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Mohammed Ben Salman transformera-t-il l’Arabie saoudite avec... ou contre les médias du Royaume ?
©Reuters

Naufrage programmé

La perspective de la succession de l’actuel souverain, Salman Ben Abdelaziz Al-Saoud, au profit de son fils, Mohammed Ben Salman semble désormais également peser sur leur pérennité.

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy est enseignant en géopolitique à l'Université Catholique de Lille, à l'Institut Supérieur de gestion de Paris, à l'école des Hautes Études Internationales et Politiques. Il est également président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). 

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Alors que la chaine d’information Al-Arabiya vient de rendre sa licence au Royaume-Uni, c’est l’ensemble du champ médiatique saoudien qui traverse une crise profonde. La situation n’est pas nouvelle. D’importants problèmes de financements menaçaient depuis plusieurs années la chaîne et sa consœur MBC (Middle East Broadcasting Company) dont Al-Arabiya était une filiale - et dont le propriétaire, Walid Al-Ibrahim avait été arrêté dans le cadre de l’opération anti-corruption visant de hautes personnalités saoudiennes. Une vague massive de licenciement en août dernier était venu confirmer la fragilité financière de la chaine saoudienne.

La perspective de la succession de l’actuel souverain, Salman Ben Abdelaziz Al-Saoud, au profit de son fils, Mohammed Ben Salman semble désormais également peser sur leur pérennité.

Le 06 février dernier, l’Autorité de régulation des télécommunications britanniques (OFCOM) annonçait l’ouverture d’une enquête à l’encontre de la chaîne Al-Arabiya pour son traitement de l’information concernant le piratage de l’agence de presse qatarie en mai 2017.

Alors que les autorités du Qatar avaient annoncé rapidement que les déclarations attribuées à l’émir étaient fausses, Al-Arabiya les avaient alors relayés malgré tout, contribuant ainsi à l’exacerbation des tensions dans le Golfe. Deux semaines plus tard, un embargo diplomatique et économique était mis en place par quatre pays (Arabie saoudite, Emirats Arabes Unis, Egypte et Bahreïn) contre le Qatar.

Alors qu’Al-Jazeera est volontiers réduit au statut de « caisse de résonnance » de Doha, que dire de son alter-égo saoudienne ? C’est justement à travers les ondes d’Al-Arabiya que ces critiques se sont faites les plus acérées.

Ce n’est, du reste, pas la première fois qu’Al-Arabiya se retrouve dans la posture de « l’arroseur arrosé ». En janvier, l’OFCOM avait déjà sanctionné la chaîne saoudienne à 120 000 livres d’amende pour avoir diffusé les déclarations obtenues - sous la torture - d’un opposant bahreïni, Hassan Mushaïma. Faut-il ainsi voir la décision de « battre en retraite » sans attendre les résultats de l’investigation d’OFCOM, comme étant directement lié à la première condamnation de la chaîne ?

Pour le directeur de la Qatar News Agency, le simple fait qu’Al-Arabiya ait choisi de céder sa licence tendrait à prouver sa « culpabilité » quant à son traitement partial et biaisé de l’information au moment du piratage. De son côté, Al-Arabiya estime que ces déclarations sont « ridicules et infondées », s’évertuant à expliquer que son choix d’abandonner sa licence s’inscrit dans la mise en place prochaine d’une plateforme digitale plus moderne.

La visite de MBS à Londres, encore programmé le 9 mars prochain, tendrait à prouver, en effet, que la force de frappe en matière de communication que constitue son bouquet satellitaire et offre digitale à Londres, est bel et bien en danger.

Al-Arabiya : l’arbre qui cache la forêt

Du reste, le premier avantage d’une plateforme digitale comparé aux médias traditionnels réside pourtant dans le fait que la régulation y est beaucoup plus faible. Dans le cadre du projet pharaonique « Vision 2030 », que le prince héritier, Mohammed Ben Salmane entend imposer à « marche forcée » à la société saoudienne, Al-Arabiya joue un rôle central.

Le prince héritier escompte bien utiliser la chaîne afin de promouvoir aussi bien de sa politique étrangère que les avancées de sa politique intérieure et ce afin de mettre en exergue cette « Nouvelle Arabie » dont il se veut l’instigateur. Et pour cela, une communication bien rodée devait permettre au royaume d’adoucir quelque peu son image, en vendant le prince héritier comme étant un grand « réformateur ».

Parmi les nombreux princes arrêtés lors de la purge du mois de novembre, on retrouve notamment Waleed bin Ibrahim al-Ibrahim, le magnat des médias. Il est le président du plus grand groupe privé de médias, la Middle East Broadcasting Company (MBC), dont les chaînes sont regardées chaque jour par plus de 100 millions de personnes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Si aucune déclaration n’a filtré depuis la libération conditionnelle de ce dernier, fin janvier, un article du Financial Times révélait, il y a quelques semaines, que les autorités saoudiennes exigeraient qu’il cède ses participations dans MBC pour obtenir sa libération pleine et entière. Une négociation qui a démarré en réalité bien avant son emprisonnement, puisque cela fait déjà deux ans que MBS cherche à prendre le contrôle de MBC, mais sans succès jusqu’ici.

Au-delà de cette mise sous contrôle renforcée des médias saoudiens depuis l’arrivée au pouvoir de MBS, cette crise dévoile les problèmes de financement auxquels font face les journaux et télévisions de l’ensemble des médias du monde arabe, particulièrement saoudiens, depuis quelques années.

Al-Hayat, le plus important des journaux saoudiens, va ainsi déménager à Dubaï pour des raisons financières, et devrait licencier, d’ici juin prochain, la majorité de ses effectifs basés à Londres et Beyrouth. Or, Al-Hayat n’est qu’un cas parmi d’autres illustrant - au fond - la profonde crise financière que traverse le Royaume, qui impacte directement les médias saoudiens et arabes (particulièrement libanais). Depuis la crise pétrolière de 2008, qui a vu l’Arabie Saoudite, perdre plus de 150 milliards de dollars de réserves de change et qui a induit une réduction du PIB de l’ordre de13,5 % (en 2016), Riyad a été contrainte d’entamer un plan drastique de réduction des salaires - à raison d’une diminution de 20% - pour plus de trois millions de fonctionnaires.

Cette trop grande dépendance de certains médias libanais au financement public saoudien est ainsi caractéristique de cette fragilité structurelle que MBS aura beaucoup de difficulté à surmonter. A l’instar de l’épisode « tragi-comique » de la démission « forcée » du Premier ministre libanais Saad Hariri, cette ultra dépendance tendrait à prouver les liens « incestueux » existant entre Beyrouth et Riyad, manifeste au niveau politique et diplomatique, davantage sous-jacent sur le plan médiatique.

En parallèle, le journaliste saoudien Saleh el Shihi a été condamné, le 8 février dernier, à 5 ans de prison pour outrage à la Cour royale. Il faisait partie d’une quinzaine de journalistes et journalistes-citoyens portés disparus depuis la vague d’arrestation qui a commencé en septembre dernier. Au-delà du drame humain, ces emprisonnements nous rappellent que modernisation et autocratie semble hélas se conjuguer « en même temps » dans le royaume wahhabite.

Mais entre cette perte d’indépendance accélérée des médias saoudiens et la répression à laquelle font toujours face les journalistes saoudiens, MBS peut-il espérer réellement modifier l’image d’un Royaume dont les pratiques restent, sur bien des aspects, en deçà de la modernité à laquelle son prince héritier semble pourtant aspirer.

Assurément, le développement d’une presse saoudienne professionnelle et indépendante constitue une des principales gageures consubstantielles au plan « Vision 2030 » que MBS ambitionne de porter. Ce dernier pourra-t-il porter ce dessein en mettant « au pas » les principaux instruments de cette ambition ? Rien n’est moins sûr.

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