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Les étranges lacunes de la pensée des tenants de l’ingérence au nom des droits de l’Homme
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Critique

Faut-il écrire des critiques de mauvais livres ? Évidemment pas si le livre est si mauvais que vous ne l'avez jamais terminé. Même pas si vous l'avez terminé, car cela n'en vaut souvent pas la peine. Mais parfois, comme dans ce cas, je pense qu'il vaut la peine de critiquer un livre (généralement) mauvais parce qu'il représente, sous une forme distillée, les opinions erronées d'un groupe important de chercheurs ou de politiciens. Le livre de Jean-Pierre Cabestan "Demain la Chine : démocratie ou dictature ? représente un tel cas.

Branko Milanovic

Branko Milanovic

Branko Milanovic est chercheur de premier plan sur les questions relatives aux inégalités, notamment de revenus. Ancien économiste en chef du département de recherches économiques de la Banque mondiale, il a rejoint en juin 2014 le Graduate Center en tant que professeur présidentiel invité.

Il est également professeur au LIS Center, et l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Global Inequality - A New Approach for the Age of Globalization et The Haves and the Have-Nots : A Brief and Idiosyncratic History of Global Inequality.

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Cabestan est un spécialiste français bien connu de la Chine et de Taïwan (il enseigne à l'Université baptiste de Hong Kong) et, dans son dernier livre, il tente de répondre à la question de savoir si la Chine va évoluer vers une démocratie libérale, rester là où elle est actuellement (politiquement) ou devenir une dictature nationaliste. Avant de vous dire quelle est la réponse de Cabestan, laissez-moi situer Cabestan politiquement.

Dans une approche très bizarre pour un universitaire, Cabestan écrit souvent de "nous" et "notres" (nous et nos) valeurs, opinions etc. On est plutôt perplexe tout au long du livre qui ces "nous" pourraient être. On devine qu'il pourrait s'agir de "l'intelligentsia libérale", mais la réponse n'est donnée explicitement qu'à la fin du livre, dans une section intitulée "Que doivent faire les démocraties ?". Là, nous apprenons que "nous", ce sont les démocraties occidentales, car Cabestan termine le livre par une sorte de manuel sur la façon dont les "démocraties libérales occidentales" (appelées aussi "pays civilisés", p. 270) devraient traiter avec la Chine. (Parmi un certain nombre de prescriptions bizarres, on trouve celle de ne jamais utiliser le terme "amitié" dans les communiqués conjoints avec la Chine). On se demande donc si le livre n'a pas été commandé par le Quay d'Orsay ou une autre organisation pour guider la politique à l'égard de la Chine plutôt que de représenter un véritable texte académique.

Sur le plan idéologique, Cabestan s'inscrit pleinement dans le courant de pensée dominant des années 1990 et du début des années 2000, qui considère la réalisation de la démocratie libérale comme le telos ultime de toutes les sociétés, l'Occident comme l'agent qui garantirait que tous les pays parviennent à leur destination légitime, et l'"interventionnisme libéral", politique ou militaire (selon le cas) comme l'outil pour y parvenir. Cabestan fait preuve, comme beaucoup d'adeptes de ce point de vue, d'un remarquable aveuglement sur le fait que ce qu'ils considèrent avec égoïsme comme une simple ingérence dans les affaires des autres pays afin de les aider à se démocratiser, peut souvent apparaître aux autres comme un coup de poignard nu pour la domination. Dans son dernier chapitre, Cabestan est en effet très près de suggérer que les politiques occidentales devraient viser à démembrer la Chine sous le couvert de l'octroi de droits démocratiques complets aux différentes "minorités opprimées". Il ne s'arrête pas pour se rendre compte que si tel est l'objectif des politiques occidentales de "démocratisation", il est très peu probable qu'elles fassent appel à la classe moyenne libérale chinoise que Cabestan considère comme l'électorat clé qui permettrait d'instaurer la démocratie. De même, il ne mentionne même pas un certain nombre de débâcles et de revers qu'une telle approche a subis au cours des vingt dernières années (Irak, démocraties inversées en Russie et en Turquie, fin du printemps arabe, chaos libyen) et encore moins de reconnaître son arrogance culturelle implicite.

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Cabestan reproche à la Chine d'être une "puissance révisionniste" pour avoir, entre autres, demandé et obtenu l'augmentation de ses droits de vote au FMI de 2,3% à 6,4%. Mais il ne note pas que les droits de vote actuels de la Chine représentent environ un tiers de ceux des États-Unis, ce qui peut encore être considéré comme une sous-estimation étant donné que la Chine est la deuxième (ou la première, en termes de pouvoir d'achat) économie du monde, le deuxième exportateur et le pays le plus peuplé. Il est plus qu'évident que la Chine, comme toute autre nation, souhaitera que son "poids" mondial actuel dans les organisations internationales (que ce soit le FMI ou l'OMC) soit le reflet de sa position actuelle, et non de son statut de 1945.

Alors, quel est le jugement de Cabestan sur la démocratisation de la Chine ? Après avoir passé en revue, souvent de manière répétitive, les positions de divers groupes (le Parti-État, les entrepreneurs du secteur privé, l'élite intellectuelle, la contre-élite, etc.), il conclut que le Parti est actuellement si fort qu'il peut facilement repousser tout défi à son autorité ou à son pouvoir, qu'il provienne d'un ralentissement économique, d'un mécontentement social ou de tensions internationales. Mais, fait intéressant, s'il écarte totalement les perspectives de démocratisation dans les 20 à 30 prochaines années, Cabestan est tout aussi fermement convaincu que la Chine finira par devenir démocratique. Le lecteur est laissé dans un dilemme. Si Cabestan est incapable d'identifier une seule circonstance ou une tendance à long terme qui mènerait à la démocratisation, comment et pourquoi la démocratisation va-t-elle se produire ? À long terme, Cabestan pense que tout est possible (nous ne savons pas pourquoi) et que, par un deus ex machina, la Chine deviendra démocratique. Le pessimisme le plus total pour le court et le moyen terme est donc assorti d'un optimisme tout aussi total pour le long terme ! Mais cet éventuel long terme sera aussi le court terme de quelqu'un, dans 20 ou 30 ans. Alors pourquoi le diagnostic de Cabestan aujourd'hui ne s'appliquerait-il pas aussi à ce moment-là ?

Je ne suis absolument pas convaincu que toutes les sociétés doivent évoluer vers le telos de la démocratie libérale, mais en laissant cela de côté, je ne suis pas non plus convaincu par la croyance de Cabestan en la stabilité du PCC. Un observateur plus avisé aurait pu éviter de parler du Parti-État comme s'il s'agissait d'un individu unique aux objectifs déterminés et clairs. Lorsque nous considérons le Parti-État sous cet angle, il est effectivement assez fort pour combattre tous les challengers possibles. Mais en prêtant peut-être plus d'attention à l'Europe de l'Est et à l'URSS, Cabestan aurait été convaincu que le Parti contient souvent en lui-même différentes idéologies et aussi différentes personnalités qui, afin d'arriver au pouvoir, peuvent épouser des idéologies que, autrement, ils ne soutiendraient jamais. Cabestan aurait pu remarquer que vers la fin des régimes communistes en Europe de l'Est et en URSS, les PC contenaient un grand segment de sociaux-démocrates, mais aussi des pragmatiques, des nationalistes et des opportunistes purs et simples. Ainsi, rejeter le rôle des conflits de personnalité potentiels (comme celui entre Bo Xilai et Xi Jinping) comme étant motivés par des intérêts individuels et non par l'idéologie est une erreur : les conflits de personnalité trouvent souvent dans l'"idéologisation" leur justification et un moyen de dissimuler l'ambition brute qui les sous-tend fréquemment.

L'ouvrage a-t-il des mérites ? Oui, il en a. Cabestan a, à mon avis, raison de considérer la corruption comme une caractéristique inhérente au capitalisme politique, et la campagne actuelle de lutte contre la corruption comme un moyen d'arrêter la décomposition interne du Parti qui menace sa survie. Il a probablement raison de mettre l'accent sur l'interdépendance mutuelle des élites politiques et économiques, et donc sur le manque d'intérêt de la nouvelle élite du secteur privé pour la promotion du changement démocratique. Il a probablement raison aussi de souligner l'ambivalence du confucianisme lorsqu'il s'agit de donner un aval explicite aux sociétés non hiérarchisées, à l'individualisation et au droit égal (nominal) de chaque individu à participer à la vie politique.

Si le livre était plus analytique et moins partisan, mieux sourcé (le nombre de références à des auteurs chinois et étrangers est limité et vague) et moins répétitif, plus réfléchi et moins parti-pris, il vaudrait la peine d'être lu sur le fond. En l'état, il vaut surtout la peine d'être lu pour constater les limites ou plutôt la pauvreté de la vision des "interventionnistes libéraux".

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