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Les stratégies conscientes et inconscientes qui assurent la survie des classes sociales par le langage
©Reuters

Série marqueurs sociaux

Malgré la popularisation de certaines expressions, le langage demeure une manière de signifier son appartenance à un groupe mais aussi de se différencier. Quatrième épisode de notre série sur les marqueurs sociaux

Stefano Vicari

Stefano Vicari

Maître de conférences en Sciences du langage, Stefano Vicari enseigne la linguistique française à l'Université de Gênes. Dans la thèse qu'il a soutenue à l'université Paris XIII, il a cherché à comprendre comment les savoirs ordinaires sur la langue se constituent, circulent et se diffusent dans les discours plus ou moins spécialisés.

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Virginie Spies

Virginie Spies

Virginie Spies est sémiologue de l'image et analyste des médias, maître de Conférences à l’université d’Avignon. Virginie Spies est l'auteur de Télévision, presse people : les marchands de bonheur (De Boeck, 2008). Elle publie également des vidéos sur la chaîne YouTube, Des Medias Presque Parfaits.

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Atlantico : Le vocabulaire et la manière de s'exprimer trahissent-ils toujours autant, aujourd'hui, notre appartenance sociale ? Est-ce qu'on n'observe pas un certain "aplanissement" des distinctions entre la "langue des riches" et la "langue des pauvres" ?

Virginie Spies :Il y a peut-être un aplanissement qui est dû à l'éducation pour tous, la possibilité pour chacun d'aller vers les études supérieures et aussi l'extension des médias. L'éducation tire vers le haut et les médias vers le bas. Il existe donc un langage commun approprié par tous dès l'enfance. On partage plus qu'il y a 50 ans le langage de la télévision par exemple. Les études ont montré en sémiologie des médias que les animateurs télé parlent comme les gens de la rue.

Evidemment, il reste une distinction parce que la question du langage et de son appropriation se joue à la maison. Si le langage est soutenu chez les parents, il sera plus soutenu chez les enfants. Il suffit de regarder ce qu'il se passe avec les accents. Si vos parents ont un accent, vous risquez fort d'en avoir un vous aussi. S'ils n'en n'ont pas et quand bien même vous vivez dans le sud par exemple, vous n'en aurez pas.  

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Quelles sont les expressions qui trahissent l'appartenance à une classe sociale ?

Virginie Spies :Les mots vulgaires peuvent trahir l'appartenance, les mots de la "banlieue",  les mots associés à la jeunesse. Je pense par exemple au film La vie est un long fleuve tranquille, cet exemple n'est pas anecdotique. Bien sûr, nous sommes dans le domaine du cinéma et les traits sont exagérés mais on voit clairement qu'en termes de nombre de mots dans le vocabulaire, les gros mots qui sont utilisés également. Chacun dit des gros mots, mais ils ne sont pas les mêmes que l'on vienne de la banlieue lyonnaise ou du 16e arrondissement de Paris.

Nous avons également une façon de s'adapter linguistiquement en fonction de son environnement même si on a tendance aujourd'hui à être de plus en plus "soi-même".

Ce qui est intéressant dans le langage, c'est également l'appropriation que l'on en fait. Je pense notamment à une phrase comme "Allo quoi" de Nabilla. Cette phrase avait le buzz il y a un an de cela et est restée comme une référence de la télé appropriée par de nombreuses personnes. Mais nabilla n'a rien inventé ! Ce processus n'est pas nouveau. Je pense à la façon de dire "OKAY" au moment de la sortie du film des Visiteurs. Il y a des tendances linguistiques qui submergent les médias et du coup la société. Néanmoins, les médias restent discriminants, le langage de Tf1 n'est évidemment pas celui de France culture.

Les classes sociales dites "supérieures" disposent-elles d'une facilité d'adaptation ?

Virginie Spies :Ce n'est pas sûr, car le fait culturel n'est pas le fait linguistique. On peut avoir une facilité d'adaptation car on est facilement adaptable mais les mots peuvent trahir l'appartenance. Tout cela peut se travailler tout au long de la vie. Et on voit bien comment les étudiants peuvent acquérir de nouveaux mots entre la première année à l'université et la cinquième année. 

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La distinction aujourd'hui se fait-elle de manière communautaire également ?

Virginie Spies : Le langage est une façon de nous reconnaitre avec notre groupe et on partage un univers, un champ lexical, on se rattache aux uns aux autres. C'est le cas dans toute société, tout groupe social.  Par exemple, les enfants dans la cours d'école vont se comprendre entre eux sur des thèmes qui vont nous échapper. Les adultes aussi peuvent avoir des groupes amicaux dans lesquels ils utilisent des mots qui font "effet club". Ce sentiment d'appartenance à une société est ce qui nous rassemble. Cela se retrouve dans les microsociétés comme la famille. Il y a toujours eu un langage de la "banlieue", un langage bourgeois. Nous avons toujours eu besoin d'une façon de se reconnaitre au sein d'une tribu par des codes. Et le langage n'est que du code, du code approprié. 

Stefano Vicari : Effectivement, les pratiques langagières reflètent désormais davantage des fractures communautaires, entre des sous-groupes, qui ne recoupent pas la distinction riches-pauvres. Dans les villes, les flux langagiers s’exercent d’une classe à l’autre : tout locuteur entre en contact avec plusieurs types de locuteurs. On ne peut plus vraiment faire de distinction nette en fonction de l’origine sociale. Ce phénomène date de la fin de la Première guerre mondiale, quand commence à s’opérer un vrai brassage social.

Y a-t-il des mots qui "voyagent" entre ces trois strates, des mots "populaires" repris par "la haute", et des mots de "la haute" repris par les milieux populaires ?

Virginie Spies : C'est le cas par exemple pour les mots de la banlieue. Par exemple par rapport au rap qui a depuis trente ans quitté les barres d'immeubles pour s'embourgeoiser parfois. Et ses mots sont utilisés partout. Par exemple, dans le Petit Journal de mardi 14 mai, Yann Barthès tournait en dérision la une de l'Express. Ils sont allés interview des jeunes et des plus vieux quant aux mots qui seraient employés par les jeunes : la "techa", la "teub". Et bien certains vieux les connaissaient et d'autres non. Donc tout cela se mélange.  

Stefano Vicari : Bien sûr, les frontières parmi les différents groupes sociaux ne sont pas étanches, surtout de nos jours. Ces groupes, tout comme leurs pratiques langagières, interagissent de manière constante et s'enrichissent les uns les autres. Bien évidemment il est possible d'identifier des manières de parler plus représentatives de certaines tranches d'âge comme par exemple le soi-disant 'langage texto', le 'parler jeune' ou encore des phénomènes liés à l'immigration, mais les nouvelles technologies de la communication et le brassage social ont fortement contribué au 'voyage' non seulement des mots, mais aussi de caractéristiques phonologiques et syntaxiques propres à des groupes sociaux donnés. Néanmoins, il faut souligner qu'en dépit de certaines idées reçues, tout mode spécifique d'usage du langage à un groupe obéit à des règles de fonctionnement qui lui sont propres, qu'il s'agisse de règles de type pragmatique ou syntaxique, lexical et phonétique.

Certains langages, comme le langage que l'on pourrait qualifier de "banlieue", sont-ils utilisés justement de manière à se différencier, comme contre-culture ?

Virginie Spies : Tout à fait car le langage marque à la fois la volonté de reconnaissance et de différenciation. Je me différencie par rapport à d'autres milieux qui ne vont pas me comprendre d'un part et en même temps, je rentre dans mon groupe. Le langage marque à la fois l'appartenance et la différenciation car cela fonctionne complètement ensemble. 

Le parler des classes moyennes n'est-il pas plus contrôlé, moins spontané que les deux autres ? N'est-il pas plus dans l'imitation du parler de la haute, dans la volonté de se distinguer du parler populaire ?

Virginie Spies : Certainement. Le nivellement par le bas qu'opèrent les grands médias populaires ne permet pas de mettre en avant des nouveautés. Cela nous incite à parler tous de la même manière avec le même vocabulaire.

J'ai travaillé sur le bonheur à la télé et plus particulièrement sur une expression popularisée par Benjamin Castaldi en 2001 : "C'est que du bonheur", ces quatre mots vous les retrouvez constamment dans les médias. Cela ne veut rien dire et tout le monde l'utilise constamment. De la même manière, depuis un an, "je suis au bout de ma vie". Ce terme est arrivé par la télé réalité. Par exemple "les Anges de la télé réalité" popularisent un nombre incroyable d'expressions. Elles sont faciles à comprendre, elles font du buzz. Ce sont des toutes petites phrases courtes que l'on peut entrecouper de publicité et qui font des pastilles à poster sur Facebook. 

Il ne faut pas non plus bannir ces expressions, il faut simplement en prendre conscience et apprendre à cloisonner nos univers linguistiques en fonction des personnes avec lesquelles on parle.

Stefano Vicari : C'est William Labov, dans les années 60, qui a montré que les pratiques langagières de la petite bourgeoisie américaine sont caractérisées par le phénomène de ce qu'il a appelé « insécurité linguistique ». En tant que classe sociale aspirant à une ascension au sein de la communauté, les bourgeois seraient beaucoup plus sensibles et attentifs à leurs manières de parler et aux traits langagiers les plus stigmatisés. Cette insécurité entraine des phénomènes d'hypercorrection, à savoir la substitution d'une prononciation (des liaisons fautives comme dans « il va-t-être midi »), d'une forme grammaticale (emplois abusifs du pronom dont) ou orthographique (des h superflus) que le locuteur pense être incorrecte. Dans le contexte français, des études ont été menées déjà vers la fin des années 70 et ont montré que pour les francophones, l'insécurité des classes moyennes est plus évidente dans les contextes où les langues régionales sont plus vivantes.

Cela veut-il dire que la langue la plus identifiable, la plus marquée "socialement", est celle des classes moyennes ?

Stefano Vicari : Il faut toujours distinguer la pratique langagière de la représentation que les locuteurs se font de leur parler. Plus le décalage est grand entre les deux, plus le locuteur "hyper-corrige". C’est un fait que ce décalage est plus sensible dans la classe moyenne, parce qu’elle a un souci de légitimation plus grand que les classes populaires ou supérieures.

Le langage reste-t-il, même pour les transfuges des classes populaires, un marqueur social ou est-il possible de s'en défaire ?

Virginie Spies : Je crois que c'est un marqueur social dont on se défait difficilement et cela se ressent dans les détails. Notamment dans les fautes de langage que l'on fait quand est petite et que l'on garde. Par exemple : "la voiture à Michel", "il m'a parlé que..." Il y a des petits détails qui peuvent vous poursuivre. Mais ce qui est formidable avec le langage, c'est que ce n'est jamais perdu. En revanche, si personne ne vous dit jamais que vous faites une erreur alors vous continuerez à la faire.

Si je devais donner un conseil, c'est lisez ! Même Arlequin, et on passera ensuite à autre chose. C'est comme cela que l'on va avoir plus de vocabulaire. Je reste optimiste car cette culture populaire qui peut niveler par le bas a aussi l'énorme avantage de permettre à tout le monde de cultiver mieux et plus. Si on est curieux, on a davantage accès à la culture. 

Propos recueillis par Barbara Lambert et Carole Dieterich

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