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Harvey Weinstein et l'avocat Benjamin Brafman quittent la Cour suprême de l'État, le 5 juin 2018 à New York.
Harvey Weinstein et l'avocat Benjamin Brafman quittent la Cour suprême de l'État, le 5 juin 2018 à New York.
©DREW ANGERER / GETTY IMAGES AMÉRIQUE DU NORD / GETTY IMAGES VIA AFP

Bonnes feuilles

Sabine Prokhoris publie « Le mirage #MeToo » aux éditions du Cherche Midi. Portée par les #MeToo, #BalanceTonPorc, et autres piloris virtuels, la parole des victimes sexuelles auto-proclamées est alors apparue comme exclusive source de vérité. En prenant appui sur l'analyse du cas français, durablement marqué par le « moment Adèle Haenel », ce livre ouvre le débat interdit. Extrait 2/2.

Sabine Prokhoris

Sabine Prokhoris

Sabine Prokhoris est philosophe et psychanalyste. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Le Sexe prescrit : La différence sexuelle en question (Aubier 2000), L’Insaisissable Histoire de la psychanalyse (Puf, 2014) et Au bon plaisir des « docteurs graves » : À propos de Judith Butler (Puf, 2017); Le Mirage #MeToo (Cherche Midi; 2022)

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« En France, il faut que des têtes tombent. » Cette sentence radicale, qui s’inscrit dans le sillage du hashtag mondial #MeToo (relayé en France par le hashtag #Balancetonporc) consécutif à l’affaire Weinstein, fut prononcée par la philosophe féministe Geneviève Fraisse au sujet de Roman Polanski. Pour rappel, en 1977, le cinéaste s’était rendu coupable d’un viol sans violence sur la personne d’une adolescente, Samantha Geimer. S’ensuivit une affaire judiciaire complexe, faussée par les agissements douteux d’un magistrat américain avide de notoriété, au plus grand dam tant de Polanski que de Samantha Geimer. Retenons pour le moment ceci : Polanski plaida coupable du chef d’accusation de relation sexuelle illicite avec une mineure, et purgea une peine relative à cette situation, fixée dans le cadre d’un accord entre les deux parties entériné par le tribunal, puis soudainement dénoncé par le juge agissant contre ce qu’avait souhaité la partie civile.

Depuis cet événement qui embrouilla définitivement l’affaire, et le contraignit à quitter les États-Unis, dans des conditions sur lesquelles nous reviendrons un peu plus loin, Polanski s’est trouvé en butte à une cascade d’accusations de viol – sans qu’aucune plainte ne soit jamais déposée –, si bien que, comme l’explique très clairement Samantha Geimer dans son livre, on a pu aisément le faire passer pour le violeur en série qu’il était nécessairement, comme par essence en somme. D’ailleurs, il ne se défendait guère – preuve d’un arrogant sentiment d’impunité selon ses accusatrices désormais en meute, telles les fiancées en folie de Buster Keaton –, même s’il avait gagné un procès en diffamation qu’il intenta. Par l’effet d’une violence inhérente à cette justice « patriarcale » non « représentative », celle qui acquitta Georges Tron et condamna Sandra Muller, initiatrice du hashtag #Balancetonporc, pour diffamation envers ce dernier? Commentant le verdict d’acquittement qui fut rendu pour Georges Tron, retenons ces mots de la chroniqueuse judiciaire du Monde :

Voilà pourquoi il serait vain de chercher dans ce verdict autre chose que ce qu’il dit. Un, devant la cour d’assises, le doute bénéficie aux accusés. Deux, la définition pénale du viol est distincte de l’appréciation sincère et douloureuse qu’une femme peut avoir de son humiliation dans ses rapports avec un amant.

C’est entre autres choses – parmi lesquelles la difficulté réelle, pour beaucoup de plaignantes, à pouvoir se faire entendre  – ce genre de distinction qui démontrerait ce qu’Adèle Haenel avait, sur le plateau de Mediapart, appelé « la violence systémique » de la justice. Un « système judiciaire » pas simplement parfois défaillant, et perfectible, mais dans ses principes mêmes révocable car expression du « patriarcat ».

Une remarque ici sur l’usage du terme « systémique », qui gauchit considérablement le sens de ce qu’on appelle, à juste titre, le « système juridique ».

D’un point de vue conceptuel, un système est un ensemble dynamique, dont les éléments, différenciés, entrent en relation les uns avec les autres selon certaines règles (ou lois physiques dans le domaine des sciences de la nature), régies par des principes qui permettent de définir la cohérence du système. Dans l’ordre juridique, le système, évolutif pour autant qu’il concerne le champ de la réalité sociale, articule des plans distincts, et hiérarchisés. C’est le jeu de cette articulation, réglé et en partie ouvert à l’interprétation, qui construit les normes juridiques et qui, sauf dévoiement anéantissant les fondements du droit acquis au cours d’une longue histoire, permet autant les évolutions législatives que le fonctionnement de la justice dans une démocratie. Or le terme « systémique » suppose au contraire une indifférenciation des plans et hiérarchies, et substitue à la cohérence dynamique de l’ordre juridique une logique unique et totale, mécanique et figée, extraordinairement générale de surcroît, pseudo-explicative par conséquent. En l’occurrence le « patriarcat ». Destruction du sens même, par ce nouveau mantra (le mot « systémique », telle une incantation) de la notion de système juridique.

C’est ainsi qu’Iris Brey, on s’en souvient, rapportait à cela cette vieille lune machiste (en tout cas quand des accusations étaient formulées par des femmes) : la présomption d’innocence. De manière à peine plus mesurée, au moment de l’affaire DSK déjà, la sociologue Irène Théry avait pour sa part plaidé pour une « présomption de véracité pour la plaignante », à mettre en balance avec la présomption d’innocence.

Ce qui est étrange car, si imparfait et critiquable puisse être trop souvent l’accueil par la police et par la justice des dépositions de plaignantes, que l’on sache, une plainte n’est pas a priori jugée comme non crédible. Il est exact que la charge de la preuve incombe à l’accusation, et que l’accusé est, dans une procédure pénale, réputé innocent jusqu’à établissement d’une éventuelle culpabilité ; il est non moins vrai que le débat contradictoire est la règle du procès, et qu’à ce titre la parole d’un prévenu, s’avérât-il au bout du compte coupable, ne vaut pas moins que la parole d’un ou d’une plaignante ; il n’est pas scandaleux qu’un accusé, le fût-il d’un crime sexuel, soit défendu. Enfin, toute atteinte sexuelle ou supposée telle n’est pas un viol. Il existe une échelle des délits et crimes, à laquelle les peines, individualisées, sont proportionnées.

Pourtant, ces principes fondamentaux de l’État de droit sont à dénoncer, aux yeux de l’actrice et, comme on verra, d’un certain nombre de juristes, sicaires d’un féminisme qui a de quoi inquiéter. Qui inquiète en tout cas Samantha Geimer – laquelle se présente ainsi sur son compte Twitter : « Bad Victim, Old School Feminist » –, et avec elle toutes les féministes « old school ». Car ce que nous appellerons ici la « gendérisation » contemporaine du féminisme, dont nous allons décrire les traits les plus saillants, et surtout les logiques propres dans la suite de ce travail, menace nous semble-t‑il d’emporter nombre d’acquis précieux et fragiles en matière de droits humains – les femmes n’ont rien à y gagner. Cela au nom d’un féminisme soumis à ce que Laurent Dubreuil a appelé « la dictature des identités », une dictature érigée sur une vision substantialiste du « minoritaire », couplée à une absolutisation/sacralisation de la situation de victime. La « victime » l’est a priori dès lors qu’une accusation exprimant un vécu douloureux est proférée. Un vécu qui fusionne avec des faits allégués, faisant de la femme qui se sera sentie violenté une « victime-en-soi ». Ce qui ne laisse pas d’introduire une confusion dangereuse en matière de procédure pénale, s’agissant du champ de la délinquance sexuelle. Daniel Borillo, dans un texte paru en 2009 intitulé « Démocratie ou démagogie sexuelle ? », met en garde contre le « populisme pénal » dans lequel « le sentiment de la victime devient l’axe autour duquel s’articule le procès ». « Avant même le jugement », ajoute-t-il, « la victime exige d’être reconnue comme telle ». Avant même le jugement et même en l’absence de plainte en justice et de procès –  donc de jugement  –, à ce que l’on peut voir s’agissant de Roman Polanski, et de Christophe Ruggia lors de l’épisode Adèle Haenel/Mediapart.

Que le vécu personnel dit « authentique » soit d’un seul tenant l’expression de la subjectivité de la « victime » (Adèle Haenel), des « faits » (« pédocriminels ») tels qu’en eux-mêmes, et des intentions du « prédateur » (Christophe Ruggia), on a pu en prendre toute la mesure au cours de sa prise de parole du 4  novembre. L’ensemble du dispositif, on l’a vu, tendait à absolutiser l’interprétation de la « victime ». La sincérité du ressenti qui fonde, et autorise sans autre médiation – par exemple, ici, la prise en compte de la possibilité de la bonne foi de Christophe Ruggia –, l’interprétation, cette sincérité serait la preuve d’une justesse intrinsèque et par là même objective. Réalité psychologique (ou supposée telle, car après tout l’on peut feindre un sentiment, et jouer de façon très convaincante un état psychologique, n’importe quel apprenti comédien apprend à faire cela) et réalité extérieure (les faits, la réalité psychologique de l’autre partie) fusionnent ainsi pour former la vérité vraie – la réalité psychologique souveraine étant bien sûr celle de la « victime ».

Tout se passe donc comme si la source de l’interprétation était non pas seulement une subjectivité, et ses biais propres, mais la Vérité en personne (pas en démonstration), sur laquelle ladite subjectivité-victime serait directement branchée. Ce qui départagerait sans risque d’erreur l’interprétation de Haenel (il voulait bien sûr me violer, s’il ne l’a pas fait ce n’est pas par égard pour moi mais par « peur de se regarder en face » comme le bourreau qu’il était par essence, donc par misérable et perverse volonté de dissimulation, le viol en somme eût été plus honnête) de celle de Christophe Ruggia (« j’ai commis l’erreur de jouer les pygmalions avec les malentendus et les entraves qu’une telle posture suscite » – ce qui n’est pas que l’on sache un délit ou un crime pénalement définis), c’est que la parole (l’interprétation) d’Adèle Haenel manifeste/atteste qu’elle est une « victime » et celle de Ruggia qu’il est un « pédocriminel ». Les rôles étant ainsi d’entrée de jeu et sans discussion répartis, la véridicité trouve son point d’ancrage. Alors, que Ruggia démente les faits dont l’accuse Adèle Haenel est forcément inaudible. Il ment, impossible qu’il en aille autrement. Personne, y compris parmi les témoins à charge dont les interprétations –  là encore  – ont servi à monter le dossier d’accusation constitué par Marine Turchi, n’a vu de gestes déplacés de Ruggia envers Adèle Haenel? Peu importe. Ils ont forcément eu lieu puisque Adèle Haenel le dit. La messe est dite, et l’interprétation/vérité index sui. La preuve par « l’emprise » (que tous – enfin les témoins à charge – disent avoir constatée) et par le ressenti de la « victime ». Le système judiciaire n’a qu’à se réformer (se ruiner) de fond en comble, s’il veut obéir à l’impulsion donnée par le mouvement #MeToo, et s’affranchir enfin de la « culture du viol ».

Cela engage évidemment un débat considérable, car emboîtant le pas à la lame de fond #MeToo/#Balancetonporc, accompagnée/amplifiée par les médias, et par des féministes en vue de tout bord, qui lui assurèrent sans réserve, et continuent de le faire, une légitimité incontestable, la justice tangue.

A lire aussi : Malaise dans le féminisme : MeToo ou l’art du "terrorisme intellectuel" ?

Extrait du livre de Sabine Prokhoris, « Le mirage #MeToo », publié aux éditions du Cherche Midi.

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