Morale laïque : pourquoi la conception maximaliste de Vincent Peillon pose autant de problèmes qu’elle n’en règle<!-- --> | Atlantico.fr
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Vincent Peillon a dévoilé les conclusions de la mission sur la morale laïque.
Vincent Peillon a dévoilé les conclusions de la mission sur la morale laïque.
©Reuters

Education Civique

Le ministre de l'Education nationale, Vincent Peillon, a confirmé lundi qu'un enseignement moral et civique sera dispensé aux collégiens et aux lycéens à partir de 2015.

Eric Deschavanne et Patrick Cabanel

Eric Deschavanne et Patrick Cabanel

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry (Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

Patrick Cabanel est normalien, agrégé d’histoire, ancien membre junior de l’IUF (2000-2005), il est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse-Le Mirail. Il a fondé et dirigé de 2002 à 2012 la revue semestrielle Diasporas. Histoire et sociétés. Ses travaux portent sur l’histoire des minorités religieuses en France, sur la construction des nations et celle de République laïque et de son école, ainsi que sur la Shoah, la résistance spirituelle et le sauvetage des juifs. Il est le conservateur du Musée du protestantisme de Ferrières (Tarn), membre du Comité de la Société de l’Histoire du protestantisme français et du Conseil scientifique du Parc national des Cévennes. Il codirige un Dictionnaire biographique des protestants français de 1787 à nos jours, en 4 volumes à paraître de 2013 à 2017. Il a publié une vingtaine de livres, dont La République du certificat d’études. Histoire et anthropologie d’un examen (XIXe-XXe siècles),

 

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Atlantico : Vincent Peillon a dévoilé aujourd’hui les conclusions de la mission sur la morale laïque. Cet enseignement sera dispensé dès 2015 à raison d’une heure par semaine aux lycéens et aux collégiens. La morale laïque était enseignée sous la IIIe République. Quels étaient les enjeux de cet enseignement à l’époque ? En quoi le contexte et les enjeux actuels sont-ils différents ?

Patrick Cabanel : A l’époque la morale laïque a remplacé la morale religieuse. Jusqu’à la loi de 1882, il y avait une instruction religieuse et morale et qui véhiculait très classiquement la morale religieuse. La République a voulu remplacer cette morale religieuse par une morale plus universelle. La République a donc voulu proposer une morale de substitution qui disait la même chose que la morale religieuse. L’ancien commandement chrétien, « tu aimeras ton prochain comme toi-même »,  est devenu : « ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas qu’autrui  te fasse ». C’était un habillage, on ne parle pas la même la langue, mais les valeurs étaient les mêmes.

L’instruction religieuse et morale et devenue l’instruction morale et civique, la République n’avait pas de peur à cet égard, il s’agissait de former des hommes moraux et des citoyens également, y compris de futurs soldats. C’était une époque où la République n’avait pas peur d’elle-même, elle n’avait pas peur de dire qu’il y a une morale. L’Etat offre des droits mais aussi requiert que l’on remplisse un certain nombre de devoir, y compris le devoir patriotique.

On n’avait peur de parler de morale, de civisme ou encore de patriotisme.

A partir des années 1960 (parce que l’école de la IIIe République est demeurée intacte jusqu’à ce moment-là), on a considéré que l’école sage et modérée dans ses ambitions, était ringarde, voire suspecte. On accusait l’école républicaine d’avoir soutenu la colonisation, d’avoir été du côté de l’ordre et on a fait valser tout ça et on a considérant que toute morale était fascisante, ou au moins réactionnaire. La morale laïque est morte sous l’accusation de complicité avec le pouvoir.

Les enjeux aujourd’hui sont complètement différents parce que sous la 3e République, il y avait trop de morale et trop d’autorité. Il fallait faire ce travail de libération. Néanmoins, il y a eu trop d’excès et on a confondu morale et moralisme alors qu’il existe un ordre moralisateur.

Eric Deschavanne: Sous la Troisième République, le contexte dans lequel on concevait la nécessité d'enseigner la morale laïque avait deux aspects. Sur le plan politique, la victoire des principes et des institutions républicaines n'était pas assurée. Le suffrage universel constituait paradoxalement une menace pour la République tant que les esprits n'étaient pas convertis à ses valeurs. Il importait donc d'enseigner le sens des principes républicains aux enfants, d'autant que l'Eglise, qui avait jusqu'alors la mainmise sur l'enseignement moral, représentait une force hostile. Ce n'est pourtant pas là l'essentiel. On peut considérer que l'institution de la morale laïque obéissait à une exigence éducative indépendante de toute finalité politique. L'école laïque, destinée à accueillir tous les enfants de France, ne pouvait faire moins bien que l'Eglise en matière d'éducation morale. Au regard des républicains les plus avisés, tel Jules Ferry, la finalité de l'enseignement de la morale laïque n'était pas tant de contrarier l'influence de l'Eglise que de transmettre la "morale commune" de manière plus éclairée que ne pouvait le faire celle-ci. Tel est au fond la véritable justification d'un l'enseignement laïque de la morale : il prend la liberté de la conscience individuelle comme point de départ et comme point d'arrivée; le contenu ne prétend pas à l'originalité, il n'est pas imposé, c'est la morale de tout le monde; la rupture porte sur la forme : l'enseignement de la morale ne doit plus reposer sur des arguments d'autorité, il doit être réflexif, fondé sur une démarche rationnelle, respectueux de l'autonomie de la conscience.

Aujourd'hui, on retrouve ces deux aspects, politique et éducatif, mais dans le contexte radicalement différent d'une société devenue libérale. L'inquiétude politique porte sur le communautarisme. Dans une société qui tend à devenir multiculturelle, il peut apparaître nécessaire d'enseigner à nouveau les valeurs républicaines. La question de l'enseignement de la morale laïque se rattache à cet égard à la problématique plus générale de la défense de la laïcité, face en particulier à la menace que constituerait l'influence de l'islam fondamentaliste. On peut cependant aussi faire valoir l'existence d'un problème éducatif indépendant de cette question politique. Il y a aujourd'hui une incertitude, qui n'existait pas au temps de la Troisième République, sur la légitimité et la possibilité même de l'éducation morale. La sécularisation de la société s'accompagne du déclin de l'encadrement moral traditionnel ; on a l'impression d'assister au règne sans partage de l'hédonisme consumériste et de l'individualisme narcissique. Les enfants bénéficient d'une multitude de sources d'informations et sont donc soumis à une multitude d'influences diverses, échappant ainsi à l'emprise de parents dont les conditions de vie ne leur permettent pas toujours d'être suffisamment présents. Le déclin de l'autorité et l'appel à son nécessaire retour sont des thèmes plus que jamais porteurs. C'est dans ce contexte d'une société libérale qui s'inquiète de ses propres excès ou dérives que s'inscrit le projet de réintroduire un enseignement de la morale à l'école.

Une heure par semaine à l'école primaire et au collège sera consacrée à cet «enseignement moral et civique». Mais les contenus restent à définir par le conseil des programmes. Quelles sont les limites et les dangers d’une morale dont les contours seraient définis par l’Etat ?

Patrick Cabanel : Les contours de cette morale ne seront pas définis par l’Etat. On ne parle pas d’une morale socialiste, de même que sous Nicolas Sarkozy, nous n’aurions pas eu à faire à une morale de droite. Nous ne sommes pas dans une dictature.  La morale laïque sous la IIe République a été dotée par la morale de l’impératif catégorique de Kant, l’idée que chaque être est universellement valable.Cette morale est une morale universaliste, c’est une très belle chose.

Eric Deschavanne : L'idée d'un enseignement scolaire de la morale suscite spontanément deux types de réactions opposés : ou bien on se réjouit du retour d'un tel enseignement, que l'on juge nécessaire pour cadrer ou recadrer les enfants dans un monde où le sens des valeurs et du Bien commun se perd (c'est le point de vue dominant) ; ou bien, à l'inverse, on redoute le retour d'un "ordre moral", voire la mise en place d'une sorte de propagande idéologique d'Etat, susceptible de brimer la liberté individuelle. Ces deux points de vue ont en commun de ne pas douter le moins du monde du fait qu'un tel enseignement moral puisse produire des effets sur les esprits. Or, ce qu'il faut me semble-t-il surtout craindre, ce sont les bâillements des élèves si le programme est mal fait et trop didactique. Les leçons d'éducation civique existent déjà et ne sont pas franchement enthousiasmantes. Il faut espérer que le nouveau Conseil supérieur des programmes saura faire preuve d'imagination afin de concevoir un enseignement qui ait du sens pour les élèves.

Quelle place cela laisse-t-il aux parents ? Est-ce vraiment à l’école de remplir ce rôle ?


Patrick Cabanel
 : En tant qu’historien je dirais que sous la IIIe République les familles tenaient la route. Il n’y avait pas de divorces, il y avait des vrais chefs de famille. La première instance de moralisation des enfants, c’était les parents. Si les parents ont démissionné  et qu‘ils ne croient plus en l’école, les parents ne pourront rien faire. Ce n’est pas une heure de morale laïque par semaine qui changera quoi que ce soit. Les plus polis s’ennuieront poliment, les autres ostensiblement et ce sera l’enfer pour les professeurs. Nous sommes dans une société où tout a explosé et où les parents méprisent l’école.

Beaucoup de bourgeois choisissent de mettre leurs enfants dans des écoles catholiques à l’abri de la violence et estiment que l’école laïque est faite pour les prolos. Je pense que la création de cet enseignement est vain parce que le mal dans notre société est bien plus profond. Ce n’était pas le cas sous la IIIe République. Les parents et les enseignants tenaient les gosses, l’armée tenait les conscrits et l’Eglise tenait les croyants. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Eric Deschavanne: En principe, les parents éduquent et l'école enseigne. Les professeurs ont les compétences pour instruire l'élève, tandis que les parents disposent dans la relation à l''enfant de l'intimité et de la continuité nécessaires à l'éducation morale. De plus, les savoirs sont objectifs et universels, tandis qu'il existe en matière d'orientations morales des divergences telles qu'un enseignement moral objectif et universel pourrait sembler impossible. Tout cela est vrai, mais ne disqualifie pas pour autant l'éducation morale à l'école. Le Ministère de l'éducation se nommait autrefois Ministère de "l'instruction publique" avant d'être rebaptisé "Ministère de l'Education nationale" en 1932. Si cet intitulé s'est maintenu, c'est bien qu'il doit correspondre à une nécessité. La scolarisation et l'allongement des études s'accompagnent d'une "socialisation" de la vie des enfants, qui passent une bonne partie de leur temps dans les établissements scolaires, lesquels "coproduisent " nécessairement l'éducation des enfants avec les familles. De plus, il faut bien que l'école s'efforce de se donner les moyens de compenser la défaillance éducative de certaines familles.

Cela dit, la conception d'un enseignement public de la morale est une affaire délicate, puisque l'Etat, en effet, empiète sur le "domaine de compétence" de la famille. D'où la nécessité de respecter la fameuse règle édictée par Jules Ferry dans sa célèbre "Lettre aux instituteurs" : au moment de proposer un précepte ou une maxime aux élèves, leur enjoignait-il, "demandez-vous si un père de famille présent à votre classe et vous écoutant pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu'il vous entendrait dire".

Cet enseignement peut-il s’apparenter à une morale d’Etat ? Serait-ce compatible avec la liberté de conscience ?

Patrick Cabanel : On ne peut pas sérieusement défendre ces thèses. La morale laïque est totalement du côté de la liberté de conscience et la laïcité est une des plus belles choses qu’ait faite la République. Si l’islam peut se développer aujourd’hui en France c’est parce que la France est un pays totalement laïc. La morale laïque ne sera ni catholique, ni anticatholique, elle sera proprement universelle.

Eric Deschavanne : La volonté d'instrumentaliser l'école pour imposer une vision morale ou idéologique existe. Ces temps-ci par exemple le projet féministe de déconstruire les "stéréotypes genrés" est très en vogue : on prétend expliquer aux parents comment ils doivent choisir la couleur des vêtements de leurs enfants et aux professeurs comment ils doivent parler à leurs élèves. J'ose toutefois espérer qu'un conseil des programmes se gardera de telles bêtises. Il faut du reste mettre au crédit de Vincent Peillon d'avoir rétabli cette instance, qui garantit une certaine transparence et un minimum de pluralisme dans l'élaboration des programmes.

Propos recueillis par Carole Dieterich.

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