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Mémoire de l’esclavage : la tentation totalitaire de la réécriture de l’Histoire par les néo anti-racistes
©Ben STANSALL / AFP

Instrumentalisation du débat

La question du racisme et de l'héritage du passé sont au coeur de nombreux débats au sein des sociétés occidentales suite à la mort de George Floyd. L'histoire de l'esclavage est-elle instrumentalisée dans le débat actuel ? Comment avoir une approche historique juste ?

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
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Atlantico.fr : L'histoire de l'esclavage est-elle instrumentalisée dans le débat actuel ? 

Christophe de Voogd : Evidemment, mais ce n’est en rien une nouveauté. L’histoire est instrumentalisée depuis toujours. Pensez à la conquête de la Gaule par Jules César, écrite par lui-même. Et à la phrase de Churchill: “l’histoire sera bonne pour moi car j’ai bien l’intention de l’écrire”. Et cette instrumentalisation n’est pas une mauvaise chose en soi puisque le rapport au passé est une dimension essentielle de toute identité collective. Il n’est pas de communauté humaine sans mémoire. Et ce qu’on appelle “le roman national” français a bien été l’instrument de la conscience nationale et républicaine de la IIIème république, parfaitement pensé et voulu comme tel par un homme comme Lavisse, dont le manuel était encore en usage dans les années 1960. A cet égard, la phrase d’Orwell dans 1984, “celui qui commande le passé commande le futur, celui qui commande le présent commande le passé” vaut pour toutes les sociétés. Phrase profonde et souvent mal comprise : tout projet politique, c’est-à-dire, toute projection collective dans le futur, exige la maîtrise de la lecture du passé ; et la détention du pouvoir dans le présent permet justement le contrôle de la fabrique et des vecteurs de cette lecture (recherche historique et surtout enseignement et médias). Tant que ce contrôle reste partiel, tant que les versions du passé restent plurielles, l’histoire se porte bien. De même, la recherche et la culture historiques profitent des nouvelles questions posées par notre temps au passé. Nous avons énormément appris sur la condition féminine à Rome ou sous l’Ancien régime depuis que l’on s’intéresse au “genre”. De même les revendications des minorités ethniques ont contribué à un nouveau regard sur la colonisation, ne serait-ce que l‘étude des révoltes noires dans les colonies, passées sous silence dans l’enseignement traditionnel (celui que j‘ai reçu) qui poursuivait le schéma mental de “l’esclave-objet” de l’histoire. 

Les problèmes arrivent lorsque se produisent deux phénomènes, souvent liés : d’abord lorsque non seulement les questions du présent mais les réponses de celui-ci sont plaquées sur le passé, jugé à l’aune de nos propres critères ; d’où l’anachronisme sidérant qui conduit à “dénoncer”, deux mille ans plus tard, le patriarcat et l’esclavages romains ou l’intolérance du Moyen Âge. Ensuite lorsque l’instrumentalisation devient manipulation. Et là, on risque fort de tomber dans l’univers proprement orwellien, fondé non sur une certaine lecture mais sur la réécriture permanente du passé dont 1984 nous montre le processus administratif implacable, au sein du “Ministère de la Vérité”. Cette tentation totalitaire, de fait, anime les plus activistes militants anti-esclavagistes et racialistes. Le déboulonnage des statues en est le signe immanquable, renouant avec les montages staliniens (plus de Trotski, Zinoviev ou Kamenev sur les photos et les films de la révolution bolchevique) et les autodafés et autres procédés hitlériens ; ou, plus près de nous, la destruction des bouddhas de Bamiyan ou les destructions de Daesh à Palmyre. 

Quels sont les enjeux actuels de la propagation de faux faits historiques ? 

Je parlerais plutôt de cadrage très orienté, de sélectivité et d’omission que de “faux” caractérisés. C’est le cas de la conquête arabo-musulmane présentée sous un jour très rose dans beaucoup de nos manuels de collège ; ou de l’esclavage justement qui, à lire les mêmes manuels, est surtout le fait des Occidentaux. Peu de chose sur la traite arabo-musulmane ou la traite intra-africaine; et quasiment-rien sur l’esclavage dont des Européens ont été victimes dans l’Empire ottoman, exactement à la même époque que la traite atlantique. Or cette dissymétrie, sanctifiée par la loi Taubira de 2001 qui ne vise que la traite et l’esclavage des Occidentaux, ne peut se justifier par la nécessité de mettre l’accent sur “notre” histoire : la présence de nombreux Africains d’origine subsaharienne en France, de fortes minorités arabes et turques, devrait logiquement conduire à étudier ces autres esclavages. Et l’on ne comprend rien d’ailleurs à l’histoire (et à la géographie) des côtes méditerranéennes de l’Europe, notamment françaises, si l’on oublie les raids et l’esclavage pratiqués par les “barbaresques” d’Afrique du Nord durant des siècles. 

Mais ce qui est le plus intéressant dans le débat actuel c’est de voir les réactions que suscite tout rappel de ces faits incontestables et massifs : on chercherait par-là, nous dit-on, à minimiser la traite occidentale. Pire ce serait un “avatar du discours colonialiste”. De fait l’un des arguments, très largement hypocrite, de la colonisation a été la lutte contre l’esclavage en Afrique. Et l’esclavage y a continué dans les faits. Mais ce n’est pas une raison pour tomber dans l’un des principaux sophismes de notre post-modernité : “tu dis une chose qu’a dite X, donc tu es comme X”. Je me fais fort, avec un tel “principe d’analyse critique”, de faire passer n’importe qui pour un nazi ou un khmer rouge...

A quoi s’ajoute un fait qui me frappe chaque jour davantage, notamment sur les réseaux sociaux : l’ignorance croissante des faits historiques de base et de leur chronologie même, ce que Marc Bloch appelait “la structure élémentaire du passé”. Cette ignorance est plus marquée encore aux Etats-Unis qu’en Europe – ce qui explique sans doute la férocité particulière du débat outre-Atlantique. Evidemment, les discours les plus délirants et les actions les plus radicales prospèrent sur un tel lit d’ignorance. 

Vous ajoutez à tout cela la violence des réseaux sociaux et vous avez le cocktail explosif actuel, où la mémoire, identitaire, émotionnelle et conflictuelle, est en train d’alimenter une intense concurrence victimaire (voire le parallèle, courant désormais, entre esclavage et Shoah) et de remplacer l’histoire. 

Comment avoir une approche historique juste ?

Gare justement à cette confusion entre histoire et mémoire ! Les grands historiens, de Thucydide à Pierre Nora en passant par Voltaire, Tocqueville et Bloch, nous ont mis en garde là-dessus, même si, hélas, cet avertissement semble bien oublié aujourd’hui. 

Je dirais donc plutôt une “approche mémorielle juste”, car c’est de cela qu’il est question dans le débat actuel. L’“histoire juste” est une question qui relève, elle, des historiens : “juste” pour eux correspond à la “justesse” scientifique, dont les critères sont établis depuis des siècles : établissement critique des sources, fidélité aux sources, comparaison des sources, compte-rendu aussi complet que possible du passé. Dans le cas de la “mémoire juste”, l’exigence est celle de la justice. Comme disait Paul Ricoeur dans son livre capital sur ces questions, La Mémoire, l’histoire, l’oubli - livre pour lequel un certain Emmanuel Macron fut l’assistant de Ricoeur- “il n’est pas de mémoire heureuse qui ne soit une mémoire équitable”. Une mémoire qui ne soit donc pas sélective et émotionnelle et où différents récits puissent cohabiter. Des récits véridiques j’entends, et là, l’histoire (autre idée de Ricoeur) a un rôle décisif à jouer pour vérifier, critiquer, contrebalancer des mémoires trompeuses et prétendant à l’hégémonie. Les propositions prêtées à l’Elysée sur le sujet des statues semblent porter cette marque : l’idée de mettre une statue d’Abd El Kader dans l’avenue Bugeaud, le vaincu chez le vainqueur, le conquis chez le conquérant, me paraît une bonne idée. Bien meilleure en tout cas que de débaptiser cette avenue, comme le voudrait la logique de “la colonisation, crime contre l’humanité”. Cela permettrait une coexistence critique des mémoires et interpellerait le citoyen, rompant à la fois avec un roman national qui n’est tout simplement plus possible ni souhaitable, et un mythe victimaire, porteur de fracturation sociale, voire, à terme, de guerre civile. 

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