Les cadres, maillon faible (auto-infligé) de la stratégie RN de conquête du pouvoir<!-- --> | Atlantico.fr
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Jordan Bardella et Marine Le Pen.
Jordan Bardella et Marine Le Pen.
©CHRISTOPHE SIMON / AFP

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La stratégie électorale et sociologique du Rassemblement national s'appuie, aujourd'hui, sur une opposition entre deux blocs, populaire et élitaire, qui vise à séduire le premier quitte à s'aliéner le supposé second.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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Atlantico : La stratégie électorale et sociologique du Rassemblement national s'appuie, aujourd'hui, sur une opposition entre deux blocs, populaire et élitaire, qui vise à séduire le premier quitte à s'aliéner le supposé second. C'est pourquoi, compte tenu du faible nombre de cadres (selon les analystes du parti), il n'est pas rentable de chercher à les convaincre. Faut-il penser qu'il s'agit là de la bonne analyse ?

Luc Rouban : Non, je ne pense pas. Tout d’abord, il n’existe pas deux blocs, la notion de « bloc élitaire » n’ayant pas de sens en sociologie, car les élites sont multiples et en concurrence les unes avec les autres. De plus, parler de deux « blocs », c’est faire l’impasse sur les catégories moyennes qui doivent être également prises en considération dans l’analyse. Placer, les cadres dans un « bloc élitaire » revient à ignorer leur situation sociale réelle et le fait qu’ils sont, comme les professions intermédiaires et les professions modestes, victimes de déclassement, de burn-out, de mépris au travail, notamment de mises à la retraite rapides dès qu’ils et elles abordent la cinquantaine. Ensuite, la dynamique électorale s’appuie de moins en moins sur le classement objectif des électeurs dans les catégories socioprofessionnelles telles qu’elles peuvent être définies par l’INSEE. Elle repose de plus en plus sur le classement subjectif que les électeurs font eux-mêmes de leur propre mobilité sociale et de leur place dans la société française. Le RN gagne du terrain car il a capté tous ceux qui se sentent peu reconnus dans leur travail et vulnérables, des ouvriers aux cadres lesquels sont également soumis à des décisions venant de lointaines directions générales. La grande leçon que l’on doit tirer de la dernière élection présidentielle est bien le fait que l’électorat du RN s’est élargi et diversifié. Aujourd’hui, la dernière enquête électorale du Cevipof sur les élections européennes de juin montre que 20% des cadres du privé et 19% des cadres du public sont prêts à voter pour la liste de Jordan Bardella. Je rappelle qu’au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 les cadres du privé avaient voté à 11% (aux inscrits) pour Marine Le Pen. Donc, le progrès du RN dans leurs rangs est indéniable. Faire l’impasse sur les cadres serait ignorer ces phénomènes de ralliement et le sens de l’évolution politique actuelle.

Dans quelle mesure les cadres peuvent-ils, eux aussi, être sensibles à la ligne du Rassemblement national ? D'où vient cette idée qu'il n'est pas possible (ni rentable) de convaincre les cadres sans s'aliéner l'électorat populaire ?

Les cadres sont porteurs de libéralisme entrepreneurial. Ils font confiance aux entreprises et considèrent que l’État devrait alléger tous ses dispositifs réglementaires et bureaucratiques. Or ces objectifs ont été précisément déclinés par le RN (et avant lui par le FN). Dans son discours d’ouverture de campagne du 3 mars à Marseille, Jordan Bardella a souligné l’importance de favoriser l’esprit d’entreprise. En moyenne, ils sont sans doute plus libéraux sur le terrain sociétal, acceptent davantage l’immigration, mais restent concernés par les questions de sécurité et l’accès aux services publics, surtout s’ils ont décidé d’aller vivre en milieu rural. Il ne faut pas oublier que les cadres qui votent RN aujourd’hui viennent des Républicains, suivant un processus de radicalisation à droite. Donc, rien ne permet de dire que les cadres, au moins du secteur privé, seraient insensibles à la ligne du RN qui se positionne désormais comme la nouvelle droite sociale. Quant à l’idée d’une incompatibilité entre la séduction des cadres et celle de l’électorat populaire elle pourrait trouver un fondement dans le domaine fiscal, les premiers préférant alléger les impôts et le second préférant de nouveaux prélèvements sur les hauts revenus pour garantir le maintien et la qualité des services publics.

D'une façon générale, peut-on vraiment dire de l'électorat de droite qu'il est insensible aux signaux qu'envoient les élites ? Est-il possible, dès lors, de se faire élire en tant que figure politique de la droite tout en faisant campagne contre ces mêmes élites ? 

L’enjeu principal pour le RN tient précisément à sa capacité d’attirer les élites, ce qui le mettrait à l’abri des critiques portées contre son populisme et, surtout, de montrer qu’il dispose de ressources dans les milieux économiques et dans la haute fonction publique. C’est pourquoi le ralliement de l’ancien patron de Frontex ou celui d’un ancien responsable syndical de la police ont été considérés comme de très bonnes nouvelles pour un parti qui veut se positionner comme l’héritier du gaullisme et défendre le service de l’État. C’est un sujet crucial pour le RN, non pas tant pour les élections européennes que pour la future élection présidentielle. Marine Le Pen a échoué deux fois devant Emmanuel Macron car elle ne maîtrisait pas suffisamment certains dossiers. Le succès dans des élections nationales dépend fortement d’une capacité d’expertise et donc de la mise à dispositions de réseaux au sein des élites. En France, peut-être plus qu’ailleurs, une élection présidentielle requiert le soutien de ces élites. On ne peut donc pas faire campagne contre elles. Le RN est sorti de l’ornière populiste dans laquelle était resté l’ancien FN. En mars dernier, à Marseille, Marine Le Pen a même mis en avant les progrès scientifiques pour lutter contre le réchauffement climatique. 

Que penser du pari du Rassemblement national qui cherche à rassembler le vote de l'électorat retraité ? Le nom de "Le Pen" ne constitue-t-il pas encore un repoussoir pour cette partie de la population ? 

Non, de moins en moins. D’après l’enquête électorale du Cevipof, les retraités seraient prêts à voter pour la liste Bardella à hauteur de 25% et à 25% également pour la liste Renaissance de Valérie Hayer. Au premier tour de l’élection présidentielle de 2022, ont ne trouvait que 15% d’entre eux pour voter en faveur de Marine Le Pen alors que 32% choisissaient Emmanuel Macron. C’est donc un électorat qui choisit de plus en plus les droites radicales car au RN il faut également ajouter le vote en faveur de Reconquête (5% d’intention de vote chez les retraités aux européennes). Globalement, un tiers des retraités se situe du côté de l’extrême-droite ayant abandonné son traditionnel vote en faveur de la droite LR ou même en faveur du centre. Comment expliquer ce glissement électoral ? On ne peut pas négliger le fait que la montée des violences dans la société française inquiète tout particulièrement les seniors et les retraités, dont ils sont souvent les premières victimes. Mais le facteur le plus important tient, me semble-t-il, surtout au fait que ce sont des générations socialisées dans la figure gaullienne de l’État et de la Ve République. La pratique macroniste du pouvoir, l’affaiblissement de l’État leur ont fait perdre des points de repères politiques essentiels.

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