Les Nobel d’économie sont-ils victimes de procès en sorcellerie ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Angus Deaton, économiste d’origine écossaise et professeur à Princeton.
Angus Deaton, économiste d’origine écossaise et professeur à Princeton.
©Reuters

L'Edito de Jean-Marc Sylvestre

Le prix Nobel d’économie a été attribué lundi 12 octobre par la Banque de Suède à Angus Deaton, économiste d’origine écossaise et professeur à Princeton. Il succède au Français Jean Tirole, originaire de Toulouse. Mais comme son prédécesseur, ce Nobel 2015 ne bénéficiera pas d’une publicité plus généreuse.

Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre a été en charge de l'information économique sur TF1 et LCI jusqu'en 2010 puis sur i>TÉLÉ.

Aujourd'hui éditorialiste sur Atlantico.fr, il présente également une émission sur la chaîne BFM Business.

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Tout se passe comme si les Nobel d’économie étaient victimes d’une malédiction qui s’abat sur eux, les maintenant dans l’anonymat. Ce prix devrait fonctionner plutôt comme un immense projecteur, capable d’éclairer des chercheurs géniaux pour le compte du monde entier.

Dans la plupart des catégories, les prix Nobel se plaisent dans l’anonymat de leurs laboratoires. Hormis, le prix Nobel de la santé et celui de la paix qui bénéficient très rapidement d’une notoriété internationale, le prix Nobel d’économie - par l’impact de ses recherches sur la vie quotidienne - devrait entrer normalement dans la postérité. Dans la réalité, c’est très rare. On les ignore quand on ne critique pas ouvertement leurs travaux.

En fait, les Nobel d’économie sont très souvent victimes d’une sorte de procès en sorcellerie instruit par la majorité culturelle des pays occidentaux, et aussi des dirigeants des grandes et vieilles démocraties. Angus Deaton ne fera pas exception.  Ce procès se déroule généralement en trois temps.

Premier temps, et c’est très à la mode dans les salons parisiens, on met en cause l’existence même d’un prix Nobel de l’économie. Pour les uns c’est une usurpation, un port illicite de médailles ou même une habile mystification, pour reprendre l'expression du réquisitoire que le mensuel Alternatives Economiques ressort tous les ans à chaque moisson. Et pour décrier le prix Nobel d’économie, on explique qu'il n’a jamais été créé ou suggéré par Alfred Nobel, mais par le gouverneur de la banque centrale de Suède qui gère la fondation Nobel et qui a obtenu la création de ce prix d’économie en 1969 seulement.

Le prix s’appelle en réalité, "Prix de la Banque de Suède en science économique en mémoire d’Alfred Nobel". Donc, pour les gardiens de la mémoire de Nobel, le prix n’aurait jamais dû exister. Certaines années, il y a d'ailleurs eu de violentes polémiques contre le conseil de la fondation.

C’est évidemment un faux procès, tout le monde sait que le prix Nobel d’économie n’a pas été créé à la mort d’Alfred Nobel, parce qu’Alfred Nobel avait demandé à ce que les prix soit attribués à des personnalités dont le travail et les recherchent avaient eu un impact important sur la vie quotidienne. L’inventeur de la dynamite voulait que l’argent gagné avec une poudre qui semait "la mort et le mal", puisse aller à ceux qui consacraient leur vie à faire "le bien et  la vie".  

Du vivant de Nobel dans les années 1850, la révolution industrielle démarrait tout juste mais la science économique balbutiait. Karl Marx était né mais n’avait encore rien fait. Quant à Keynes ou Schumpeter, ils ont attendu le siècle suivant pour se réveiller et chercher les recettes du bonheur.

En bref, Alfred Nobel ne pouvait pas honorer la science économique. Autre exemple, il n'y a pas de prix Nobel des mathématiques parce qu'’Alfred Nobel considérait que les maths étaient indispensables au progrès des autres disciplines mais ne contribuaient pas à l’amélioration de la vie quotidienne. Quand je suis malade, disait-il, j’ai besoin d’un médicament, pas d’une équation mathématique.

Accessoirement,  on raconte aussi qu'Alfred Nobel haïssait les mathématiciens parce que sa (très) jeune compagne le trompait avec l’un deux. Donc il ne voulait pas qu’après sa mort, celui qui le faisait cocu puisse recevoir un prix Nobel.

Il se trouve que bien plus tard, l’académie des sciences de Stockholm installera la médaille Fields pour récompenser un chercheur en mathématique. Cette médaille est aujourd’hui considérée comme le prix Nobel de la spécialité. 

Pour l’économie, les gérants du Nobel ont considéré qu'à partir des années 1965, la science économique avait fait tant de progrès avec une influence si forte sur l’action politique et sur la vie quotidienne que l’on ne pouvait pas laisser dans l’ombre sur ceux qui, aux quatre coins du monde,  faisaient avancer cette science économique.

Conclusion, le prix Nobel d’économie ne date pas du testament d’Alfred Nobel. Tout le monde le sait. Mais il n’en est pas moins légitime, il est géré par la banque de Suède et les sélections s’opèrent selon des mêmes méthodes surveillées par les comités Nobel.

Le deuxième temps du procès remet en cause d’une façon à peine déguisée, l’intérêt des chercheurs désignés par le prix Nobel. Il s’avère, quand on regarde ce qui s’est passé depuis 1969, que l’on pourrait soupçonner le comité Nobel d’avoir des intentions politiques.

Il se trouve, d’après les observateurs universitaires, les intellectuels et les responsables politiques, que dans la majorité des cas, les Nobélisés en économie travaillent d’abord sur des lectures très libérales de l’économie. Et c’est vrai parce que par définition, la science économique, c’est d’abord la science de l’économie libérale. Comme la chimie ou la physique, l’économie n’est pas une construction des hommes. L’économie étudie la relation naturelle des hommes avec la nature pour créer des richesses et de la valeur. La production de valeur relève de la science économique. La distribution de cette valeur relève des sciences sociales et politiques. 

Dès le départ, les Nobels ont couronné les Frisch, Tinbergen, Samuelson, Arrow, Leontief, Hayek ou encore Friedman, Modigliani et Solow. Et puis, plus récemment, les français Debreu, Allais, Tirole… Deaton est célèbre dans les milieux universitaires pour ses travaux sur le comportement des consommateurs, sur les mécanismes qui font reculer la pauvreté et déclenchent des mouvements de développement .

Tous ces chercheurs ont principalement travaillé sur la micro-économie , le comportement des opérateurs et, bien sûr, sur les marchés et la nécessité de les réguler. C’est-à-dire la mise en place de règles du jeu et une surveillance du respect de ces règles.

En bref, et sans tomber dans le détail des travaux, ces chercheurs travaillent sur un univers libéral, en considérant que l’économie c’est aussi la science de la confrontation des responsabilités individuelles. Et si, après l’étude des comportements, il faut passer à la recommandation en termes d’actions économiques, ces chercheurs préconiseront un désengagement de l’Etat pour que les marchés puissent fonctionner à l’optimum. L’Etat a des fonctions régaliennes et rien d’autres.

Cet univers, couronné au plus haut niveau par des prix Nobel, agace la grande majorité des universitaires, des économistes académiques qui dominent le monde de la pensée économique et la communauté de tous ceux qui conseillent les hommes politiques.

La désignation de Milton Friedman  en 1976, chef de l’école monétariste de Chicago avait déclenché une énorme polémique dans le petit monde politico-universitaire de l’occident.

La nomination de Georges Debreu, premier français à obtenir un prix Nobel, n’a eu aucun écho. Il faut dire qu’il vivait aux Etats-Unis. Mais le couronnement de Maurice Allais, un des plus grands chercheurs économistes du monde n’avait pas été plus remarqué. Or, il a toujours habité la France. Quant à Jean Tirole, il fut superbement ignoré.  

Le troisième temps de ce procès en sorcellerie est très intéressant. Il ne retient comme prix Nobel que ceux qui travaillent dans le cadre de la pensée unique du keynésianisme, dans cette mouvance qui considèrent que le seul système viable est celui de l’économie de marché mais qui insiste sur la nécessite de l’Etat pour qu’il surveille et contrôle tout. Tout le monde connait Tobin, l’inventeur de la taxe qui porte son nom et... prix Nobel en 1981. Tout le monde connait Joseph Stiglitz, prix Nobel en 2001 pour ses travaux sur le mauvais fonctionnement des marchés. Stiglitz est une star aujourd'hui notamment en Europe puisqu’il justifie par la science, les interventions de l’état. Pour les hommes politiques, c’est du pain béni. Ils ont enfin la preuve scientifique qu'ils peuvent servir à quelque chose. Et  s'ils n’ont pas de résultats, ça n’est pas de leur faute.

Pendant ce temps, la science économique est très perturbée. Sa crédibilité est hypothéquée. Quand un prix Nobel couronne un Stiglitz, ça n’est que justice légitime. Mais quand un prix Nobel couronne un homme des marchés, c’est une mystification.

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