Les médias, champ de bataille de la guerre secrète de l’information<!-- --> | Atlantico.fr
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David Colon publie "La Guerre de l'information Les États à la conquête de nos esprits" aux éditions Tallandier.
David Colon publie "La Guerre de l'information Les États à la conquête de nos esprits" aux éditions Tallandier.
©Eric CABANIS / AFP

Bonnes feuilles

David Colon publie "La Guerre de l'information Les États à la conquête de nos esprits" aux éditions Tallandier. Une guerre à laquelle nous n’étions pas préparés se déroule sous nos yeux, pour l’essentiel sans que nous en soyons conscients, et constitue pour nos démocraties une menace mortelle. Depuis la fin de la guerre froide et l’essor d’Internet et de médias planétaires, la militarisation de l’information par les États bouleverse l’ordre géopolitique. La guerre de l’information, qui oppose les États autoritaires aux régimes démocratiques, démultiplie les champs de bataille et fait de chaque citoyen un potentiel soldat. Extrait 2/2.

David Colon

David Colon

David Colon est chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po, où il enseigne l’histoire de la communication, des médias et de la propagande, et membre du Groupement de recherche Internet, IA et société du CNRS. Il est notamment l’auteur de Propagande (2019), prix Akropolis 2019 et prix Jacques Ellul 2020, et des Maîtres de la manipulation (« Texto », 2023).

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Le 11  septembre 2001, Al-Qaïda frappe les États-Unis sur leur propre sol. Les images de l’effondrement des tours jumelles de Manhattan, diffusées en direct sur les télévisions du monde, saisissent d’effroi les opinions publiques occidentales. Pour l’organisation d’Oussama Ben Laden, ces attentats représentent une grande victoire dans sa lutte contre l’Occident. « Il est évident, écrit le leader d’Al-Qaïda, en 2002, que la guerre médiatique est au XXIe siècle l’une des méthodes les plus puissantes. » Pour les gouvernements et les armées du monde entier, ces attentats symbolisent l’avènement de conflits irréguliers et dissymétriques inédits, dont l’impact est démultiplié par les chaînes d’information en continu et l’essor d’Internet. Ce jour-là, Al-Qaïda remporte une bataille décisive dans la guerre de l’information mondiale, ce qui conduit les États-Unis, et à leur suite l’ensemble des États occidentaux, à réviser en profondeur leur doctrine.

Deux mois après les attentats du 11 septembre 2001, l’administration Bush crée l’Office of Strategic Influence (OSI) destiné à coordonner la guerre de l’information contre le terrorisme, en particulier dans les pays musulmans. Il est dirigé par le général de brigade Simon P. Worden, qui considère que « les mensonges purs et simples peuvent être efficaces, en particulier lorsque leur promoteur a une longue histoire de vérité apparente ». « Cela suggère, ajoute-t-il dans une note à ses supérieurs, que la désinformation pure et simple, dans le cas des États-Unis, est un peu comme une guerre de l’information analogue à l’utilisation des armes nucléaires. » Le fait que les missions de l’OSI aient été attribuées à d’autres services après sa fermeture par le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld atteste de l’enjeu que représente la maîtrise de l’information pour l’administration présidentielle. Les médias sont plus que jamais un théâtre majeur d’opérations. Pour les États, ils sont des instruments privilégiés au service de leurs objectifs de politique étrangère. Dans la guerre de l’information mondiale, ils sont la principale arme par laquelle les États cherchent à influencer les opinions publiques. À défaut de pouvoir contrôler directement les médias, les États-Unis ont entrepris depuis longtemps d’influencer leur contenu.

(…)

Pour influencer les perceptions du public, les États tirent bénéfice de la primauté des sources officielles dans la production de l’information. En 2008, une équipe de chercheurs de l’université de Cardiff étudie un échantillon de 2 207 histoires diffusées par les médias britanniques les plus prestigieux et les plus sérieux du pays. Avec l’aide des services documentaires du Guardian, ils constatent que ces histoires proviennent de deux sources principales : les agences de presse et les sociétés de relations publiques. Ces dernières fournissent la matière première de 60 % des articles, tandis que 12 % à peine des articles proviennent du seul travail des reporters. Au Times, propriété de Rupert Murdoch, 69 % des articles sont entièrement ou en grande partie des dépêches d’agences de presse ou de relations publiques. Et seulement 1 % des dépêches publiées par les journaux britanniques indiquent leur source. Au total, l’étude suggère qu’au moins 80 % des nouvelles produites par les plus grands quotidiens britanniques contiennent des informations de seconde main, pour la plupart non vérifiées. Dans la pratique journalistique quotidienne, y compris dans des journaux réputés, la vérification des faits et le recoupement des sources sont devenus l’exception.

En France, Julia Cagé, Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud ont procédé à l’étude systématique de l’ensemble du contenu produit en ligne pendant l’année 2013 par 86 médias, dont l’Agence France Presse, 59 journaux, 9 télévisions, 7 radios et 10 médias exclusivement en ligne (pure players). Ils constatent que les médias français, y compris ceux de référence, se contentent régulièrement de reprendre les contenus originaux produits par l’AFP ou leurs concurrents, en omettant dans 92 % des cas de créditer leur source : « 64 % de l’information produite en ligne par les médias d’information, écrivent les auteurs de l’étude, est du copié-collé pur et simple. » La moitié des événements couverts par les médias français donnent lieu à une reprise en moins de 25  minutes. En 2016, une étude portant sur 1,8 million d’articles publiés par le HuffPost montre que seuls 44 % ont été écrits par des journalistes de l’équipe et peuvent être considérés comme originaux.

La dépendance croissante des médias envers les agences de presse et les communiqués de presse doit beaucoup à la réduction drastique du nombre de journalistes. Le nombre de personnes employées dans le secteur des médias aux ÉtatsUnis a ainsi diminué de 18 % entre 1990 et 2004, et le nombre de journalistes de presse quotidienne est passé de 55 000 en 2007 à moins de 35 000 en 2015. En France, le nombre de journalistes a baissé de 10 % de 1999 à 2002, tandis que la taille moyenne des rédactions diminue de 1 % par an, et l’information originale produite de 1,20 %. Les effectifs de la rédaction de L’Express, par exemple, ont été divisés par trois entre 2013 et 2017. Les grands médias publics, soumis à des contraintes de réduction de leurs coûts, n’échappent pas à cette logique. En 2022, la BBC, dont les effectifs n’ont cessé de diminuer depuis 1986, supprime 382  postes dans son service international, et ferme en janvier  2023 sa radio en langue arabe, qui émettait depuis 85 ans.

La baisse des effectifs touche particulièrement les journalistes qui produisent l’information la plus coûteuse, à commencer par les correspondants étrangers. En 2006, l’ensemble des médias américains ne compte que 141 correspondants étrangers dans le monde entier. À Kaboul, en 2001, Reuters n’a qu’un seul journaliste chargé d’alimenter l’agence en textes, photographies et vidéos. En 2006, 80 pays du monde n’ont aucun correspondant de Reuters ou d’Associated Press. Cette situation rend les médias beaucoup plus dépendants des sources officielles, des agences et des services de renseignement pour tout ce qui touche au traitement des questions internationales.

Or, tandis que le nombre de journalistes baisse, l’industrie des relations publiques ne cesse de s’étoffer. Dès 1990, aux États-Unis, le nombre d’employés de l’industrie des relations publiques (162 000) est trois fois supérieur à celui des journalistes (50 900). Depuis 2008, le Royaume-Uni compte davantage de consultants en relations publiques (47 800) que de journalistes (45 000). En outre, les agences de presse disposent d’une telle crédibilité que les médias les traitent généralement comme des sources n’ayant pas besoin d’être vérifiées ou recoupées. Selon la définition qu’en donne l’Unesco en  1953, les agences de presse internationales ont pour objet de « rechercher des nouvelles et d’une façon générale des documents d’actualité ayant exclusivement pour objet l’expression ou la représentation des faits et de les distribuer à un ensemble d’entreprises d’information […] en vue de leur assurer […] un service d’information aussi complet et impartial que possible ». Aux termes de la loi du 10 janvier 1957, l’AFP a ainsi pour mission de fournir « une information exacte, impartiale et digne de confiance ». Parce qu’ils leur font naturellement confiance, les médias nationaux reprennent couramment les textes des agences sans en vérifier le contenu.

Dans l’étude de Cardiff, 41 % des dépêches d’agences contenaient l’empreinte évidente d’agences de relations publiques, qui se retrouve ensuite dans la moitié des articles des quotidiens britanniques les plus prestigieux.

Or, les agences de presse n’échappent pas aux contraintes qui pèsent sur leurs clients, les médias, et se retrouvent elles-mêmes de plus en plus tributaires des dépêches d’autres agences et des communiqués de presse ; elles sont vouées à produire de l’information bon marché et prête à l’emploi. Les responsables des agences de presse tendent même à considérer que leur rôle consiste moins à établir la vérité – ce qui est à leurs yeux la mission de leurs clients, les médias – qu’à diffuser les différents points de vue sur un même sujet. « Ce que nous faisons, dit le rédacteur en chef de la Press Association [l’Agence de presse coopérative des journaux locaux britanniques], c’est rapporter ce que les gens disent et avec précision. Si le Premier ministre dit qu’il y a des armes chimiques en Irak, c’est ce que l’agence va rapporter. »

Extrait du livre de David Colon, "La Guerre de l'information Les États à la conquête de nos esprits", publié aux éditions Tallandier

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