Parler une langue étrangère rend plus immoral mais plus rationnel<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Science
Parler une langue étrangère aurait donc un impact plus important qu'on ne le pense.
Parler une langue étrangère aurait donc un impact plus important qu'on ne le pense.
©Pixabay

Pragmatisme sans frontière

Une étude publié en juin 2015 montre qu'il existe un lien entre les décisions difficiles que l'on prend et la langue dans laquelle nous communiquons. Parler une langue étrangère aurait donc un impact plus important qu'on ne le pense.

Florian  Cova

Florian Cova

Florian Cova est professeur en philosophie à l’université de Genève. @CovaFlorian

Voir la bio »

Atlantico. Une étude publiée en juin 2015 suggère que lorsque l'on présente à des personnes des dilemmes moraux dans une langue étrangère, leurs décisions seraient moins affectées par l'émotion que dans leur langue maternelle. En clair, l'usage d'une langue étrangère aurait un impact sur les décisions que l'on prend, les rendant plus rationnelles et moins soumises à nos émotions. Comment ce processus fonctionne-t-il ? 

Florian Cova : Ces dernières années, la psychologie morale s'est en effet concentrée sur l'étude des dilemmes moraux. Imaginez par exemple qu'un train dont les freins ont lâché se dirige tout droit vers cinq personnes, menaçant de les écraser; Vous vous trouvez sur un pont au-dessus de la voie, près d'un homme si corpulent que le jeter du pont sous les roues du train suffirait à arrêter le train et sauver les cinq personnes. Dans cette situation, pousseriez-vous l'homme corpulent sous le train ? Est-ce même moralement acceptable ? Ce type de problème est censé provoquer un conflit entre deux types de réponses : une réponse automatique et émotionnelle, selon laquelle il est horrible et inacceptable de sacrifier une personne, et une réponse plus raisonnée, calculatrice, selon laquelle sacrifier une personne pour en sauver cinq est, tout compte fait, le meilleur choix. Puisque notre réponse dans de tels cas dépend du processus qui sort vainqueur de ce conflit, il est possible de l'influencer en renforçant ou atténuant l'un ou l'autre de ces processus. Or, un certain nombre d'études suggèrent qu'une même histoire suscite des émotions moins intenses quand elle est présentée dans une langue qui n'est pas notre langue maternelle. On peut donc s'attendre à ce que présenter les dilemmes moraux dans une langue qui n'est pas la langue maternelle du lecteur, en atténuant le poids des processus émotionnels, augmente le poids des processus rationnels. Et c'est ce qui a été observé : les participants tendent à trouver plus acceptable de sacrifier une personne pour en sauver plusieurs quand le dilemme leur est présentée dans une langue qui n'est pas une langue étrangère.

Nous devenons donc plus calculateurs et plus rationnels quand nous communiquons dans une langue étrangère ? Sommes nous pour autant dénués de toute émotion ? 

Non, bien entendu : ce que montrent ces études, c'est que les réactions émotionnelles sont atténuées par le filtre de la langue étrangère, mais pas qu'elles sont inexistantes, bien au contraire. De plus, les psychologues qui défendent l'idée selon laquelle la décision de sacrifier une personne pour en sauver cinq serait la plus rationnelle pensent tout de même que cette décision se fonde ultimement dans nos émotions (même si ce sont des émotions moins violentes). En effet, juger qu'il est au final moralement acceptable de sacrifier une personne pour en sauver cinq suppose que l'on attribue une valeur à la vie humaine, et ce jugement serait ultimement fondé dans nos émotions (comme l'empathie). Etre rationnel, ce n'est pas nécessairement être un psychopathe.

Pour autant, quelle est la langue qui nous rend le plus juste. Notre langue maternelle ou bien les langues étrangères que l'on pratique ? 

C'est une question à laquelle la psychologie seule ne saurait répondre à elle seule, car elle suppose une prise de position philosophique. Est-il plus juste de refuser de sacrifier un innocent, qu'importent les conséquences ? Ou est-il plus juste de prendre en compte le bonheur de tous ? C'est une question sur laquelle s'écharpent chaque jour les philosophes déontologistes (pour lesquels la mort d'un innocent ne saurait être justifiée par les bonnes conséquences qui en découle) et les philosophes utilitaristes (pour lesquels l'action juste se juge à l'aune de ses conséquences). Les premiers recommanderont plutôt de se cantonner à sa langue maternelle, tandis que les seconds vont diront d'y penser à deux fois (et dans plusieurs
langues). Dans un autre domaine, ces études montrent aussi que penser dans une langue étrangère rend plus permissifs envers les crimes sans victimes de nature sexuelle, c'est-à-dire les actes sexuels jugés immoraux par certains alors même qu'ils ne font de mal à personne (comme l'inceste
entre adultes consentants). Là encore, ces résultats sont cohérents avec d'autres résultats dans la littérature et suggèrent que les personnes qui ont un penchant pour l'abstraction et le goût du raisonnement condamnent moins souvent ce type d'actions. Mais là encore, savoir s'il faut penser en langue étrangère dépend de votre position sur de telles questions.

L'emploi d'une langue étrangère est-elle l'unique moyen de créer une barrière de ce type diminuant la portée de nos émotions sur les décisions que l'on prend ? 

Non. Certaines études montrent que prendre son temps avant de répondre, ou répondre après s'être entraîné sur des problèmes de raisonnement un peu "piégeux" produit le même type d'effets.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !