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Le SM, dans la vraie vie : plutôt “50 nuances de Grey” ou Carlton à la DSK ?
©Reuters

La minute punition

Hasard des calendriers cinématographique et judiciaire, le film "50 nuances de Grey" est sorti dans les salles juste après le début du procès dit du Carlton. Dans les deux cas, il est question d'hommes puissants dont le fantasme est d'imposer leur volonté à d'autres...

Elsa Touma

Elsa Touma

Elsa Touma a étudié la philosophie et la sociologie à l'université Paul Valéry de Montpellier. Ses recherches en philosophie portent sur les théories théologico-politiques des XVII et XVIIIᵉᵐᵉ siècles notamment au travers des réflexions hobbesienne et rousseauiste. En sociologie elle a travaillé sur le sadomasochisme en basant sa réflexion sur les œuvres de Sade et de Masoch, ainsi que sur une analyse de terrain. Son travail se propose de comprendre les différentes interactions sociales qui régissent la communauté BDSM et donner une définition du milieu sadomasochiste tel qu'il se manifeste de manière occulte au sein des sociétés contemporaines.

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Vincenzo Susca

Vincenzo Susca

Vincenzo Susca est maître de conférences en sociologie à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, directeur éditorial des Cahiers européens de l’imaginaire et chercheur associé au Ceaq (Sorbonne). Ses derniers livres sont Les Affinités connectives (Cerf, Paris 2016) et Pornoculture. Voyage au bout de la chair (Liber, Montréal 2017, avec Claudia Attimonelli). Il a aussi publié, entre autres, A l’ombre de Berlusconi (L’Harmattan, Paris 2006), Transpolitica (Apogeo, Milan 2010, avec D. de Kerckhove) et Joie Tragique (CNRS éditions, Paris 2010).

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Michelle  Boiron

Michelle Boiron

Michelle Boiron est psychologue clinicienne, thérapeute de couples , sexologue diplomée du DU Sexologie de l’hôpital Necker à Paris, et membre de l’AIUS (Association interuniversitaire de sexologie). Elle est l'auteur de différents articles notamment sur le vaginisme, le rapport entre gourmandise et  sexualité, le XXIème sexe, l’addiction sexuelle, la fragilité masculine, etc. Michelle Boiron est aussi rédactrice invitée du magazine Sexualités Humaines

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Atlantico : Après la trilogie "50 nuances de Grey",  l'adaptation cinématographique, qui est sortie ce mercredi, devrait sûrement rencontrer un certain succès. Une romance dans laquelle les deux protagonistes, Christian Grey et Anastasia Steele, se livrent au sado-masochisme. Une fois de plus le "BDSM" investit la pop-culture et fait vendre. Mais cette œuvre rend-elle vraiment compte de la réalité de cette pratique sexuelle ?

Michelle Boiron : Ce livre "joue" la carte de la pratique sado maso sur fond d’une romance et on n’y croit pas beaucoup. Les deux protagonistes nous manipulent et tentent de nous emmener dans leur monde. Mais ça ne prend pas. Derrière cette histoire, on n’est pas dupe car le sentiment amoureux est bien là en fond et ne reflète pas la réalité des pratiques sadomasochistes. C’est une histoire somme toute banale pimentée de jeux amoureux, sans qu’on y trouve un quelconque dépassement de soi. Il ne s’agit pas d’un érotisme de la transgression et il n’y a pas de vrai danger. Les amateurs d’érotisme n’en ont pas pour leur argent. En revanche Christian est riche, beau, brillant, etc. Le roman ressemble davantage à du Barbara Cartland à la sauce pseudo érotico-sado-maso. C’est sûrement la raison qui explique que ce sont les femmes qui ont fait le succès de ce livre.

S’agissant des pratiques sadiques et masochistes, celui qui a admirablement rendu compte de la réalité de ces pratiques à travers l’écriture c’est le divin marquis dont on dit qu’il aimait le "sadisme" et avouait ne pouvoir s’en passer ; ses longs emprisonnements sont là pour en rendre témoignage. On mesure combien nous sommes loin des 50 nuances de Grey ! Ensuite, différents médecins psychiatres, écrivains, psychanalystes ont étudiés ces comportements toujours considérés par certains comme déviants.

Léopold Von Sacher-Masoch (1836-1895) "avait montré dans ses romans et nouvelles, des types d’hommes qui ne pouvaient satisfaire leurs besoins sexuels que s’ils se faisaient maltraiter par des femmes." Ce qui vient dire que le masochisme n’est pas dans la sexualité qu’une composante féminine comme on peut l’imaginer.

*Le sexologue Krafft Ebbing qui est le fondateur de la théorie des aberrations et perversions sexuelles, a quant à lui pathologisé ces conduites perverses en maladie, alors qu’on les voyait jusque-là comme des vices. Par là même, il induisait que ceux qui les pratiquaient ne devaient pas avoir honte puisqu’ils étaient malades.

*D’après Moll le sadisme est une : "impulsion sexuelle qui consiste à une tendance à battre, maltraiter, humilier la personne aimée."

*Pour Freud, "le désir de faire souffrir l’objet sexuel est la forme de perversion la plus fréquente et la plus importante de toutes."

Le masochisme répond en miroir à la perversion sexuelle dont la satisfaction est procurée par l’humiliation et la souffrance physique. Le masochiste est animé par des pulsions de mort retournées sur lui-même, qui s’exercent par l’intermédiaire d’un partenaire sexuel.

Dans la vraie vie, les couples BDSM existent. Ils se rencontrent sur ce terrain précis de ces pratiques, qui les rendent complices, d’autant plus que  leurs pratiques sont marginales. Ils jouissent de leur symptôme. Ils sont les deux versants d’une posture complémentaire : l’un est actif et l’autre est passif. C’est une question de degré et d’intention. On prête au sadisme la violence et l’agression, ce qui est un fait, mais le masochisme est une forme de sadisme qui est retourné contre soi et aussi contre l’autre dans ce qu’il tente de lui inspirer. Celui ou celle qu’on qualifie de passif est en réalité plus libre que celui qui, mû par ses pulsions, présente un rôle actif dans les pratiques sadomasochistes.

Vincenzo Susca : Je n’ai pas l’impression qu’il faille rendre compte de la réalité de cette pratique sexuelle, mais que ce genre d’ambiance, d’imaginaire, de référence symbolique n’est plus considéré comme marginale, anomique, morbide. Elle est re-introduite dans la vie comme d’autres facettes de l’expérience qui existent et méritent d’être prises en compte. Certes, le fait que ce soit souvent de la sexualité extrême n’est pas un hasard d’un point de vue culturel, anthropologique et sociétal. Nous redécouvrons ainsi le profond lien entre la jouissance et l’abîme, le plaisir et la violence, l’amour et la dépendance. Voici le point que je considère comme primordial : si on avait cru que la sexualité était jadis liée au frivole et au mondain, nous voyons aujourd’hui que la recherche de cet épanouissement est aussi imbriquée à une certaine « perte » du sujet dans l’autre, à un pas en arrière de l’individu autonome, rationnel et indépendant qui avait constitué le pivot de la culture moderne. Non, aujourd’hui c’est plutôt l’instinct grégaire qui régit nos vies, à partir du corps, à partir de l’amour, à partir du quotidien.

L'univers des "50 nuances" est plutôt glamour et sensuel. En miroir, on pense à l'autre actualité de la semaine ayant trait à la sexualité : le procès dit du Carlton de Lille, où un autre homme puissant se livrait à des pratiques brutales. Entre le roman et cette affaire, de quoi le BDSM est-il le plus proche ?

Vincenzo Susca : Ni de l’un, ni de l’autre, car dans le premier cas il s’agit d’un récit trop ouaté, dans l’autre d’une histoire où apparemment il n’y avait pas eu, auparavant, de « pacte » entre les acteurs en jeu. Toutefois, on voit bien comment cette symbolique s’étale sur la scéne de la culture et de la vie quotidienne d’aujourd’hui comme une matrice, un paradigme ayant une influence forte, presque virale. N’oublions pas le succès de l’exposition dédié à Sade dans les derniers mois au Musée d’Orsay. Sade au Musée d’Orsay : cela indique le glissement d’un imaginaire jadis marginal vers le centre de la culture contemporaine, le devenir « ground » de quelque chose qui était « underground », sinon maudit.

Michelle Boiron : Dans les 50 nuances de Grey, il y a une rencontre, une histoire qui se trame, un contrat qui s’élabore, des sentiments qui s’échangent au-delà des pratiques sexuelles, dans un jeu de séduction amoureux.   

La relation s’organise dans le temps et au-delà des pratiques, il y a des sentiments. C’est certainement une autre raison pour laquelle ce livre a eu autant de succès, parce qu’il mélange des pratiques "transgressives" fantasmées par beaucoup, avec une histoire d’amour.

Dans la relation qui nous est faite de "l’affaire DSK", il n’est pas question d’une histoire d’amour, ni même de sentiments. Il n’est pas du tout question d’histoire, au sens où tout se joue dans l’immédiateté et non pas dans la durée : le rapport sexuel ne peut être différé.

Les femmes dans cette affaire ne sont jamais consentantes sauf à considérer que des prostituées sont consentantes parce qu’elles sont payées. Il n’y a aucun jeu de séduction ; le partenaire sexuel est un pur objet dont la possession est nécessaire, fût-ce au prix de la violence, pour satisfaire une pulsion irrépressible. Au-delà des pratiques BDSM, une autre dimension semble habiter le personnage principal de cette affaire : l’addiction qui exige toujours davantage, à n’importe quel prix.

Aux Etats-Unis certains acteurs de la scène BDSM critiquent l'image que véhiculent les "50 nuances" auprès du grand public. Affirmant notamment que le personnage de Grey est très instable psychologiquement. Pour eux le sadomasochisme est avant tout pratiqué par des gens très banaux. Est-ce le cas ?

Elsa Touma : Tout d'abord, il est nécessaire de définir ce qu'est réellement le sadomasochisme et pour cela il est nécessaire d'exclure tous les jeux de rôles ponctuels entre couple ayant pour intention de pimenter la vie sexuelle des partenaires. Utiliser des menottes, un bandeau, ou encore un bâillon — pour ne citer que les éléments les plus populaires — de manière occasionnelle ou non mais limitée simplement à l'intimité du ménage ne rentre pas en ligne de compte dans la définition que l'on propose du sadomasochisme.

Il faut aussi établir une différence entre les "vieux" et les "jeunes": cette distinction, sans rapport avec l'âge des participants, fait référence tant à la manière de pratiquer qu'au temps depuis lequel l'individu est intégré à la société sadomasochiste. Il s'agit d'une stratification sociale reposant sur un principe de découpage utilisé pour analyser les composantes du monde SM afin de rendre compte de l'hétérogénéité des comportements entre les individus: alors que les "jeunes" se testent, cherchent leur place et s'essaient tant à la domination qu'à la soumission en fonction de leurs volitions particulières; les "vieux", eux, restent assignés à un rôle — ils sont ou maîtres ou soumis — et maintiennent cette position. Aussi, c'est à eux que l'on fait référence lorsque l'on parle de sadomasochisme traditionnel, puisqu'ils constituent un groupe ayant une dynamique d'affinité propre. Si ce sont eux qui forment la société sadomasochiste à proprement parler il paraît tout de même délicat, étant donné le caractère ésotérique de l'univers BDSM, de donner un nombre d'adeptes, aussi approximatif soit-il; de plus, avant “50 nuances de Grey” le milieu sadomasochiste tel que se le représente le sens commun restait très méconnu et l'image qu'on lui assignait semblait bercée de négativité — se rapportant souvent à la pornographie, ainsi qu'au tableau dressé par Freud — ses adeptes préféraient alors rester dans l'ombre.

Si la trilogie l'a peu à peu réintégré positivement dans l'imaginaire collectif — du moins en France — il reste difficile de contacter des pratiquants acceptant une rencontre pour un entretien: aussi la question du nombre semble, pour l'heure, être sans réponse.

S'il est vrai que Christian Grey est un personnage psychologiquement instable, l'on ne peut en faire l'exemple type du partisan de l'activité sadomasochiste. Si certains ont, certes, eu une enfance atypique, d'autres en revanche témoignent d'un passé pour le moins “normal”. Il semble qu'on ne puisse faire une généralité d'ordre psychologique concernant les pratiquants du BDSM. Ce que l'on peut cependant noter — ce qui ressort des entretiens avec les pratiquants — c'est que d'une part, la plupart des dominants manifestent une extrême maîtrise d'eux-mêmes: la violence de certaines pratiques implique nécessairement le rejet de l'impulsivité, il faut faire preuve d'un certain contrôle pour être capable d'organiser une séance SM dans les meilleures conditions possibles.

D'autre part, en ce qui concerne les dominés, il semblerait qu'au-delà de la douleur, ce soit le rapport de domination qui prime en ce qu'il conduit paradoxalement à une certaine forme de liberté. L'obligation du soumis à l'égard de son maître est une façon de se dessaisir des contraintes de la vie quotidienne: en déléguant, le temps du jeu, le commandement à un tiers, le dominé lègue sa liberté civile pour une liberté cérébrale qui le détache des exigences que la réalité lui impose. Aussi, bien loin d'être un préjugé infondé, les pratiquants adeptes de la soumission sont généralement des individus ayant de lourdes responsabilités dans la vie quotidienne et leur statut de dominé au sein de la communauté s'explique par une volonté de lâcher prise face aux contraintes imposées par leur situation socio-professionnelle. L'univers sadomasochiste compte donc plus d'adeptes ayant la trentaine ou plus, que de jeunes d'une vingtaine d'année: les participants sont, pour la plupart dans la vie active.

Pour résumer, le SM traditionnel se définit par une volonté d'établir un rapport de domination et de soumission entre deux individus consentants: c'est le jeu de rôle qui en constitue l'invariant, vient ensuite le désir de liberté vis-à-vis des convenances sociales, et enfin la délectation dans la douleur. Et comme le dit la devise du SM, "on peut tout faire (sous-entendu : dans le respect de l'autre et entre adultes consentants), on est obligé à rien".

Michelle Boiron : En accord avec Joyce Mac Dougal, on ne peut considérer par principe comme perverses des formes d’expression de la sexualité comme le BDSM, pour autant qu’elles soient pratiquées par des adultes consentants. On les qualifie de "néo-sexualité". Toutefois ces pratiques sont des états limites et comme tout état limite peuvent en fonction de l’éventuelle instabilité psychique de ceux qui s’y livrent déboucher sur des pratiques  perverses voire attentatoires à l’intégrité physique et morale. C’est à ce moment-là que la loi intervient pour définir l’interdit.

Les comportements sadiques et masochistes se déclarent le plus souvent à l’âge adulte mais ils sont la traduction de fantasmes sadiques et masochistes qui sont apparus dès l’enfance. Le fantasme étant une défense bien organisée, il y a un risque d’escalade à mettre en scène ses fantasmes quels qu’ils soient.

Il faut s’entendre sur les termes, le sadisme et le masochisme, qui sont rentrés dans le langage courant. En effet on attribue généralement le masochisme à la femme et le sadisme à l’homme ce qui n’est pas exact. Il est important de distinguer les jeux amoureux des "pratiques perverses".

Comment en vient-on à s’adonner à cette pratique ? S’agit-il uniquement de soirées "select", ou bien cela peut-il pour certains représenter un style de vie ?

Elsa Touma : Pratique anti-conformiste par excellence, le sadomasochisme fait partie intégrante de l'univers libertin: il n'est pas possible de s'y adonner dans sa forme traditionnelle sans être enclin à s'affranchir des conventions. L'on n'entre pas dans le milieu SM avec pudeur et introversion: il faut déjà s'être, au préalable, défait des barrières imposées par les mœurs culturelles. C'est pourquoi le passage du milieu libertin au monde sadomasochiste est le résultat d'un apprentissage au cours duquel le sujet se cherche, découvre tant son corps que celui des autres d'une manière tout à fait inédite et explore de nouveaux horizons de jouissances.

En termes de soirée, on peut compter trois genres: les publiques, les semies-publiques et les privées. En tant que sous-culture du libertinage, nombre de clubs libertins possèdent une salle entièrement dédiée au sadomasochisme, il existe également des clubs purement SM situés au sein même d'un quartier libertin. Il s'agit là de soirées publiques, ouvertes à tout individu légalement majeur payant l'entrée: dominant, dominé ou non pratiquant, chacun y est accepté. Mais ces soirées ne sont pas révélatrices de ce qu'est réellement l'univers sadomasochiste pour les adeptes du SM traditionnel, elles constituent plutôt un terrain de jeux soft.

Les soirées semies-publiques se font sur invitation, elles peuvent avoir lieu dans un endroit isolé au sein d'un établissement public ou dans un donjon privé. Ce qu'on appelle donjon est l'endroit dans lequel se déroulent les soirées : c'est généralement un appartement loué par un dominant et aménagé d'objets en tous genres nécessaires aux pratiques (croix de Saint-André, Roue, Carcan, cages, etc.). L'accès aux soirées semies-publiques est possible sur invitation: comme pour les soirées publiques, tout le monde peut y entrer (les non-pratiquants généralement accompagnés d'adeptes peuvent y être admis), mais sur l'accord de l'organisateur uniquement.

Les soirées privées en revanche sont réservées aux seuls individus s'adonnant à la pratique du sadomasochime: l'entrée seulement sur invitation est interdite à tout novice.

Contrairement aux clubs, qui ont des jours et horaires d'ouverture réguliers, les soirées semies-publiques et privées sont occasionnelles. De plus, l'enceinte au sein de laquelle se déroule la soirée n'est, en règle générale, pas connue du grand public.

Il est évidemment possible de faire du SM un style de vie, tout comme l'on peut faire partie des “vieux” sans faire du sadomasochisme sa raison d'être. Les soumis se divisent en deux catégories antagonistes à savoir: les “attitrés” et les “chiens-errants”. Ces derniers sont bien plus nombreux en ce qu'ils représentent l'ensemble des dominés n'ayant pas un seul et unique maître. Un “chien-errant” n'appartient à un maître que dans le cadre d'une soirée spécifique, autrement, il est une propriété publique, soit un être duquel l'humain semble s'être effacé et dont les autres peuvent jouir, user et disposer, de manière partiellement exclusive, au même titre qu'un objet.

Le soumis “attitré” au contraire est celui appartenant à un maître défini. Il ne lui est pas possible, une fois cette soumission mise en place, d'être subordonné à un autre dominant sans l'accord du sien. Le nom de son maître est gravé sur son collier, afin d'indiquer aux autres qu'il est une propriété privée. Cette soumission totale à un seul sujet peut s'exprimer de deux manières: soit le dominé ne voit qu'un seul dominant et ne conçoit sa vie à l'intérieur de la communauté que vis-à-vis de la volonté de ce dernier, celui-ci le possède et détient tout pouvoir sur lui uniquement dans la sphère du monde sadomasochiste. Soit sa vie entière tourne autour du SM et du bon vouloir de son maître dont l'action dominante excède la séance. Ce dernier cas est beaucoup plus rare car extrême, il sous-entend que l'individu en position de soumission ne conçoit son existence que dans cette relation de domination qu'il entretient avec un autre détenant toute autorité sur lui. Ce type de soumission se rencontre généralement chez des individus d'un certain âge pratiquant le sadomasochisme depuis un temps assez conséquent pour qu'ils ne puissent plus se concevoir en tant qu'identité détachée de l'univers BDSM: ils sont des esclaves sans vie privée, dénués de corps et de pouvoir. Ils ne s'appartiennent plus: ils sont à un autre.

Comment la culture rattachée au BDSM a-t-elle évolué au fil du temps ?

Elsa Touma : Les influences du sadomasochisme sont aussi bien littéraires qu'historiques. Les œuvres Sade et Sacher Masoch en constituent les fondements — si l'on peut dire — théoriques, alors que les tortures japonaises et celles en vigueur au Moyen-âge les aboutissements pratiques — même si l'on trouve déjà chez le Marquis une mise en scène de ces supplices. Comme toute communauté le monde BDSM n'est pas figé, il évolue d'une part en fonction des différentes implications des individus pratiquants, et d'autre part, par rapport aux codes sociaux communément admis. Le sadomasochisme est une déviance comparé à la norme sociale: il est cet univers extraverti dans lequel toutes les conventions, toute la morale de l'opinion commune, toute la sexualité ordinaire et aseptisée dite vanille, s'écroulent. Son évolution est donc corollaire à celle des mœurs.

Notons que la création des clubs publics a favorisé son intégration au sein de l'espace social, et que le développement des nouveaux moyens de communication — et notamment des réseaux sociaux — a facilité les échanges entre adeptes.

E.L James affirme avoir avant tout écrit "un roman d'amour", différent d'autres récits érotiques apparenté au sadomasochisme (Sade, Histoire d'O…). Mais les deux sont-ils antinomiques ? Quel est le degré de compatibilité entre amour et BDSM ?

Michelle Boiron : Il nous semble osé de comparer des œuvres d’une qualité littéraire certaine, de référence, comme les œuvres du Marquis de Sade et ou encore Histoire d’O de Pauline Réage avec ce qui nous parait être la mise en œuvre d’un procédé.

La réponse à cette question se trouve dans la réalité du sentiment et dans le respect de l’autre en tant que sujet. Si les pratiques BDSM ont pour objet d’utiliser l’autre, même si c’est à tour de rôle, comme un pur objet pour assouvir ses propres pulsions sexuelles, alors on ne peut pas parler d’amour. En revanche s’il s’agit de pimenter une relation sexuelle avec des jeux érotiques de type BDSM  l’amour peut y trouver son compte, à la condition de ne pas tomber dans une pratique systématique, qui devient irrépressible et addictive.

André Comte-Sponville dans son livre "Le Sexe ni la Mort" écrit : "La passion ou la débauche atteignent vite leurs limites qui sont celle du corps. Par quoi, la sexualité, même lorsqu’elle rêve d’infini, nous renvoie à notre finitude. L’orgasme, bien davantage que la chasteté, est une leçon de tempérance. Le corps est plus sage que l’esprit."

Elsa Touma : Il existe une différence fondamentale entre le SM et les jeux de domination entre des partenaires: il n'y a pas de coït dans le SM, les sujets sont dominants ou dominés mais non amants. Si sexe il y a, on ne parle plus de SM mais de DS, soit d'une relation de Domination/Soumission: jeu de rôle pouvant se pratiquer dans n'importe quel couple ou relation dont la sexualité est “normale”. Ainsi, il faut se défaire de l'image véhiculée par la pornographie dont le but est mettre en scène le plaisir sexuel en exhibant l'acte lui-même. De même, vu qu'elle s'adresse à un public majoritairement masculin, il semble évident qu'elle ait une tendance plus prononcée à présenter le couple femme soumise, homme dominant; or, cette union est loin d'être une généralité. L'industrie pornographique, dans sa fonction première, ne peut être porteuse d'une quelconque vérité concernant le monde du SM traditionnel duquel la sexualité est absente. Si pénétration il y a, celle-ci n'est jamais génitale, il s'agit toujours d'objets (sextoys, plugs, poire d'angoisse etc.) ou de parties du corps autres que les organes reproducteurs (poing, pieds).

L'image véhiculée par Histoire d'O est très éloignée de la réalité en ce qu'elle présente le SM comme une domination de l'homme sur une femme non consentante, à qui de toutes façons, le droit d'expression n'est pas permis. "Si vous l'attachez quelques fois, si vous la fouettez un peu, et qu'elle y prenne plaisir, non. Ce qu'il faut, c'est dépasser le moment des larmes." (1) Cette phrase est significative: la victime ne doit pas prendre de plaisir pour que le bourreau jouisse de la torture qu'il lui inflige, comme si le SM, pour atteindre son paroxysme, devait nécessairement s'apparenter à un viol; et collectif si possible, l'orgasme n'en sera que plus intense. On est là dans un schéma purement sadique, or le monde sadomasochiste n'est pas entièrement conforme à l'œuvre du Marquis dans la mesure où le soumis n'est pas une victime au sens strict du terme. Il y a consentement des deux parties. En somme, si relation amoureuse et BDSM semble être antinomique, le respect est néanmoins la base fondamentale de toute activité sadomasochiste.


(1) RÉAGE Pauline, [1954], Histoires d'O, précédé de Le bonheur dans l'esclavage par Jean Paulhan, suivi de Retour à Roissy, précédé de Une fille amoureuse, postface d'A. Pieyre de Mandiargues, collection Le livre de Poche, Éditions Pauvert, La Flèche, 2013, pp. 31-32.

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