernière nous poussa, à l'intérieur de la discipline du système monétaire européen, à une fantastique hausse des taux et à l'hystérie du Franc Fort en spirale, source de la récession de 1993) doit en effet reposer sur une propagandastaffel digne de la Bundesbank, et doit être administré avec les méthodes traditionnelles de la Bundesbank :

- a/ intrusion croissante dans les négociations salariales et dans les conseils d’administration, alors que la réciproque devient impensable (en dépit du fait que les Etats sont actionnaires de la BCE).

- b/ manque total de transparence, refus de tout engagement préalable et refus de la forward-guidance : on ne sait jamais ce que la BCE fera à sa prochaine réunion, ce qui n’empêchera pas cette dernière de reprocher au marché la volatilité excessive sur les obligations.

- c/ promotion de quelques boucs émissaires utiles, une fois les salariés, une fois les patrons, et s’ils peuvent se taper dessus c’est tant mieux ; promotion aussi de la concurrence, mais pas dans le champs des affaires monétaires bien entendu.

- d/ relégation des politiques loin des choses sérieuses (le dernier qui a tenté quelque chose s’est fait dégager et ce n’était pas par l’électorat italien).

- e/ grande plasticité méthodologique : la BUBA aimait les agrégats monétaires quand cela l’arrangeait, maintenant elle parle d’une re-verticalisation possible de la courbe de Phillips, alors que les agrégats qui ont fait leur preuve signalent (tout comme l’inversion de la courbe des taux) une crise façon années 30 pour dans quelques mois, et personne ne proteste.

- f/ après l’effort, le réconfort : organisation de retraites bien méritées pour les banquiers centraux, validées par un comité d’éthique composé de gens très éloignés de ce milieu (alerte ironie) : après Weber chez UBS et Smaghi à la SG, c’est maintenant Weidmann recasé chez Commerzbank. Et tout ce beau monde festoie à Bâle, à la BRI [la Banque des Règlements Internationaux, c'est à dire le cartel des banquiers centraux indépendants, c'est à dire l'antre des politiques déflationnistes, l'endroit où toutes les avancées sociales sont annihilées depuis trois décennies]. La boucle est bouclée (la seule boucle prix-salaires encore en fonctionnement en Europe !). 

On sait comment se terminent les crises mimétiques à la René Girard qui caractérisent le petit monde consanguin des banquiers centraux : après la phase d’hubris de décisions sans rationalité économique, un long enfouissement de leurs responsabilités. 

Cette crise de 1937, ou de 1993 ? La faute à pas de chance. Cette crise de 2008 ? Une sombre histoire de titrisation, d’avidité du marché. Cette crise de 2010-2014 ? Une crise des dettes, pas du tout une crise de chantage sur les pays périphériques de la part de la BCE qui est alors la SEULE banque centrale à refuser le Quantitative Easing.

Et cette crise de 2024 qui vient ? Leurs réponses sont déjà prêtes. L’arrêt nécessaire du crédit après les excès sur les salaires et sur les profits. Il fallait assurer la stabilité des anticipations d’inflation (pas de bol, elles sont ancrées !). Il fallait équilibrer le pricing power des uns et des autres (il est tellement bien équilibré que l’on peut passer en quelques semaines d’un déséquilibre en faveur des uns à un déséquilibre en faveur des autres, et vice versa). Il fallait suivre la FED (mais n’avait-on pas fait l’euro pour ne plus la suivre, justement ?). Il fallait donner des gages après les années Draghi (des gages à qui ? pourquoi ? combien ?) ; Christine a résisté un peu au début, et je l’ai dit dans ces colonnes, mais elle était trop seule pour continuer dans la voie du courage. Il fallait sauver l’assureur germanique qui était mal en point avec les taux négatifs, qui sait. 

Il fallait surtout profiter de la divine surprise d’une inflation statistique à 8% que l’on sait temporaire pour frapper, pour obtenir un diplôme "à la Paul Volcker" [l'ancien chef de la FED qui avait affirmé qu'on n'obtient vraiment ses galons de banquier central qu'en montant les taux, peut-être la meilleure définition du sado-monétarisme] même s’il a peu de lien entre l’envol de certains prix et le renchérissement du prix du crédit ; mais on ne laisse pas passer une occasion pareille. Et voilà pourquoi l’hiver prochain nos taux seront à 4% dans un contexte d’activité nulle ou négative pour le 2e hiver de suite ; et voilà pourquoi leur baisse ultérieure, selon la vieille habitude du « trop peu et trop tard », ne sauvera pas l’économie : le mal est fait.

Le continent va passer en mode congélation-japonisation pour longtemps et il n’y aura pas de responsable monétaire pour répondre aux (hypothétiques) questions de nos politiques, qui de toute façon sont trop occupés à distribuer l’argent public à des start-up pour rentrer dans des débats ennuyeux ou dans des bras de fer perdus d’avance avec une institution dont les traités ont verrouillé l’indépendance et dont l’Allemagne contrôle soigneusement l’orientation en coulisses, indépendance de la BCE ou non. Debouts face à Poutine, couchés face à Christine !  

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !