Nous ne savons plus très bien mesurer la productivité et voilà pourquoi c’est bien plus qu’un problème statistique<!-- --> | Atlantico.fr
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Des travailleurs dans une usine automobile.
Des travailleurs dans une usine automobile.
©YASUYOSHI CHIBA / AFP

Efficacité réelle

Alors que le télétravail et l'intelligence artificielle révolutionnent l'économie, les chefs d'entreprises cherchent de nouvelles manières de mesurer la productivité.

Pierre Bentata

Pierre Bentata

Pierre Bentata est Maître de conférences à la Faculté de Droit et Science Politique d'Aix Marseille Université. 

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Atlantico : Selon des informations de Bloomberg, il est de plus en plus difficile d’évaluer la productivité au sein des entreprises. Quel impact cela peut-il avoir ?

Pierre Bentata : La notion de productivité a été définie et est calculée pour une économie industrielle. Typiquement, il va être possible d’étudier la productivité du travail, la productivité du capital ou de l'entreprise. Ce qui intéresse les chercheurs en économie, c'est la productivité marginale. Peu importe ce qu'on observe, ce qu'on regarde, c'est au numérateur, une certaine quantité produite par rapport à ce que l’on observe au dénominateur, la quantité de travail ou la quantité de capital ou d'une heure de travail supplémentaire. Mais quoi que l’on fasse, cela permet d'avoir une bonne mesure de l'efficacité, à condition qu'il soit très facile de segmenter les heures de travail ou la quantité de travail, le nombre d'employés ou le nombre de machines et, de l'autre côté, de pouvoir très bien segmenter la production. Tant que vous produisez des machines en série ou des biens en série et que vous avez des employés sur une chaîne de montage, il est très facile d'observer leur productivité.

Pour les économistes, cela permet d'observer réellement l'efficacité d'une industrie ou d'un secteur ou d'une entreprise, en regardant notamment sa productivité marginale, c'est-à-dire combien produit une heure supplémentaire de travail ou une heure de capital supplémentaire. Techniquement, cela permet de déterminer quel est le niveau de production qu'il faudrait avoir pour gagner le plus de rentabilité. Au niveau des pays, on s'est longtemps concentré sur cet indicateur pour essayer de comparer les niveaux d'efficacité des pays. Le problème est qu'évidemment, on continue à utiliser cet outil aujourd'hui pour observer leur efficacité. Mais il n'y a plus des productions qui sont très segmentables, qui puissent être divisées en unités. De la même manière, il n’est plus vraiment possible de considérer que les gens travaillent un certain nombre d'heures. Pour la plupart des métiers de service, cela ne fonctionne pas comme ça. Et donc au numérateur et au dénominateur, quand on calcule la productivité, on ne sait plus trop comment faire.

Pourquoi on ne sait plus mesurer la productivité ?

Quand votre secteur principal est une usine de montage, vous pouvez parfaitement comparer le nombre de voitures qui ont été montées sur votre usine par rapport au nombre d'employés ou au nombre d'heures de travail. Vous savez donc exactement quelle est l'efficacité de chaque travailleur ou de chaque heure de travail par rapport au nombre de voitures produites car la production est effectuée en série.

Mais lorsque vous avez une économie qui est principalement orientée sur la recherche et le développement, sur la créativité, sur le conseil, cela concerne des activités où chaque minute ou chaque heure passée pour un employé n’est pas du tout la même. Il ne produit pas en série. Il peut se passer une journée, une semaine entière pendant laquelle il est possible d’avoir l'impression que le travailleur en question ne fait rien. On ne peut pas mesurer la productivité parce qu'il est en train de réfléchir ou car il est en train de mettre en place des stratégies s'il fait de la communication. Au bout d'un certain nombre d'heures, il va y avoir tout d'un coup un pic. Il va bien y avoir quelque chose qui va pouvoir être vendu au client ou qui va se transformer en une communication efficace qui va entraîner de la vente ou qui va permettre de décrocher un nouveau contrat.

Il y a quelque chose dans le processus de production qui n’est tellement pas linéaire qu'il n’est plus possible d’observer et de quantifier correctement cette notion de productivité. De manière très globale, il sera possible d’observer combien un salarié est payé et de regarder combien il rapporte. Mais lorsque vous avez principalement aujourd'hui des emplois qui sont basés sur un travail d'équipe, cela est encore plus dur. Dès que cela va concerner la recherche et du développement, la recherche médicale par exemple, la production de médicaments, la fourniture de services pour des avocats, il va être très difficile de calculer la productivité de manière fiable pour tous ces métiers. Ces emplois constituent en réalité aujourd'hui le part la plus importante du PIB dans nos pays. Il est donc de plus en plus difficile d'avoir un outil aussi basique pour arriver à observer l'efficacité et la productivité au sein de certains pans de l’économie.

Quelles sont les principales conséquences de cette réalité ? Beaucoup de décisions sont prises sur le fondement de ces statistiques. Est-ce que cela n'aurait pas des graves conséquences sur les entreprises, sur certains secteurs ou même vis-à-vis des décisions de certains Etats s’il est de plus en plus difficile de calculer correctement cette productivité ?

Cela pose des questions au sein de l'entreprise et relance le débat sur l’organisation du travail. Plusieurs travaux de recherche se sont penchés sur l'analyse de la productivité avec le télétravail. Les résultats sont nuancés. Le fait d’appliquer un ou deux jours de télétravail par semaine permet d’augmenter la productivité. Des travaux vont dans ce sens mais ce n’est pas garanti à 100 %. Au-delà, cela fait diminuer la productivité et reculer l'efficacité, mais la cause réelle reste floue.

Est-ce que cela est dû au fait que lorsque les salariés restent trop longtemps chez eux ils perdent en efficacité car ils ne sont plus au contact des membres de l'entreprise ? Est-ce que c'est parce qu’ils ne travaillent pas ? C'est difficile à savoir et donc il est difficile de prendre des décisions parce que l'on n'est pas capable de comprendre ce qui se passe réellement. Il n’est pas possible de mesurer concrètement leur efficacité. Il faudrait qu'il y ait une sorte de traceur sur les ordinateurs qui soit en mesure de vérifier concrètement ce qui est fait. Mais dès qu’il s’agit d’un travail intellectuel ou créatif, par exemple dans le cas d'un journaliste, il est tout à fait possible que pendant plusieurs heures ou plusieurs jours il réfléchisse et que d'un coup l'inspiration arrive et que l’article soit rédigé rapidement.

En réalité, mesurer la productivité par un outil technique devient impossible. Il va être possible de dire il y a plusieurs heures où il n’a eu aucune efficacité et d'un coup il a été très efficace. Mais en réalité, cela ne se passe pas comme ça.

Cela ne permet plus de répondre à la question fondamentale que posait la productivité, qui était quel est le niveau optimal de production et quelle est la quantité optimale d'employés ou de capital qu’il est nécessaire d’acquérir pour être performant. De nos jours, cela n’est plus possible car le mécanisme et la réalité du travail sont vraiment discontinus. Cela est d’autant plus inquiétant que la productivité permettait aux pays d’attirer des investissements, notamment étrangers. Cela représentait un très bon indicateur normalement de la bonne santé de l'économie. Mais c’est la même réalité pour le PIB d'ailleurs. Philippe Aghion dans un article avait confié que le PIB, avec l’économie numérique, ne représentait plus réellement le gain de valeur. Pour une valeur ajoutée équivalente, il y a des gains qualitatifs qui sont énormes. Pour la productivité, il y a des effets qui sont qualitatifs et qui sont difficiles à observer. De plus en plus d'économistes ont conscience qu’il va falloir trouver un indicateur plus composite, plus complexe, qui intègre le bien-être des employés et leur motivation, parce que finalement c'est le cœur de la productivité.

Dans ce monde avec une économie bouleversée par le travail à distance, quelles pourraient être les nouvelles façons de mesurer la productivité à l'avenir ?

En réalité, il serait bon d’abandonner cet objectif et cette volonté de mesurer. Il s’agit d’une volonté qui est très constructiviste en réalité. Cette mesure de la productivité repose sur l'idée que l'on peut transformer une entreprise ou une organisation humaine en indicateurs quantitatifs qui nous permettent de prendre des décisions qui sont toujours exactes, quel que soit le contexte. On est en train de découvrir que l’on ne mesure pas la productivité d'une industrie manufacturière comme on peut mesurer l'efficacité de personnes travaillant dans la finance ou dans la recherche et le développement. Les agréger ou utiliser les mêmes indicateurs conduit à faire fausse route. Cela amène à faire semblant d'additionner des choses qui n'ont aucun rapport en réalité.

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