Loi numérique : le gouvernement entre bons sentiments, inspiration populiste et restrictions des libertés publiques<!-- --> | Atlantico.fr
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Le texte foisonne de mesures qui suscitent la défiance, notamment autour de l’anonymat sur Internet.
Le texte foisonne de mesures qui suscitent la défiance, notamment autour de l’anonymat sur Internet.
©Yoan VALAT / POOL / AFP

Surveillance accrue

Le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique est arrivé à l’Assemblée nationale.

Pierre Beyssac

Pierre Beyssac

Pierre Beyssac est Porte-parole du Parti Pirate

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Atlantico : Le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique est arrivé à l’Assemblée. "C’est un outil de protection des Français", assure Jean-Noël Barrot. Mais le texte foisonne de mesures qui suscitent la défiance, notamment autour de l’anonymat sur Internet. Qu’est-ce qui bloque ?

Pierre Beyssac : Deux éléments ont mis le feu aux poudres. D'abord l'amendement sur l'interdiction d'accès aux réseaux sociaux à travers des VPN (réseaux privés virtuels, un dispositif qui permet notamment aux employés de protéger leur connexion Internet avec leur entreprise).

Les VPN sont un des symboles des droits fondamentaux sur Internet, les diverses tentations de les limiter ont donc immédiatement éveillé des craintes légitimes, et une série d'amendements tous plus farfelus les uns que les autres sont proposés à leur égard.

Concernant l'anonymat, l'idée de devoir produire une preuve d'identité pour obtenir un compte sur les réseaux sociaux semble n'enchanter personne en réalité, pour les mêmes raisons. Depuis 2020 (preuve de majorité pour l'accès aux sites pornos), on savait très bien que ce type de généralisation à tous les réseaux sociaux et à une preuve complète d'identité nous pendait au nez, comme je l'ai écrit plusieurs fois dans vos colonnes.

L'argument du rapporteur général, Paul Midy, est assez classique : Internet doit être soumis aux mêmes lois que la vie réelle, et nos voiture ont des plaques d'immatriculation, etc. On sait que cet argument, qui ne peut convaincre que des convives d'une fin de banquet trop arrosé, est complètement fallacieux, car nous sommes d'ores et déjà beaucoup plus traçables sur Internet que dans la vie réelle.

Je n'ai pas besoin de produire une pièce d'identité pour me rendre à un événement public, au restaurant, dans un commerce, dans la rue. La loi ne m'impose pas d'en porter une à tout moment sur moi, ni même d'en posséder une ! Pourquoi devrais-je donc en produire une systématiquement pour aller sur un réseau social ? D'ailleurs, la "plaque d'immatriculation" qu'affectionne tant le rapporteur existe déjà sur Internet : c'est notre adresse IP, connue de notre fournisseur d'accès. Ceux-ci sont dans l'obligation de fournir aux autorités des éléments d'identification de leurs abonnés en cas de litige.

L'obligation d'associer une preuve d'identité à un compte en ligne nous rapprocherait peu à peu d'un régime à la chinoise, où toutes les technologies de traçage sont utilisées sans vergogne.

Elle ne règlerait d'ailleurs pas le cas des touristes étrangers en France, ni celui des résidents étrangers, même originaires de l'UE. Faut-il les priver d'accès aux réseaux sociaux lorsqu'ils sont dans notre pays ?

D'autres dispositions du texte sont problématiques, comme l'extension toujours plus large des blocages de site sans juge, sur simple demande d'une série d'administrations et "signaleurs de confiance".

En revanche, on peut saluer les dispositions protégeant la concurrence dans le domaine du cloud, pour éviter de voir nos acteurs nationaux écrasés par les mastodontes du domaine.

Le texte touche de nombreux sujets sociétaux : le cyberharcèlement, les arnaques sur Internet, les propos haineux, l’accessibilité des sites pornographiques aux mineurs… c’est ce qu’attendent les Français ou vous auriez souhaité que les députés abordent des points plus techniques ?

Il n'existe pas de réforme législative majeure à effectuer sur l'aspect technique ; en revanche, la loi doit être écrite de manière suffisamment précise : un blocage de site d'arnaque doit-il être contournable si l'utilisateur le souhaite, etc (des ambiguïtés peuvent provoquer des paniques injustifiées sur des textes imprécis). Le DSA européen encadre d'ailleurs déjà les domaines couverts par la loi SREN, qui court une quasi-certitude à ce titre de se voir largement déshabillée car empiétant sur les règles européennes.

Une bonne partie de nos lois émanent de suppositions politiques qu'il vaut mieux faire n'importe quoi que ne rien faire, quitte à ce que ce soit inefficace ou contre-productif, pour répondre à une demande de miracle des électeurs.

Est-ce qu’il y a un petit côté populiste dans cette loi ?

Le rapporteur de la loi a pensé judicieux d'exploiter, pour soutenir ses amendements sur l'identité en ligne, une phrase de Catherine Deneuve au hasard d'une interview sans rapport dans Paris Match. Malgré tout le respect dû à cette grande actrice, on imagine la traversée du désert argumentative qu'il a fallu pour en arriver là.

Aucun expert sérieux n'appuie cette disposition.

Populiste sans ambiguïté donc pour le volet "divulgation d'identité", et dans le mauvais sens du terme : répondre à une demande supposée venir des citoyens, reproduite par la presse people, demande qu'on sait ingérable ou impossible, dans le seul but de dire qu'on a fait quelque chose en matière de lutte contre la délinquance. L'absence d'étude d'impact sérieuse permet de promettre la lune sans considération des résultats à en attendre. Bien évidemment, l'autre facette qui n'est pas mise en avant est que les mesures prises sont contraignantes pour l'ensemble de la population et aboutissent à nous considérer tous comme des délinquants a priori.

Populiste également sur le volet "blocage des sites pornographiques", crispation autoritariste qui fait suite à l'incapacité d'appliquer la loi de 2020 sur la preuve de majorité. Ce blocage, ainsi que d'autres dispositions tout aussi mal pensées, sont largement soutenues par le rapport du Haut Conseil à l'Égalité, récemment paru, qui assimile purement et simplement pornographie et criminalité en proposant des mesures aussi pondérées que ce raccourci outrancier.

Ce texte, il vous paraît réaliste ou attentatoire aux libertés publiques pour une efficacité improbable ?

En ce qui concerne la preuve d'identité, le texte est littéralement attentatoire aux libertés publiques, puisqu'il s'agit de nous ôter la liberté d'utiliser un réseau social sans produire une pièce d'identité.

Par effet de bord, il risque même de donner lieu à des fuites de données sensibles, comme celles concernant la consultation de sites thématiques (sites de rencontre liés à une religion particulière, à des orientations sexuelles, etc). Si ce type de données est sévèrement encadré par la CNIL et le RGPD, ce n'est pas un hasard : en découle l'incapacité pratique, par exemple, à mettre en œuvre la preuve de majorité sur les sites pornographiques dans des conditions suffisamment sécurisées pour satisfaire la CNIL.

Plus généralement, il pose une brique supplémentaire vers une société de traçage indiscriminé et permanent de toute la population par nos moyens numériques, qui sont aujourd'hui au cœur de nos vies, donc directement garants de nos droits fondamentaux. Est-ce vraiment la société que nous voulons construire ? Serait-ce vraiment une banale transposition numérique de notre vie réelle ?

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