Post-vérité et mécanismes de domination politique, les liaisons dangereuses<!-- --> | Atlantico.fr
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Claudine Tiercelin publie « La Post-vérité ou le dégoût du vrai » aux éditions Intervalles.
Claudine Tiercelin publie « La Post-vérité ou le dégoût du vrai » aux éditions Intervalles.
©Miguel SCHINCARIOL / AFP

Bonnes feuilles

Claudine Tiercelin publie « La Post-vérité ou le dégoût du vrai » aux éditions Intervalles. À l'heure des fake news et du fact-checking de mauvaise foi, de l'information en continu et des sciences alternatives, on pourrait facilement croire que tout est relatif. Mais pour ne pas céder au cynisme ou au nihilisme, on peut se tourner vers les recherches récentes associant sciences humaines et sociales, qui ont fait progresser l'analyse des mécanismes à l'oeuvre dans les manipulations des négateurs de la science. Extrait 1/2.

Claudine Tiercelin

Claudine Tiercelin

Claudine Tiercelin est une philosophe française. Elle est, depuis 2010, professeur au Collège de France, où elle est titulaire de la chaire de Métaphysique et philosophie de la connaissance. Elle est membre de l’Académie des sciences morales et politiques.

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Si le phénomène de « post-vérité » a pu, il y a une dizaine d’années à présent, retenir autant l’attention, c’est parce que l’on s’est rendu compte à quel point il était devenu à la fois banal et global. Il n’était pas dû à telle ou telle gigantesque catastrophe qui se serait produite ici ou là, à telle ou telle dictature particulièrement féroce : il sévissait partout. Et l’on s’est aperçu aussi que s’il avait pu, dans le monde entier, prendre autant d’ampleur, c’est en partie pour des raisons technologiques, et notamment parce que les media sociaux n’étaient plus seulement, comme cela avait toujours été le cas par le passé, les véhicules de stratégies politiques de désinformation, de mensonges éhontés, et de propagande, mais qu’ils étaient, par leur fonctionnement même, la source d’une dérégulation massive de la communication, des pourvoyeurs d’ignorance, de déni de savoir, et de mépris pour les normes mêmes du discours public. De toute évidence, le problème ne concernait plus les seuls logiciens et épistémologues, habitués, par profession, à analyser la vérité, les preuves, les faits, l’éthique de la croyance, à dénoncer sophismes, contradictions et paralogismes, à décortiquer les formes d’inférence et de raisonnement, les vertus et vices épistémiques, etc. : c’était bien « du monde réel », qu’il était question (It is real-world stuff). D’où la nouveauté et la gravité, en ce sens, des défis : il ne s’agissait plus seulement d’observer et de détailler la diversité des manquements minimaux à la vérité, d’être effaré par le culot et le degré auquel certains parviennent à s’en moquer (et à s’en vanter). Ce que révélait au grand jour la post-vérité, c’est l’amplitude du spectre des mécanismes destinés à établir telle ou telle forme de domination politique.

Parmi les aspects les plus saillants, on relevait, chez la plupart des négateurs et autres idéologues de la post-vérité : un niveau de doute, carrément obscène, à l’égard des faits qu’on ne veut pas croire, allant souvent de pair avec une complète crédulité, en revanche, à l’égard des faits, quels qu’ils soient, dès lors qu’ils ne collent pas avec la manière propre à chacun de voir les choses, quitte à créer, si besoin est, des faits alternatifs, le principal critère étant que cela aille dans le sens de ce que l’on croit déjà. Ce qui se trouvait ainsi battu en brèche, c’est l’idée même que certaines choses sont vraies indépendamment de ce que nous pouvons éprouver à leur propos. Pour reprendre les termes de l’Oxford English Dictionary, la post-vérité dénotait ces « circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour forger le débat politique ou l’opinion publique que les appels à l’émotion et à la croyance ». Que des gens ne respectent pas la vérité ou la nient, cela a toujours existé : et l’on sait même qu’en un sens, chercher à les en dissuader, c’est se lancer dans un dialogue de sourds. Mais ce que révélait la post-vérité, c’est moins un renoncement à la vérité que la subordination sans vergogne des faits à la croyance entretenue, assortie de la volonté de l’imposer aux autres, quelles que soient les preuves (ou l’absence de preuves) disponibles (double domination, idéologique et politique, donc). Comme on l’a observé à l’envi, lors de la pandémie, une telle attitude s’accompagne souvent de la remise en cause des experts, des savants (cette floppée d’esprits étroits et aveugles, tous, mais c’est bien sûr, intéressés, biaisés et vendus au Marché), et d’un scepticisme souvent radical (et donc extravagant) à l’égard de la science (ou plutôt de sa caricature !), de ses méthodes et de ses résultats. Après tout, s’il avait pu y avoir des doutes aussi artificiellement fabriqués par des « marchands de doute » que ceux décrits en 2010 par Oreskes et Conway qui montrèrent comment on pouvait « dissimuler le lien entre le tabac et le cancer par des décennies de désinformation et de doute » – pourquoi n’en irait-il pas de même dans TOUS les cas ?

Tout cela se déroule encore aujourd’hui sous nos yeux : l’obscurcissement, l’usage sélectif des faits, le rejet de ceux qui ne nous plaisent pas, le déni de la science – qui n’est pas incompatible avec l’exploitation politique qui en est faite (sur le changement climatique, le vaccin, la théorie de l’évolution, la rotondité de la Terre) – l’abandon, quand on « raisonne » (ou fait mine de raisonner), de critères reposant sur des preuves, les innombrables biais et mensonges médiatiques, mais aussi le déclin des médias traditionnels, avec, en prime, nombre d’effets pervers : les médias aimant plus la controverse que la vérité, ou s’abritant derrière la norme artificielle du « rapport équilibré », on juge nécessaire – comme sur la Covid ou le changement climatique – de fournir un contre-narratif faux à quelque chose de vrai, ce qui permet au « raisonnement motivé » de prendre racine, de créer un déni de discours et de donner une crédibilité indue à des opinions marginales (ou qui sont, à l’évidence, de pure propagande). On guettera les déclarations fantasques de telle égérie ou prophétesse écologiste, et on s’en délectera, ce qui dispensera de s’informer sur les études puisant aux meilleures sources de l’écologie politique, dont la lecture, pourtant indispensable, serait trop longue et fastidieuse ! À quoi il faut ajouter, bien sûr, le surgissement massif d’informations manipulées ou fake news dont le principe n’est pas simplement d’être fausses ou biaisées, mais de l’être délibérément ou intentionnellement. Comment d’ailleurs s’y retrouver, puisque les versions « officielle », elles-mêmes, ne sont pas en reste, et sont même souvent les premières à se proclamer victimes de propagateurs de faussetés, énoncées à des fins politiques purement hostiles, et à s’empresser d’épingler les « méchants » : Cambridge Analytica, trolls russes, sites extrémistes de droite et de gauche. On aimerait pourtant être sûr que les sites « officiel » d’information (agences de presse et autres ministères…) sont toujours blancs comme neige, ne sont pas eux-mêmes pourvoyeurs de mensonges, de messages plus idéologiques que scientifiquement établis (sur le « genre », la « race », l’« écriture inclusive », par exemple), et ne jettent pas un peu vite le blâme sur les seuls réseaux sociaux, même si est peu contestable l’amplification, que ceux-ci rendent possible, de l’impact des fake news. Autant de sources d’information et de désinformation, en tout cas, qui ont pour effet, à l’échelle mondiale, de brouiller encore plus les lignes entre information et opinion, pire encore, de faire passer de l’information pour du savoir, d’entamer la confiance, pourtant si nécessaire, qu’on peut et doit avoir en lui, mais aussi de multiplier les sources et le degré possibles de l’aveuglement volontaire : car la perte de critères objectifs auxquels on tendait à se fier (et aimerait encore pouvoir le faire) induit aussi des effets pervers sur la propre confiance en soi, qui a constamment besoin d’être raffermie, ainsi qu’on peut le voir sur les réseaux sociaux où l’on cherche souvent à combler virtuellement une inexistence réelle: au moins autant, voire plus, qu’à convaincre les autres, on cherche d’abord à se convaincre soi-même et à se rassurer, d’où la joie ressentie, aux « like » qu’on reçoit, et l’humiliation éprouvée à se voir « dé-friendé », pire, « bloqué »! Et chacun de « partager » ses histoires sur son blog, en faisant, bien sûr, comme si elles étaient vraies. Et puis, « googler » des informations est un tel jeu d’enfant, et c’est si bon marché ! En quelques clics, nous voilà devenus des « pros » du bricolage, de la cuisine ou du tricot; en quelques « tutos », le tour est joué : la réparation de notre imprimante qui faisait d’horribles taches de couleur à chaque impression n’a plus aucun secret pour nous ! Mais c’est là évidemment se rassurer à bon compte sur le savoir qu’on croit ainsi avoir engrangé.

Extrait du livre de Claudine Tiercelin, « La Post-vérité ou le dégoût du vrai », publié aux éditions Intervalles

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