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Un buste de l'empereur Napoléon Bonaparte.
Un buste de l'empereur Napoléon Bonaparte.
©Philippe LOPEZ / AFP

Bonnes feuilles

Philippe Courroye a publié « Accusé Napoléon, levez-vous ! » aux éditions Robert Laffont. Alors que des centaines de nos rues et avenues célèbrent ses victoires et ses maréchaux, très peu honorent sa mémoire. Quant aux rares lignes que lui consacrent les manuels scolaires, elles sont le plus souvent critiques. Napoléon Bonaparte mérite-t-il cet oubli, voire ce blâme de l'Histoire ? Extrait 1/2.

Philippe Courroye

Philippe Courroye

Philippe Courroye a été juge d'instruction et substitut général de la cour d'appel de Lyon, premier juge d'instruction au pôle économique et financier de Paris, puis procureur de la République au tribunal de grande instance de Nanterre (2007-2012). Depuis 2012, il est avocat général près la cour d'appel de Paris.

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«La vie de Bonaparte était une vérité incontestable, que l’imposture s’était chargée d’écrire», affirme Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe. Avec ce dernier chef d’accusation, voici notre cour confrontée à sa plus délicate exploration de la destinée de Napoléon. Et si toute son épopée n’avait été qu’une gigantesque falsification? Et si le personnage historique traduit devant ce tribunal n’était qu’une sorte de faussaire poursuivi pour escroquerie face à l’histoire ? Napoléon est-il un mythe fabriqué, notamment par lui-même, ou une légende justifiée ?

L’agence de pub Napoléon Bonaparte

Que Napoléon soit un immense communicant est incontestable. En cela, il n’a fait que reproduire les grandes figures de l’humanité qui l’ont précédé, puis inspirer celles qui lui ont succédé. Jules César sculpte lui-même sa propre statuaire dans le marbre de la Guerre des Gaules. Louis XIV ose la comparaison avec le soleil et joue sur tous les registres de la communication : la démesure architecturale de Versailles en est l’éclatant témoignage. Enfin, Charles de Gaulle, lucide sur sa «chanson de geste», reconnaît qu’au fond, toute sa vie, il a «fait semblant» : semblant de transformer la poignée de soldats de Londres et de l’armée des ombres en France éternelle, unique, légitime ; semblant d’imposer notre pays, devenu une puissance moyenne, dans le concert des géants. Ces mythes gaulliens sont édifiés pour la bonne cause : afin d’unifier la France, de réveiller les énergies et d’insuffler des rêves mobilisateurs. La liste des grands communicants universels pourrait s’allonger presque à l’infini…

Revenons à Napoléon et convenons qu’il a su – avec maestria – dominer l’art du faire savoir et de l’image. En cela, il inaugure une nouvelle ère du message politique. Faut-il, à son sujet, parler de communication ou plutôt de propagande ? Chacun choisira le qualificatif qui lui semble le mieux approprié. En tout cas, avant l’heure, Napoléon est à lui seul Jacques Pilhan et Jacques Séguéla. Par rapport à ses prédécesseurs, la donne a changé. La révolution a introduit les idées de nation, de peuple. Cette massification exige désormais qu’on parle au plus grand nombre. Le héros-sauveur Bonaparte doit imposer sa légitimité en créant, diffusant et entretenant son mythe. Il doit assurer la promotion de son personnage, de ses réformes, de ses campagnes. Bref, se vendre comme un produit. Mais aussi, comme le fera plus tard Charles de Gaulle, transcender la France.

Un chef «cathodique» avant l’heure

Avant tout, en l’absence de télévision et de photos, c’est l’iconographie qui va le mettre en scène : général émacié aux cheveux longs et au regard de braise, ou empereur ventripotent coiffé du légendaire bicorne et de la capote grise, c’est une guerre de l’image (et souvent des images de guerre) savamment orchestrée.

Ces nombreux portraits de Napoléon sont-ils si fallacieux? D’abord, contrairement à une idée bien ancrée, le «petit tondu» n’est pas si petit que cela. Napoléon mesure 1,68 mètre. Il est donc plus grand que la toise moyenne des hommes de son époque, soit 1,60 mètre. Il est vrai que nombre de tableaux le représentent aux côtés de grenadiers de la garde impériale, et que la taille requise pour intégrer cette unité d’élite était de 1,76 mètre. D’où cette impression de petite taille que l’histoire conserve de lui.

La vérité historique et la ressemblance ne sont évidemment pas ses préoccupations premières. Ce qui compte, c’est la mise en scène, la fabrication de la mythologie bonapartiste. Ce n’est plus Napoléon Bonaparte qu’on représente, c’est le conquérant, le sauveur, l’homme d’État, l’Empereur qui commande aux nations. «Un souverain doit toujours confisquer la publicité à son profit», aurait-il théorisé si l’on en croit Balzac, auteur du livre apocryphe Maximes et pensées de Napoléon. Alors on enjolive, on embellit, on falsifie la réalité. Bonaparte tombe-t-il dans les eaux de la rivière d’Arcole ? Le baron Gros le remet sur le pont, drapeau à la main, à la tête de ses troupes. Franchit-il le col du Grand-Saint-Bernard sur une mule en posture peu glorieuse ? Pour la postérité, David le représente caracolant fièrement sur un cheval cabré.

Ses instructions sont sans équivoque. Par l’entremise de Duroc, il recommande aux « peintres de faire des figures plutôt gracieuses». Ils doivent «s’attacher moins à la parfaite ressemblance qu’à donner le beau idéal […]». L’image devant à la fois servir le prestige et la postérité, on déifie les traits de l’Empereur et on convoque le souvenir de César dans les tableaux du sacre ou de la distribution des aigles. Bien sûr, que de libertés prises avec le réel! Falsifications qui se poursuivront au XIXe siècle, après sa mort, avec les toiles d’Horace Vernet ou de Paul Delaroche qui consolident la légende du conquérant ou du proscrit de Sainte-Hélène.

Parmi tous les portraits de Napoléon, les plus ressemblants sont sans doute ceux d’Isabey, à qui d’ailleurs Bonaparte reproche de ne pas assez le magnifier. Et deux toiles de David représentant l’Empereur dans son cabinet de travail entre 1810 et 1812. Sur ces portraits quasi identiques, c’est un Napoléon sans majesté excessive, déjà un peu dégarni, à l’embonpoint saillant, dans sa position préférée, la main enfoncée dans le gilet, que le peintre a représenté. Mais un détail ne passe pas inaperçu : la pendule marque quatre heures passées et les flambeaux presque consumés sont là pour rappeler que l’Empereur veille lorsque la France dort. La propagande n’est jamais très loin!

Plus encore que les portraits, c’est l’image vivante de l’Empereur qui fait merveille et constitue le meilleur vecteur de sa communication. Nous l’avons vu sur les champs de bataille. Mais la magie doit aussi opérer à Paris lors des parades ou des spectacles auxquels il assiste. Et lorsque tout va mal, il faut plus que jamais se montrer. Comme si la présence quasi sacrée de l’Empereur thaumaturge allait dissiper les mauvaises nouvelles et conjurer le sort.

Ainsi, en 1812, à peine rentré de Russie après l’ubuesque tentative de coup d’État du général Malet, Napoléon est partout : le 27 décembre à une grande parade au Carrousel; le lendemain au Louvre pour un salon de peinture. Début janvier 1813, on le voit à Notre-Dame pour visiter les chantiers. Puis il se rend au théâtre. En mars, il organise un grand bal masqué. L’important est de montrer que la vie continue et que l’Empereur n’est en rien affecté par les événements.

«Menteur comme un Bulletin»

À beaucoup d’égards, la geste napoléonienne prend vie par la magie du verbe dans les plaines d’Italie en 1796, ainsi que le rappelle Jean Tulard. Visionnaire, Napoléon a compris que son destin politique passait par la maîtrise de la parole et des écrits. Alors il devient le rédacteur en chef de fait du Courrier de l’armée d’Italie et de La France vue de l’armée d’Italie, publications glorifiant ses succès militaires et sculptant sa statue de sauveur providentiel. La diffusion de ses victoires lui confère un indéniable prestige, assoit son image de chef au milieu de ses soldats et l’installe comme recours. Pas question de laisser retomber le soufflé alors qu’il s’embarque pour l’Égypte. Suivent donc Le Courrier d’Égypte et La Décade égyptienne, sortes de «cartes postales» (pour reprendre une expression moderne) envoyées par un homme politique qui se rappelle à ses contemporains.

Mais l’acmé de la communication-propagande est atteinte avec la création du Bulletin de la Grande Armée en octobre 1805. Désormais empereur des Français, Napoléon dispose d’un formidable instrument de promotion de ses faits d’armes et, donc, de sa politique. Cette publication a vocation à toucher trois cibles essentielles à la conduite de ses desseins :

— ses soldats d’abord : alors qu’ils n’ont qu’une vue très parcellaire de la bataille, le Bulletin leur dévoile la stratégie globale d’une campagne ;

— ses ennemis ensuite, qui ne manqueront pas d’être impressionnés par la gloire et la supériorité militaire de l’Aigle lorsqu’ils prendront connaissance des traductions du journal;

— le peuple enfin : bourgeois, paysans et ouvriers suivent les succès de l’armée française dus au génie de l’homme providentiel, encore inconnu il y a dix ans, et qui désormais préside aux destinées de la France.

On ne dira jamais assez combien le Bulletin de la Grande Armée va jouer un rôle de ciment national en flattant le sentiment patriotique. Cet instrument de propagande est très largement diffusé, voire vénéré : le maître d’école le lit à la classe, le curé à l’office, la famille le soir à la veillée, témoin le tableau de Boilly intitulé La Lecture du Bulletin de la Grande Armée. Il développe aussi des vocations militaires. Les jeunes générations s’identifient aux soldats anonymes ou aux officiers qui se couvrent de gloire et rêvent de les rejoindre sur les champs de bataille. Alfred de Vigny se souviendra, dans Servitude et grandeur militaires, qu’au lycée Bonaparte (aujourd’hui lycée Condorcet) ses maîtres lisaient les Bulletins de la Grande Armée, ponctués des «Vive l’Empereur! » criés par les élèves.

Toutefois comment nier que ces récits confinent souvent à la falsification outrancière ? Des esprits avisés ne tarderont d’ailleurs pas à dire «menteur comme un Bulletin». Les pertes en hommes sont considérablement réduites; le nombre de prisonniers ennemis, augmenté; les demi-défaites deviennent d’éclatantes victoires. Et, bien sûr, l’Empereur s’arroge souvent tous les mérites, passant sous silence ou survolant ceux de ses généraux.

Prenons le Courrier d’Italie consacré à Marengo. Il n’évoque que de manière cursive le rôle déterminant du général Desaix dans la victoire. Pas de risque de récriminations puisque ce vaillant officier a laissé sa vie au champ d’honneur. Au zénith de sa gloire, Napoléon ne fait pas montre de plus de modestie. Au contraire, il en rajoute dans l’autosatisfaction et les superlatifs. Dans le 6e Bulletin daté du 18 octobre 1805, la capitulation d’Ulm est décrite comme «une des plus belles journées de l’histoire de France». Rien n’est oublié. Ni la description des «magnifiques forces autrichiennes d’élite» que l’armée française a eu d’autant plus de mérite d’écraser, ni le prince Ferdinand poursuivi par Murat, ni la météo exécrable qui n’est là que pour mieux ensoleiller la gloire de Napoléon. «Depuis deux jours la pluie tombait à seaux, tout le monde était trempé ; le soldat n’avait point eu de distributions; il était dans la boue jusqu’aux genoux; mais la vue de l’Empereur lui rendait la gaieté […].»

Après Eylau, les pertes françaises sont réduites à 5700 blessés et 1 500 tués (ce qui semble fortement sous-évalué, la réalité devant certainement être plus proche de 5000 morts, 24000 blessés et 1150 prisonniers). Le terme de «boucherie» est choisi unilatéralement par Napoléon pour décrire le carnage subi par les ennemis. Et lorsque tout se délite, il faut plus que jamais continuer à entretenir le moral des troupes et rassurer la population. Ainsi, le 29e Bulletin, relatif au désastre de Russie en 1812, relate presque une promenade de santé. Certes, on peut y lire que certains «que la nature n’a pas trempés assez fortement […] parurent ébranlés», à l’inverse de «ceux qu’elle a créés supérieurs à tout [qui] conservèrent leur gaieté, leurs manières ordinaires». Allusion notamment au comte Louis de Narbonne – rejeton d’une lignée aristocratique ancienne, bâtard de Louis XV, aide de camp de l’Empereur – qui, durant la retraite, maintient la tradition de se faire coiffer et poudrer malgré la neige et le brouillard! Mais à l’évidence, ce stoïcisme qui confine au baroque ne saurait être généralisé… Enfin, ce 29e Bulletin n’oublie pas de rassurer les populations en concluant que «la santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure»! Ce qui fera dire à l’insolent Chateaubriand : «Familles, séchez vos larmes : Napoléon se porte bien.»

Toutes ces informations manipulées sont servilement reprises par les quatre journaux autorisés. Le Bulletin de la Grande Armée devient en quelque sorte le journal officiel.

Dans ses Mémoires, le baron Fain, secrétaire de Napoléon, reconnaîtra pudiquement combien ces publications impériales constituaient un miroir déformant très éloigné du réel. «Est-il nécessaire aujourd’hui d’avouer qu’on y diminuait volontiers le nombre de nos morts et de nos blessés, et qu’on se laissait aller à exagérer un peu ceux de l’ennemi ? L’ennemi nous le rendait bien!» À Sainte-Hélène, même notre accusé passera aux aveux, reconnaissant devant Montholon à la relecture d’une déclaration à l’armée d’Égypte que «c’est un peu charlatan»!

Napoléon bâtisseur ou fossoyeur de l’Europe ?

Convenons que pour le jugement de l’histoire envers notre accusé, la question est d’importance : Napoléon a-t-il voulu construire l’Europe ou seulement l’asservir ?

À Sainte-Hélène, l’empereur déchu affirmera à Las Cases que l’édification européenne était son « grand dessein », sa « grande cause». «Jamais projet, plus large dans les intérêts de la civilisation, ne fut conçu avec des intentions plus généreuses, et n’approcha davantage de son exécution.»

Alors les coalisés auraient-ils fait échouer la grande idée européenne de Napoléon qu’il formalise ainsi en 1803? «Il n’y aura de repos en Europe que sous […] un empereur qui aurait pour officiers des rois, qui distribuerait des royaumes à ses lieutenants […].»

Avant même son arrivée au pouvoir, l’idée d’une certaine forme de construction européenne est dans l’air du temps. L’abbé de Saint-Pierre l’a esquissée en 1713 avec le «projet de paix perpétuelle» repris par Kant en 1795 : à l’équilibre des puissances régnantes en Europe se substituerait l’idée d’une diète européenne, lointain ancêtre de notre Parlement de Strasbourg.

Bonaparte connaît évidemment ces courants qualifiés d’«idéalistes». Et surtout, dès son accession à la tête de l’État, il sait pertinemment ce que le peuple français attend de lui en matière de politique étrangère :

— d’une part conserver les acquis territoriaux de la Révolution : ces conquêtes des armées de la nation qui vont de la rive orientale du Rhin jusqu’à la Hollande ;

— d’autre part faire la paix en Europe, notamment en y contraignant la rétive Angleterre.

À compter du 18-Brumaire, sa politique sera donc dictée par ces deux impératifs bien difficiles à atteindre au regard des réalités politiques du XIXe siècle. Et lorsque, début 1814, il livre la campagne de France contre les coalisés, Napoléon rappelle bien cet héritage révolutionnaire dont il est le dépositaire : «Des revers inouïs ont pu m’arracher la promesse de renoncer aux conquêtes que j’ai faites; mais que j’abandonne aussi celles qui ont été faites avant moi, que […] je laisse la France plus petite que je l’ai trouvée ; jamais! »

Napoléon européen? Soit. Mais quelle Europe veut-il édifier? Une véritable Europe des nations en paix ou celle théorisée en 1803, c’est-à-dire vassalisée et dominée par la France?

Avant de trancher, un constat s’impose. Incontestablement Napoléon s’est attaché à construire «son» Europe, inspirée par une volonté d’unité et de simplification. À son apogée en 1811, l’Empire est constitué de 130 départements. La France va de Brest à Hambourg, d’Amsterdam au sud de Rome. À cela s’ajoutent des États vassaux sur lesquels règnent beaucoup de proches de Napoléon : l’Espagne, le royaume d’Italie, le royaume de Naples, la Suisse, la Bavière, la confédération du Rhin, les royaumes de Westphalie et de Saxe, le grand-duché de Varsovie. Enfin, des États alliés que sont du nord au sud la Suède, le Danemark, la Prusse, l’Autriche.

À cette époque, l’empire napoléonien compte 44 millions d’habitants, dont environ les trois quarts résident dans l’ancienne France. Au sein de l’empire élargi, celui des 130 départements, l’effort d’unification n’est pas virtuel : les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ils sont astreints aux mêmes obligations de conscription. Les impôts et les règles juridiques sont identiques.

Lorsqu’on examine une carte, toutes les fondations sont donc posées pour édifier la paix en Europe. Mais une paix contingente ou pérenne ? Deux puissances vont en réalité contrarier le rêve européen de Napoléon : l’Angleterre et son allié le Portugal. Sur la carte, elles représentent à peine un huitième de l’Europe. Mais cela suffit à saper tout l’édifice.

Pourtant, l’Empereur pense sincèrement que ses conquêtes vont dessiner une paix durable. Les couronnes portées par ses proches seront, croit-il, le gage d’une pacification certaine. Même objectif avec son second mariage. D’abord envisagé avec la Russie, puis conclu avec l’Autriche, pays pivot de l’équilibre européen.

En 1811, cette Europe compliquée en apparence a en réalité été considérablement simplifiée par Napoléon au fil des années. Dès le Consulat, il réduit les États allemands de 343 à 39, premier petit pas vers une unité allemande. Puis en 1806, il met fin au Saint Empire romain germanique fondé en 962. Son futur beau-père François Ier doit ainsi renoncer à son titre. Il ne régnera plus que sur l’Autriche sous le nom de François II. Enfin, après la bataille d’Iéna, il crée la confédération du Rhin qui regroupe l’ensemble des territoires germaniques (sauf l’Autriche et la Prusse) : 15 millions d’habitants, 326000 kilomètres carrés. Simplification également côté italien et prémices d’une future unité avec le royaume d’Italie (où règne Eugène de Beauharnais) et le royaume de Naples (où Joseph Bonaparte puis Murat ont ceint la couronne).

À l’intérieur des contours de son système européen, d’ailleurs plus maritime que continental puisqu’il s’étend de la mer du Nord à l’Atlantique et, au sud, de la Méditerranée à l’Adriatique, Napoléon s’efforce d’introduire des éléments de progrès et des réformes unificatrices : voies de communication, routes qui sillonnent cette nouvelle Europe, certes pour faciliter le déplacement des troupes mais aussi pour la circulation des produits. Dans cette Europe napoléonienne existent déjà des échanges économiques et culturels réels. Le Code civil s’introduit dans les différents pays annexés ou vassaux. Leur administration est calquée sur l’organisation française. L’Europe connaît donc une incontestable unification. Le blocus continental (prohibition de tout commerce avec l’Angleterre) n’étant d’ailleurs pas la moindre des manifestations de cette unité, économique celle-ci. Ne s’agit-il pas au fond d’une amorce de grand marché unique, certes fortement teintée de protectionnisme ?

Mais comment occulter le maillon faible de cette Europe confédérée ? À beaucoup d’égards, elle ne se réalise pas au terme d’une adhésion libre et spontanée mais par la force et les conquêtes. Depuis Paris, Napoléon impose ses choix, ses oukases aux Allemands, Espagnols, Hollandais, Italiens, Suisses. En cela c’est une Europe napoléonienne et française qu’il édifie. Or, cette dilatation d’une France hypertrophiée a été une erreur.

La conséquence sera double.

D’une part, à rebours de l’objectif d’unité recherché, elle va réveiller les nationalismes. On l’a vu en Espagne avec l’insurrection populaire, mais aussi en Allemagne avec le «discours à la nation allemande» de Fichte, puis en Italie. L’Europe napoléonienne instille donc l’idée de nation, ce qui d’ailleurs était un des messages de la Révolution française. Mais ce n’est pas celui que Napoléon veut à ce moment faire entendre… À l’exception de la Pologne où il est accueilli en sauveur, Napoléon est perçu ailleurs, en Italie, en Prusse, comme un conquérant, voire un prédateur.

D’autre part, plus que jamais, l’Angleterre se cabre contre cette construction européenne qui installe la France comme superpuissance de l’Europe. Ce dispositif menace grandement ses intérêts stratégiques et surtout commerciaux et économiques. C’est pourquoi elle n’aura de cesse d’entretenir les conflits, de contrecarrer les visées napoléoniennes, et de travailler à la chute de cet empire qui l’affaiblit.

Napoléon le sait pertinemment. D’où son obsession de construire un dispositif coercitif qui mettra l’Angleterre à genoux. Lors du retour en traîneau de Russie en 1812, Caulaincourt rapporte l’analyse lucide de Napoléon sur la Grande-Bretagne : «C’est dans son intérêt seul qu’elle a continué la lutte, qu’elle a rejeté la paix, car, dans celui de l’Europe, elle l’eût acceptée. […] Mais c’est le monopole qu’elle veut garder. […] Les marchands de Londres […] sacrifieraient tous les États de l’Europe, le monde entier à une de leurs spéculations. Si la dette de l’Angleterre était moins considérable, peut-être serait-elle plus raisonnable. C’est le besoin de la payer, de soutenir son crédit qui la pousse.»

Comment donner tort à notre accusé ? Comment dans son analyse de 1812 ne pas retrouver l’égoïsme britannique, réfractaire à toute véritable coopération européenne? Comment ne pas y entendre ces mots proférés par Churchill devant de Gaulle cent trente-deux ans après lors d’une mémorable altercation entre eux la veille du débarquement anglo-américain en Normandie : «Entre l’Europe et le grand large, nous choisirons toujours le grand large»?

La défaite militaire de Waterloo met fin au rêve européen de Napoléon. Simple volonté hégémonique d’un mégalomane ? Ou vision anticipatrice d’une Europe unifiée et en paix ? La question demeure en suspens. Évidemment, depuis son rocher de Sainte-Hélène, Napoléon se donne le beau rôle. Il s’attache à parfaire son buste de grand Européen visionnaire. Dans le Mémorial, il évoque son objectif qui «avait été l’agglomération, la concentration des mêmes peuples géographiques qu’ont dissous les révolutions et la politique. […] J’eusse voulu faire de chacun de ces peuples un seul et même corps de nation. […] Je ne pense pas […] qu’il y ait en Europe d’autre grand équilibre possible que l’agglomération et la confédération des grands peuples ». On n’est bien sûr pas obligé de le croire sur parole, surtout au moment où il énonce cette pensée. Reste que la responsabilité de l’Angleterre dans l’impossible paix de la période impériale est accablante. La Grande-Bretagne n’a jamais voulu la construction européenne. Ce qui est vrai sous Napoléon l’est encore aujourd’hui.

Évidemment, l’Europe rêvée par Napoléon est bien différente de celle construite à compter du traité de Rome dans les années 1950. De toute évidence, la défaite militaire n’est pas la seule raison de son échec. L’Europe de Napoléon reposait sur la conquête, puis sur l’hégémonie de la France. En cela, il reste un homme de son époque. Par ailleurs, lui-même n’est pas exempt d’ambiguïté quant à ses objectifs : il passe d’un allié à l’autre. Sa vision des nations italienne, allemande, polonaise n’est pas claire. Enfin, les couronnes distribuées à sa famille étaient, nous l’avons vu, une grave erreur.

Toutefois, en dépit de ces réalités géopolitiques, cette formule de Valéry Giscard d’Estaing, indiscutable artisan de la construction européenne, mérite d’être méditée : «Si Napoléon avait réussi, nous aurions gagné deux cents ans.»

Extrait du livre de Philippe Courroye, « Accusé Napoléon, levez-vous !, L'empereur à la barre de l'histoire », publié aux éditions Robert Laffont

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