Neuralink : les hommes augmentés seront-ils toujours des hommes ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La société Neuralink d'Elon Musk vient de franchir une étape majeure.
La société Neuralink d'Elon Musk vient de franchir une étape majeure.
©Neuralink / AFP

Transhumanisme

Elon Musk a annoncé qu'un implant cérébral de sa société Neuralink avait été posé dans le cerveau d'un premier patient humain. Cette étape ouvre-t-elle la voie à une humanité augmentée ?

Laurent Alexandre

Laurent Alexandre

Chirurgien de formation, également diplômé de Science Po, d'Hec et de l'Ena, Laurent Alexandre a fondé dans les années 1990 le site d’information Doctissimo. Il le revend en 2008 et développe DNA Vision, entreprise spécialisée dans le séquençage ADN. Auteur de La mort de la mort paru en 2011, Laurent Alexandre est un expert des bouleversements que va connaître l'humanité grâce aux progrès de la biotechnologie. 

Vous pouvez suivre Laurent Alexandre sur son compe Twitter : @dr_l_alexandre

 
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Damien Le Guay

Damien Le Guay

Philosophe et critique littéraire, Damien Le Guay est l'auteur de plusieurs livres, notamment de La mort en cendres (Editions le Cerf) et La face cachée d'Halloween (Editions le Cerf).

Il est maître de conférences à l'École des hautes études commerciales (HEC), à l'IRCOM d'Angers, et président du Comité national d'éthique du funéraire.

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Atlantico : Neuralink vient de permettre la pose d’un premier implant sur l’Homme. Cela n’est pas sans soulever un certain nombre de questions éthiques ou philosophiques. Faut-il penser, par exemple, que l’espèce humaine pourrait être scindée en deux groupes en raison de la sélection génétique, après l’augmentation de certains d’entre nous ?

Laurent Alexandre : Ce problème a été soulevé notamment par l'Académie de médecine qui a fait remarquer dans une déclaration que la technologie d'Elon Musk, contrairement aux autres interfaces cérébrales, était destinée à augmenter les capacités intellectuelles. Donc, dans son communiqué du 13 décembre 2003, l'Académie de médecine française sépare Neuralink des autres fabricants de prothèses intracérébrales et elle déclare cette quête d'un transhumanisme porteuse de risques très importants, comme de créer de nouvelles catégories d'êtres humains. L'une dont le comportement, préfiguré par celui de nombreux utilisateurs actuels de réseaux sociaux, pourrait rester sous le contrôle de l'entreprise responsable de l'implant, instaurant une nouvelle forme d'esclavage, l'autre disposant de capacités intellectuelles supérieures lui permettant de dominer la population non équipée. Donc, avant même la première implantation, l'Académie de médecine s'est inquiétée de cette possibilité que les implants Neuralink se traduisent par une humanité à plusieurs vitesses. Actuellement, la première phase du plan Neuralink n'est pas destinée à faire de l’augmentation mais juste à réparer des gens dont le cerveau ou la moelle épinière sont abîmés. L'objectif est de permettre à des aveugles de naissance de voir à des paralysés de pouvoir à nouveau mobiliser leurs membres, et puis également à des gens ne pouvant plus communiquer par la voix de communiquer par télépathie à destination de leurs téléphones portables ou d'un ordinateur. Donc aujourd'hui, la phase un de Neuralink est une phase de réparation. C'est une phase médicale. Ce n'est pas une phase transhumaniste d'augmentation humaine. Mais on l'Académie de médecine s'est inquiétée il y a un mois et demi de la possibilité que la phase deux de Neuralink, c'est à dire l’augmentation neuronale crée une société à deux vitesses. Elon Musk a réaffirmé qu'il y aurait bien deux phases et que dans la deuxième phase, ces implants qu'il appelle Telepathy sont destinés au grand public pour communiquer avec des ordinateurs ou entre deux individus. 

La phase actuelle ne pose pas de problème éthique majeur. La phase deux en pose et ils ont déjà été soulignés par l'Académie de médecine le 13 décembre. Elon Musk va devoir implanter beaucoup d'implants de réparation avant que la FDA autorise des implants d'augmentation. La phase deux ne devrait pas avoir lieu rapidement. Il est peu probable qu’Elon Musk, qui a besoin de l'administration américaine, contourne l’administration. Même s'il n'est pas le premier sur les implants de réparation, Elon Musk va comme d'habitude montrer qu’il est un industriel de génie et qu'il est capable de monter en puissance très vite. Il est tout à fait possible qu'en matière d'implants intra cérébraux, il rattrape son retard et industrialise mieux ce procédé que les autres acteurs.

Damien Le Guay : Il fait toujours raison garder quand l’on aborde de telles questions. Bien sûr, il faut être inquiet et poser les bons garde-fous éthiques. Il est aussi nécessaire de s’interroger sur le sens général de cette architecture bionique. Cependant, avant d’en arriver là, encore faut-il bien distinguer les choses. Sur la question de l’interface cerveau-machine, qui est celui dont on parle aujourd’hui, il faut distinguer trois niveaux d’interventions spécifiques. Le premier concerne les éléments de restauration, d’amélioration et de correction du corps humain. On parle ici d’un projet de restauration de la vision des aveugles et de faire marcher des tétraplégiques… Dans ce cas de figure, la question qui se pose est la suivante : sommes-nous, humains, invariablement enfermé dans notre nature ou, au contraire, pouvons-nous profiter de toutes les améliorations que la science a pu produire jusqu’à présent ? Force est de constater que la technique, la médecine ou la chirurgie et la neurologie ne cessent pas de nous aider (et c’est tant mieux !) à être plus à même de faire plus et mieux avec nos défaillances et limites. Ainsi nous pouvons faire davantage appel à l’intégralité de notre potentiel et nous permettent aussi d’améliorer nos fonctions déficientes. Dès lors, il apparaît logique d’affirmer que corriger ou suppléer à des fonctions neurologiques corporelles s’inscrit dans la continuité du beau projet de l’intelligence scientifique, médicale, quitte parfois à changer des éléments de nous-même – et donc à perdre une partie de notre intégrité corporelle au profit d’une prothèse, par exemple – qui permettent une amélioration de nos capacités.

Cette première ambition, me semble-t-il, paraît tout à fait acceptable sur le plan éthique. Il ne faut donc pas s’en alarmer plus que de raison, y compris quand il s’agit d’implanter de potentiels BCI (Brain-Computer Interface, pour interface cerveau-machine). 

Cela dit, pour en rester toujours aux principes éthiques, deux autres points méritent des mises en garde. Quand il est dit que, à terme, ces implants pourraient s’avérer susceptible de guérir certaines maladies psychiatriques, il y a matière à s’inquiéter. Il faut bien comprendre la double frontière que nous nous apprêtons à franchir. Il y a celle de notre intimité cachée, qui consiste pour tout un chacun à penser quelque chose sans qu’autrui puisse le savoir. Ces pensées nous appartiennent. Ce fond secret, qui fait l’intimité, la personnalité et la subjectivité de tout un chacun doit rester un domaine personnel, tout à fait inexpugnable. Une transparence serait alors un viol de conscience à l’égard de cette « intimité à moi-même”, comme le dit Augustin. C’est une ligne rouge éthique à ne pas franchir.

La seconde ligne rouge éthique à ne pas franchir concerne les maladies psychiatriques stricto sensu, qui peuvent d’ailleurs être soignées à l’aide de médicaments. Il importe de considérer que de potentiels BCI capables de guérir les infinies labyrinthes de notre inconscient constituent une ambition folle, prométhéenne. Comment faire l’économie de la parole, de la confiance partagée, du sens donné et de toute la panoplie des soins psychiatriques ? C’est un Rubicon qu’il ne faut pas traverser.

Troisième point d’inquiétudes potentielles : tout ce qui concerne l’horizon du transhumanisme. Si l’on accède à la visée d’un Homme transhumaniste, qui ne connaît pas la mort, qui vit des centaines sinon un millier d’années en transplantant son cerveau d’un corps à un autre à l’aide de machines, alors nous en arrivons effectivement à une forme de double-humanité. Il y aurait une humanité d’avant : mortelle, médiocre, faible. Face à elle, une surhumanité qui accède à une forme d’immortalité permise par les machines.

Je ne suis pas sûr, cependant, que la question de la sélection génétique soit la plus pertinente. Bien sûr, il y a eu le fantasme de pouvoir repérer, parmi les prix Nobels, les patrimoines génétiques les plus impressionnants. C’est de l’eugénisme. Du reste, en l'occurrence, dans cette question du BCI il ne s’agit pas d’améliorer le patrimoine génétique : il s’agit d’améliorer les fonctions défaillantes du cerveau. Les gènes de ceux qui bénéficient de ces implants ne sont pas modifiés. Dès lors, pas de transmission de l’amélioration à la génération suivante.

Pour revenir sur le transhumanisme, selon vous, est-ce qu’avec ce type d’implants l'être humain de demain sera le même qu'aujourd'hui ou est-ce qu’il y aura une révolution de la frontière entre machine et humain ?

Laurent Alexandre : Sam Altman a proposé d’accorder à une très large partie de la population mondiale un revenu universel parce qu'à son avis, la plupart des gens ne vont pas être compétitifs face à l'intelligence artificielle.

Elon Musk se tourne vers une stratégie alternative, le transhumanisme. Il propose d’augmenter le cerveau humain grâce à ses implants Neuralink.

L’autre stratégie possible concerne le post-humanisme. Cela consiste à accepter le grand remplacement cognitif, à accepter notre dépassement par l'intelligence artificielle. Cette stratégie est plébiscitée par Ray Kurzweil chez Google et par Larry Page, le co-fondateur de Google. Ils sont convaincus que le cerveau humain doit aujourd'hui laisser la place à l'intelligence artificielle parce qu'il ne peut pas être augmenté suffisamment vite pour rattraper l'intelligence artificielle des prochaines décennies.

Il y a donc un grand débat aujourd'hui sur le fait de mettre les travailleurs au rebut, la nécessité d’augmenter les travailleurs ou d’accepter le dépassement de l'humanité par la machine.

Dans quelle mesure cette réalité peut-elle changer notre conception de la société ? Quelle est l’ampleur des inégalités auxquelles il faudra s’attendre, notamment en raison du peu d’accessibilité de ces produits ?

Damien Le Guay : Je ne sais pas. Rien ne permet d’affirmer que ces produits resteront inaccessibles dans la durée, au contraire. Souvenons-nous du Professeur Christian Barnard qui réalisait, dans les années 1970, la première transplantation cardiaque du monde ! A cette époque, l’opération coûtait cher et relevait de l’exceptionnel, du fait de sa complexité technique. C’est le cas, initialement, de toutes les innovations médicales. Mais ce qui était exceptionnel à un moment donné finit par se démocratiser. S’il y a, à terme, des exosquelettes (c’est-à-dire des structures mécaniques) qui sont équipés d’une forme d’intelligence et permettent de reproduire certains des miracles que seule la religion pouvait promettre (faire voir les aveugles ou permettre à des handicapés moteurs de marcher), il n’y a pas de raison qu’une telle technologie ne bénéficie pas au plus grand nombre. Cela prendra un certain temps, simplement.

Naturellement, il persistera des inégalités liées au niveau de vie : les Français vivent mieux que nombre d’autres individus nés dans des nations plus pauvres et qui, eux, auront probablement davantage de mal à se soigner comme les habitants des nations nantis. Mais au sein d’une même société, les améliorations faites, à un moment donné, pour les uns bénéficient généralement aux autres.

Un tel changement est-il vraiment susceptible d’arriver, selon vous ?

Damien Le Guay : Le cerveau constitue, rappelons-le, un mystère insondable. A cet égard, la perspective du transhumanisme, qui consiste à vouloir contrôler ou dupliquer le propre de l’Homme, est un fantasme. Le cerveau, ainsi que le soulignent les neurologues, est trop complexe pour que cela ne relève pas de l’utopie scientiste. Tout individu possède 85 milliards de neurones. Ils engendrent 1000 milliards de connexions neuronales. On ne parle pas d’une bougie de moteur ou d’un mécanisme de montre. Même en réussissant à dupliquer tout cela, cela ne veut pas dire que l’on pourrait dupliquer ce qui fait le propre d’un individu donné. Son esprit. Son âme. Comme si nous n’étions que notre cerveau et notre cerveau que des neurones. Notre condition mortelle reste la nôtre. Il nous faut vivre avec elle plutôt que de nous illusionner avec ces rêves cauchemardesques du transhumanisme - lui qui est un nouvel opium du peuple. Les centaines de milliards investis dans la Silicon Valley sur ces sujets d’une humanité nouvelle soustraite à la mortalité flattent la toute-puissance de ces nouveaux nababs et pourraient être investis ailleurs pour améliorer le sort des plus pauvres ! 

Dans l'hypothèse où il y aurait dépassement par la machine et la création d'une nouvelle espèce humaine grâce aux implants, est-ce l’humanité serait toujours la même ? S'il y a davantage d'interactions avec la machine, sera-t-il toujours possible de parler d'êtres humains ? 

Laurent Alexandre : Le déferlement de l'intelligence artificielle est plus rapide que prévu. Notre dépassement par la machine est plus rapide que ce qui avait été anticipé. Tous les experts ont fait ce constat ces derniers mois, les inventeurs des réseaux de neurones et les industriels. L’humanité est dans une situation inédite qui n'a pas été prévue. Cette accélération des capacités de l'intelligence artificielle entraîne une pression. Elon Musk a raison de penser que la société va paniquer, va avoir peur et va vouloir augmenter le cerveau biologique humain pour résister face à la machine. Aujourd'hui, il est difficile de faire des pronostics. Certains sont inquiétants pour l'espèce humaine. Le fondateur de Nvidia, les microprocesseurs qui équipent la totalité des ordinateurs faisant de l'intelligence artificielle, a déclaré que, en 2032 l'intelligence artificielle sera 1 million de fois plus intelligente que ChatGPT-4. 

Cette accélération n'a pas été anticipée et ses conséquences n'ont pas été évaluées ou pensées. L'humanité n'a pas encore de stratégie pour réagir face à ce tsunami d'intelligence artificielle qui déferle sur des sociétés non préparées, avec des systèmes éducatifs qui fonctionnent mal, avec un faible pourcentage de la population mondiale qui maîtrise les nouvelles technologies. 

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