Neurophysiologie des contes de fées : la Belle au bois dort-elle vraiment ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Des danseurs se produisent lors de la répétition générale du ballet ''La Belle au Bois Dormant'' le 2 décembre 2013 à l'Opéra Bastille à Paris.
Des danseurs se produisent lors de la répétition générale du ballet ''La Belle au Bois Dormant'' le 2 décembre 2013 à l'Opéra Bastille à Paris.
©JACQUES DEMARTHON / AFP

Bonnes feuilles

Laurent Vercueil a publié « La Belle au bois dort-elle vraiment ? : Neurophysiologie des contes de fées » aux éditions HumenSciences. Comment le sommeil peut-il surgir brutalement et plonger durablement une jeune fille dans l'inconscience ? De quoi les lutins sont-ils faits ? L'auteur, neurologue, prend les contes de fées à la lettre et mène l'enquête. Extrait 1/2.

Laurent Vercueil

Laurent Vercueil

Laurent Vercueil est neurologue hospitalier au CHU Grenoble Alpes, et chercheur à l'institut des Neurosciences (Inserm) au sein d'une équipe travaillant sur l'épilepsie. Il participe au blog de vulgarisation scientifique www.atoutcerveau.fr.

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L’histoire de la Belle au bois dormant est d’une grande simplicité apparente.

À l’origine, il y a la malédiction d’une fée négligée, oubliée des invitations à la fête de naissance, qui, penchée sur le berceau, condamne l’enfant à mort. Mais le sort est heureusement minimisé par une autre magicienne et, s’il ne peut être renversé totalement, au moins ce ne sera que d’un sommeil prolongé que la jeune fille sera frappée.

L’assimilation et la proximité du sommeil et de la mort sont des motifs anciens. La mort est un sommeil sans rêves. Le dormeur, la dormeuse offrent à l’observateur leur masque mortuaire. Mais leur cœur bat et ils respirent. Le conte est précis sur ce point, comme nous le verrons plus loin.

La survenue du sommeil n’est pas rare dans les contes. Sur les 200 contes réunis par les frères Grimm et traduits par Natacha Rimasson-Fertin, 63 mentionnent la présence de sommeil, soit presque un conte sur trois ! Dès lors, le sommeil apparaît presque comme un personnage à part entière : provoqué par des boissons sournoisement offertes, le sommeil est occasion de forfaits, d’omissions de promesses, de rencontres ratées, jusqu’aux corneilles qui crèvent les yeux du dormeur. Un conte chez les frères Grimm inverse même les rôles : dans L’alouette qui chante et qui sautille, c’est le prince qui, victime d’un ensorcellement, pionce comme un sonneur et c’est à son épouse que revient l’initiative de l’en soustraire. Oui, le voisinage du sommeil avec le merveilleux est évident, et pas seulement pour avoir le pouvoir de donner lieu au rêve.

Mais revenons au plus célèbre d’entre eux, La Belle au bois dormant (ou Rose d’épine, chez les Grimm) et, comme l’enfant grandit, arrive le jour où elle rencontre l’instrument pourtant tenu préventivement éloigné d’elle : le fuseau. Elle s’y pique évidemment et s’endort instantanément. C’est un fait d’importance, cette irruption brutale du sommeil. Elle ne sent pas la fatigue fondre sur elle, elle ne perçoit pas la torpeur envahissante, les paupières lourdes, les idées qui divaguent, le contrôle cognitif qui s’efface progressivement. Elle s’endort comme une masse. Le sommeil l’emporte avec la brutalité d’un accident vasculaire. Sans prévenir. Boum !

Puis le conte la décrit dormant. Cent ans, est- il écrit. Et l’enchantement s’étend à l’ensemble des habitants du château, aussi le sommeil est- il général. Les gravures qui accompagnent le conte montrent la prolifération des toiles d’araignée, des ronces et grimpantes qui s’étendent sur les ruines assoupies.

On se souvient du dénouement, le prince qui survient ne s’embarrasse pas de recueillir son consentement : il l’observe (chez Perrault), il l’embrasse (chez les Grimm) ou il la viole (chez Basile), toujours dans son sommeil. L’enchantement est levé à ce moment, ou plus tard, selon la version, après avoir accouché, toujours endormie, de jumeaux – l’un d’eux s’égarant sur elle, tête son doigt à la place du téton et en retire l’écharde empoisonnée qui la tenait en sommeil. Elle se réveille et le conte s’achève (presque). C’est une histoire qui ne reposait que sur le sommeil de son héroïne.

Le conte de la Belle au bois dormant ne fait pas partie de ceux recensés dans l’enquête phylogénique de Graça da Silva et Tehrani et son ancienneté reste imprécise. Toutefois, des contes similaires sont signalés tôt dans le Moyen Âge, tels Perceforest (autour de 1330) ou une saga islandaise du XIIIe  siècle (Völsunga saga) dont l’héroïne, Brunehilde, punie par Odin, est plongée dans un sommeil magique. On a vu aussi sa présence chez Basile, dans Le pentamerone (1634). La malédiction est toujours celle du sommeil, la victime toujours une jeune fille. Les versions qui nous tiennent lieu de référence sont celles fixées par Charles Perrault, en 1697, dans Les contes de ma mère l’Oye et par les frères Grimm, en 1812. C’est à partir de ces versions que nous allons essayer de comprendre ce qui a pu se passer. Quelle histoire nous est racontée là ?

Une enquête diagnostique débute traditionnellement par l’analyse du terrain, c’est-à-dire l’histoire des qualités de la personne affectée par l’événement clinique. En bref, ses antécédents personnels et familiaux, ses particularités physiques et psychologiques, son exposition éventuelle à des facteurs de risque spécifiques, etc.

Dans le cas qui nous intéresse, force est de constater que rien ne semble prédestiner la jeune fille à l’accident dramatique qui l’enlève au monde éveillé (hors le sort qui lui est jeté, bien entendu, mais notre convention est d’ignorer désormais les facteurs du merveilleux). Il s’agit d’une enfant d’un milieu très favorisé, élevée entourée de soins et d’affections, qui n’a certainement manqué de rien. Cependant, on ne peut sous-estimer l’impact sur l’entourage de la jeune fille de la malédiction originelle : les fuseaux sont supprimés de son environnement, on s’entoure de mesures préventives.

Certainement, elle évolue dans un climat de surprotection. Si elle ignore tout de son destin, son entourage en est dûment averti : il y a du non- dit autour d’elle. La disparition de l’objet peut lui sembler suspecte, on lui cache quelque chose. Et, comme dans la fameuse parabole où le grand vizir, pour fuir la mort rencontrée fortuitement au bazar et qui a eu un geste vers lui, se précipite à Samarcande, croyant y échapper, ne fait que rejoindre son destin (de fait, la mort manifestait sa surprise de le voir au bazar, alors qu’elle avait rendez- vous avec lui à Samarcande le soir même), c’est probablement l’absence de l’objet au cours de son existence qui poussera la jeune fille à le manipuler imprudemment le jour dit.

C’est la seule particularité que l’on peut déceler dans son développement : une anxiété environnante, une exagération des mesures de protection, un éloignement de tous les dangers. Avec quel impact ? Quelles conséquences pour l’enfant ? Il est encore trop tôt pour le savoir, mais ces observations peuvent nous être utiles pour analyser la suite des événements.

Lorsque la Belle (elle ne reçoit aucun prénom dans le conte, alors prenons le parti de l’appeler ainsi) se pique au doigt avec le fuseau, elle est jeune fille. Elle est pubère et vierge, si l’on pense que le régime de mesures protectrices qui a été dressé autour d’elle s’est montré opérant. Certaines versions indiquent quinze ans, ou seize, soit un âge où, à l’époque médiévale, un mariage pouvait s’envisager. Charles Perrault en tire la leçon du conte : une jeune fille doit se réserver, fût-ce éternellement, pour son futur mari, celui qui viendra cueillir sa fleur.

C’est alors que survient l’événement qui détermine le récit : la Belle s’endort subitement.

« Tout le monde ment » (Dr House) : la Belle ne dort pas

Dans l’un des meilleurs livres de neurologie destinés au grand public, L’Homme thermomètre, Laurent Cohen mène une enquête méticuleuse qui éclaire de façon magistrale la démarche clinique du neurologue. Le principe est le suivant : toujours remettre en question ce que l’on croit comprendre. Le doute intervient alors comme un moteur principal du raisonnement : ne rien tenir pour acquis. Ce que le Dr House, sous les auspices duquel nous nous sommes déjà humblement placés, a condensé de la façon cynique et provocatrice qui le caractérise, par l’une de ses formules fétiches : « Tout le monde ment. » Aux étudiants que je rencontre, je tente d’apprendre à réfléchir d’abord contre : non pas reproduire servilement les comptes rendus, les descriptifs qui sont transmis de soignant en soignant, mais plutôt se poser en permanence la question centrale : où se trouve l’erreur ? Le piège ? Le plus souvent, la recherche est infructueuse, et c’est tant mieux. Mais, parfois, redresser un raisonnement, soulever une hypothèse alternative, permet d’éviter une pente délétère, des traitements inappropriés, un pronostic incertain. Le doute profite au patient. Le Dr House ne nous dit pas autre chose.

En l’occurrence, doutons : et si la Belle ne dormait pas ? Si ce qui était décrit n’était pas du sommeil, mais seulement une apparence du sommeil ?

La prédiction de la sorcière est celle d’un « sommeil profond » (dans les versions de Perrault et des frères Grimm) et, de fait, lorsqu’elle se pique à la pointe du fuseau, elle semble tomber assoupie.

Mais qu’est- ce qui permet d’identifier le sommeil ? La fermeture des yeux, la rareté des mouvements spontanés, le calme de la respiration, l’absence de réaction aux stimulations de l’environnement (sauf si l’intensité de la stimulation dépasse le seuil déclenchant le réveil, bien sûr, mais nous y reviendrons). Comment est décrite la Belle ? Dans la version de Perrault, les renseignements nous sont précieux :

« On eût dit d’un ange, tant elle estoit belle : car son évanouissement n’avoit pas osté les couleurs vives de son teint : ses joues estoient incarnates, et ses lèvres comme du corail ; elle avoit seulement les yeux fermez, mais on l’entendoit respirer doucement : ce qui faisoit voir qu’elle n’estoit pas morte.

Le roi ordonna qu’on la laissast dormir en repos, jusqu’à ce que son heure de se réveiller fust. »

La Belle dort, mais ses fonctions vitales sont pleinement assurées : elle est bien oxygénée, comme en attestent la couleur de ses téguments (« les couleurs vives de son teint ») et la qualité de sa respiration. Elle a les yeux fermés, ce qui est un marqueur comportemental majeur du sommeil : l’éveil se caractérise par l’activation d’un petit muscle, le muscle releveur de la paupière supérieure. Celui qui, lorsqu’il s’active, le matin, signale que la journée commence et que notre nuit s’est achevée. Le releveur de la paupière supérieure est aussi le muscle qui témoigne auprès du réanimateur de la sortie du coma.

Mais donc, doutons : si elle ne dormait pas ? Par exemple, si son immobilité, la fermeture de ses yeux, n’étaient pas dû au sommeil, mais à une forme de paralysie. Une paralysie soudaine, brutale, qui la prive de l’usage de ses muscles. Elle est allongée, semble inconsciente, endormie, mais se trouve en réalité dépourvue de la possibilité motrice de manifester sa présence.

Par exemple : la pointe du fuseau était imprégnée de curare. La Belle est empoisonnée, le curare gagne les synapses neuromusculaires, les connexions entre la commande nerveuse et l’exécutant musculaire, et bloque définitivement la transmission locale de l’information : elle ne peut plus bouger, elle chute, elle est au sol, les yeux fermés, tout le monde la croit endormie. Cette première hypothèse peut être cependant rapidement évacuée, pour au moins deux bonnes raisons. La première, c’est que le curare tue en paralysant la musculature respiratoire, en asphyxiant, or la Belle respire tout à fait confortablement, comme nous l’avons vu. La seconde raison est historique : le curare, appelé ourari, était utilisé à la pointe des flèches dans les tribus amazoniennes. Projeté par des sarbacanes, il permettait d’abattre les proies en silence et d’être plus efficace à la chasse. Mais les Européens ne découvrent cette technique de chasse qu’à la toute fin du XVIe siècle , soit bien après la naissance du conte, dont on a vu qu’il remonte, au moins, aux premiers siècles du deuxième millénaire. Exit l’hypothèse du curare.

Une autre cause de paralysie soudaine, qui prive une personne de l’usage des moyens de communiquer en la laissant toutefois consciente de son état, est le dramatique syndrome de l’enfermement, ou locked-in syndrome. Jean- Dominique Bauby, victime de cette forme sévère d’accident vasculaire cérébral (ou AVC), en a produit un récit poignant dans son livre Le scaphandre et le papillon, adapté au cinéma par Julian Schnabel en 2007. Les patients victimes de ce syndrome souffrent d’une thrombose (un caillot qui obstrue la circulation dans un vaisseau) d’un tronc artériel irriguant la portion inférieure du cerveau, appelée tronc cérébral. Or, dans le tronc cérébral circulent les voies qui transmettent l’information depuis le cortex vers les muscles du tronc et des membres, et la commande des nerfs crâniens. Le reste du cerveau est indemne, aussi les patients recouvrent- ils rapidement un état de conscience normal. Mais ils n’ont plus la possibilité de commander les mouvements du corps. En revanche, le contrôle de la ventilation est préservé, ainsi que la régulation autonomique, de sorte que les personnes atteintes respirent normalement, leur cœur bat et leur tension artérielle est stable. Jean- Dominique Bauby est parvenu à récupérer le mouvement volontaire de sa paupière gauche, ce qui lui a permis de communiquer à l’aide d’un code et de dicter la totalité de son livre à Claude Mendibil et Antoine Audouard, son éditeur. Malheureusement certains malades ne récupèrent aucune motricité volontaire, même infinitésimale. Ils semblent alors être inconscients, dans le coma, alors qu’ils sont bien présents.

Cette situation est redoutée dans les services de réanimation. La crainte est de confondre des sujets dans le coma profond avec ces personnes qui sont seulement privées des moyens de communiquer leur état de conscience. Il existe heureusement des outils permettant de les identifier correctement. L’un d’eux, original mais encore peu accessible, est représenté par l’imagerie cérébrale fonctionnelle par RMN (résonance magnétique nucléaire). Dans un article qui a fait beaucoup de bruit en 2006, le neuroscientifique Adrian M. Owen et ses collaborateurs, des universités de Cambridge et de Liège, ont montré qu’il était possible de détecter la présence d’un état de conscience normal en faisant effectuer une tâche mentale pendant la réalisation d’une IRM fonctionnelle chez des sujets dont l’état avait été initialement considéré comme « végétatif », autrement dit, inconscient.

En somme, une personne subitement immobile, les yeux fermés, respirant calmement, ne dort peut- être pas, surtout si elle n’est pas réveillable aisément. Peut- être est- elle victime d’un AVC du tronc cérébral, qui la prive de nous communiquer le contenu de sa conscience.

Bien que de nombreux facteurs de risque des AVC aient émergé avec les modes d’existence du monde moderne (tabac, alcool, cholestérol élevé, surpoids…), ils accompagnent la vie humaine depuis très longtemps. Probablement aussi loin qu’un bout de cervelle a pu se trouver au bout d’une artère, dépendre ainsi de son apport sanguin et suspendre son fonctionnement lorsque celle- ci a eu le mauvais goût de se boucher. Le caractère soudain de l’événement a été souligné par l’appellation « attaque cérébrale ». Hippocrate parlait d’« apoplexie », un terme oublié aujourd’hui, qui signifi e littéralement « frapper avec violence ». La Belle est frappée, c’est indéniable, avec violence. Son tronc basilaire (artère à la base du crâne) se bouche, elle tombe, elle ne dort pas mais ne réagit plus. Et pour longtemps.

Enfin, pas si longtemps. Les conditions de survie d’une personne paralysée subitement n’étaient pas celles d’aujourd’hui.

Les victimes d’AVC devaient mourir rapidement, faute de soins appropriés et de mesures préventives, des complications inhérentes à leur état. L’un des apports majeurs du développement des « stroke units », les unités spécialisées dans la prise en charge des AVC, tient précisément à la qualité des soins infirmiers (on se laisse à dire désormais « soins de nursing ») qui ont transformé le pronostic. Ces soins évitent, entre autres, les complications rapides dues à l’immobilité prolongée du patient. C’est pourquoi l’hypothèse d’une « attaque d’apoplexie » ne peut être retenue pour la Belle, fût- elle entourée des soins de nursing que les servantes du château lui auraient nécessairement prodigués. Et puis, n’oublions pas qu’elle se réveille un jour. Et aussi subitement qu’elle s’est endormie.

Exit, donc, l’hypothèse du curare, dont une main mal intentionnée aurait imprégné la pointe du fuseau, ainsi que celle de l’AVC et du locked-in qui aurait frappé une jeune fille sans facteurs de risque, peut- être sous le coup du stress (« Je me suis piquée… avec le fuseau interdit par mon père ! »). Ces deux pistes ne tiennent pas la critique. Il faut bien admettre que la Belle s’est endormie, comme le suggère le texte du conte qui précise même que : « Le roi ordonna qu’on la laissast dormir en repos, jusqu’à ce que son heure de se réveiller fust. » C’est bien du sommeil, et l’on demande même qu’il soit respecté, étrangement, jusqu’au réveil.

Mais pourquoi l’adolescente s’endort- elle ? Et si subitement ? Il nous faut examiner les causes possibles d’un sommeil si massif et profond, que rien, ou presque, ne peut troubler. Une cause qui pourrait avoir existé, il y a fort longtemps, et présenter ce caractère si spectaculaire qu’il a frappé les esprits au point d’en faire un personnage de conte…

La Belle dort vraiment, et profondément

Si la Belle est vraiment endormie, alors trois pathologies du sommeil peuvent concerner plus particulièrement une adolescente, et il s’agit à présent de voir si elles sont compatibles avec les éléments du récit merveilleux : en l’occurrence, le syndrome de Kleine-Levin, la narcolepsie et l’hypersomnie idiopathique.

Le diagnostic d’hypersomnie idiopathique peut être évacué assez facilement. Il s’agit de personnes dont le temps de sommeil effectif est anormalement prolongé. Soit qu’elles dorment, nuit après nuit, pendant de longues périodes de temps, soit qu’elles s’endorment facilement en journée, toujours en l’absence de dette de sommeil. Il ne s’agit pas d’un décalage de phase de sommeil, comme on le voit fréquemment au cours de l’adolescence, avec un retard dans la survenue du sommeil qui retentit sur le réveil au matin, difficile aux heures habituelles ou décalé le week-end, lorsqu’il est acceptable de traîner au lit. En somme, il s’agit de personnes qui dorment beaucoup mais qui, néanmoins, ont des périodes d’éveil ; ce que notre princesse ne présente aucunement. Comment ces dormeuses excessives pouvaient être considérées à l’époque préclinique ? Peut- être avec reproche, sans doute sans compassion excessive, mais sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir un ensorcellement, on l’imagine.

Le syndrome de Kleine-Levin est plus intéressant à considérer. Il touche des adolescents, la cible qui nous concerne dans le conte. Il est vrai cependant qu’il atteint surtout des adolescents masculins (80 %), mais pas exclusivement. C’est un trouble rare que la médecine ne comprend pas encore parfaitement. Brutalement, les jeunes qui sont touchés se mettent à dormir de façon continue, hors de brefs réveils pour manger avec voracité, sans discernement, pour présenter une confusion ou pour avoir des comportements témoignant d’une désinhibition, comme une hypersexualité. Le tableau est bruyant, inopiné, ou suit un événement mineur, et peut durer plusieurs jours, voire plusieurs semaines, pour s’interrompre et récidiver à intervalles éloignés. Les examens qui sont réalisés, notamment l’imagerie du cerveau, sont normaux, sauf l’électroencéphalogramme, lequel, enregistrant l’activité électrique du cerveau pendant l’épisode, recueille du sommeil profond. Une adolescente qui est plongée dans un sommeil de plusieurs jours, comme sous l’effet d’un sort jeté, aurait-elle pu souffrir d’un syndrome de Kleine-Levin ?

En langue anglaise, le conte de la Belle au bois dormant est intitulé Sleeping Beauty. Il semble qu’avec ce titre, elle quitte l’enchantement diffus qui plonge la forêt dans le sommeil (« le bois dormant ») pour une affection plus personnelle, individuelle (« la Belle endormie »). Or, pour les Anglais, ce qu’ils appellent le « sleeping beauty syndrome » correspond au syndrome de Kleine-Levin. La littérature médicale aurait- elle déjà établi le diagnostic définitif ?

En réalité, des données récentes suggèrent que l’atteinte au cours du syndrome de Kleine-Levin est plus complexe qu’il n’y paraît. Ainsi, les neuroscientifiques Sophie Lavault et Isabelle Arnulf, de la Pitié- Salpêtrière et de l’Institut du cerveau et de la moelle épinière à la Pitié- Salpêtrière, à Paris, ont étudié la plus grande cohorte jamais constituée de patients souffrant d’un syndrome de Kleine-Levin, sachant qu’il s’agit d’une affection dont la prévalence est aux alentours d’un cas pour un million dans la population générale. Chez plus d’une centaine de patients, ce travail a permis de préciser certaines caractéristiques : d’abord, l’hyperphagie (le fait d’avoir un comportement de dévoration alimentaire au cours des rares périodes d’éveil) et l’hypersexualité concernent en réalité moins d’un cas sur deux, ce qui va plutôt dans le sens du conte où l’on voit mal la Belle se jeter sur la nourriture ou carrément sur le prince à son arrivée. Mais, d’un autre côté, le sommeil qui dévore plus de dix- huit heures dans la journée n’est pas continu, et si les réveils sont pénibles, confus, ils demeurent possibles. Troisièmement, le syndrome de Kleine-Levin, et plus généralement les hypersomnies récurrentes, est marqué par la répétition des épisodes, alors que l’accès qui survient dans le conte est unique (il est vrai que l’on n’a connaissance de l’évolution ultérieure qu’à travers la formule évasive « ils vécurent heureux et eurent de nombreux enfants », ce qui est pour le moins succinct en matière de suivi…).

Finalement, ce qui est le moins compatible avec ce diagnostic est la façon brutale dont le sommeil survient : sitôt le doigt piqué, la Belle s’assoupit. Cette instantanéité et ces circonstances sont très inhabituelles pour un syndrome de Kleine- Levin et il nous faut bien envisager notre troisième hypothèse en relation avec le sommeil : la narcolepsie.

Extrait du livre de Laurent Vercueil, « La Belle au bois dort-elle vraiment ? : Neurophysiologie des contes de fées », publié aux éditions HumenSciences

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