Le restaurant d’après : confessions gastronomiques avec Marc Veyrat<!-- --> | Atlantico.fr
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Le chef français Marc Veyrat pose le 28 janvier 2020 à Paris dans le restaurant appartenant au groupe Moma "La Fontaine Gaillon".
Le chef français Marc Veyrat pose le 28 janvier 2020 à Paris dans le restaurant appartenant au groupe Moma "La Fontaine Gaillon".
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Bonnes feuilles

Alain Bauer publie "Confessions gastronomiques, le restaurant d'après" aux éditions Fayard. 59 chefs et cheffes ont bien voulu utiliser un temps d’incertitude, de doute et de crise pour se confier sur leur parcours, leurs évolutions, leurs projections. Avec Alain Bauer, ils se sont livrés comme jamais au regard bienveillant mais interrogateur d’un client qui "sait manger" sans pour autant s’imaginer cuisinier. Extrait 1/2.

Alain Bauer

Alain Bauer

Alain Bauer est professeur de criminologie au Conservatoire National des Arts et Métiers, New York et Shanghai. Il est responsable du pôle Sécurité Défense Renseignement Criminologie Cybermenaces et Crises (PSDR3C).
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Marc Veyrat

Marc Veyrat

Marc Veyrat est un chef cuisinier français mondialement connu par plusieurs guides gastronomiques. Il a obtenu trois étoiles au Guide Michelin par trois fois, et obtenu le score maximum de 20/20 par deux fois au Gault et Millau.

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SUBSTANCE

Dès La Clusaz, j’ai commencé à faire ma cuisine. Avec la bénédiction de la patronne de l’hôtel, même si c’était compliqué avec une clientèle fidèle, une clientèle classique. Je lui faisais acheter du poisson de lac (il y a cinquante ans, le poisson de lac, c’était assez exceptionnel). Je faisais un soufflé de féra, j’essayais de marquer l’identité. J’ai toujours voulu employer des produits de pays et marquer l’identité de la région. J’avais proposé mon premier carré d’agneau au serpolet (que j’avais ramassé à l’état sauvage), un carré d’agneau en cocotte lutée avec du serpolet à l’intérieur, c’était sublime à manger, à voir, à sentir. Personne n’avait encore vraiment utilisé le serpolet.

Je n’ai jamais pu me détacher de l’identité de la région. Ce qui explique sans doute que je ne me sois pas lancé dans le traditionnel tour de France des grandes tables. J’ai voulu sciemment et délibérément éviter le formatage. Je suis l’électron libre de la cuisine des Alpes. Je me sers de tout ce que mon terroir peut offrir, la culture du pays et l’assiette sont indissociables. L’assiette, c’est aussi notre pharmacie, le bien-être, mais ça doit être aussi l’identité, du pays comme du chef. Ce que je regrette le plus aujourd’hui, c’est qu’à travers Internet, en regardant les plats des uns et des autres, on sent une sorte de planification, au moins visuelle, de l’offre. Comme si une mode transformait des maisons de couture en magasins de prêt-à-porter. On sent un manque d’identité à travers les régions, à travers les chefs. Pas tous bien sûr. Mais beaucoup.

Ma cuisine se révolutionne terriblement. J’ai vraiment créé une révolution culinaire quand j’ai connu François Couplan, le plus grand botaniste du monde, qui est venu ici, avec moi. J’ai alors axé ma cuisine sur l’environnement.

Il y a vingt ans, dans la création de chaque plat, c’étaient les herbes de montagne, l’environnement. J’ai une cinquantaine d’herbes répertoriées, inédites, ce n’est pas du persil ou de la ciboulette. C’est une véritable révolution, puisqu’on a amené l’environnement dans l’assiette, mais la plante accepte difficilement la cuisine pure et dure d’hier, c’est-à-dire que les fonds de veau, les réductions ne conviennent pas. J’ai donc dû créer il y a vingt-cinq ans ce que tous les chefs font aujourd’hui, le bouillon de légumes. Le bouillon de légumes réduit est beaucoup plus humble, plus facile au niveau de la digestion, plus visuel, et absorbe naturellement beaucoup mieux les herbes et les épices.

En rajoutant, maîtrisant, apprivoisant les herbes et les senteurs, je propose la fusion entre ma propre tradition personnelle et la découverte d’éléments du terroir, pas totalement visibles, mais qui sont toujours là.

À un moment, j’ai aussi fait un petit détour moléculaire. C’était une connerie, quelle erreur ! Effectivement, j’étais vraiment dans l’erreur, et reconnaître qu’on est dans l’erreur, qu’on fait fausse route pour se remettre en cause, c’est extraordinaire dans une carrière. Je le souhaite à tout le monde. À l’époque, on était tous obnubilés par le visuel, des bulles, des ballons... C’est extraordinaire, mais, cela étant, il faut comprendre que, dans la cuisine moléculaire, j’ai aussi appris une chose incroyable : ce qu’était l’azote, un produit naturel. Je n’ai d’ailleurs gardé que l’azote de la cuisine moléculaire que je faisais il y a vingt ans. Ça donne une perception technique et de finesse inouïe. La plupart des chefs s’en servent aujourd’hui et, au moins, elle aura apporté ça. Je propose ce fameux bonbon qui a fait le tour de mes clients. On le met dans la bouche, il est cuit à l’azote, il garde tous les arômes, fond dans la bouche et, d’un seul coup, on découvre la forêt, on peut se balader dans les bois.

Ce qui est formidable, c’est que ces techniques moléculaires permettent de réaliser des phases difficiles à intégrer dans la cuisine classique. Je n’aime pas trop le raconter, parce que c’est un peu de l’ego, mais si on n’a pas d’ego, ça ne marche pas. Les clients, quand je leur offre le bonbon et que je leur dis : « Fermez les yeux, vous entrez dans la forêt », alors ils rentrent et marchent sur la terre de bruyère, sur la fougère. Ils marchent et je leur dis de chercher, ils ont toujours les yeux fermés. Et là, baissez-vous et ramassez, alors tout le monde trouve les cèpes et les girolles. L’azote permet de concentrer des émotions imperceptibles.

Certains de mes clients, amis, pensent que j’ai plusieurs identités en cuisine. Une offre familiale, amicale, à la bonne franquette, et une cuisine signée, gastronomique, des options très créatives, modernes. Je suis un peu tout cela à la fois. C’est un long débat que j’ai avec Christine Heckler, ma compagne, une excellente cuisinière. Je pense qu’il y aura, après la Covid, une autre cuisine, en tout cas pour moi. Une cuisine conviviale, peut-être plus simple, avec une touche gastronomique, une touche d’herbe dans chaque plat.

Nous mettons au point une cuisine à l’âtre avec des chaudrons. On va faire une potée aux truffes, un pot-au-feu, on va cuire les poissons dans les écorces. Je vais intégrer cette cuisine gastronomique avec beaucoup plus de simplicité et de compréhension intellectuelle. J’ai arrêté les assiettes à sept ou huit arômes, je n’en veux plus. Les gens n’en veulent plus. Je veux une cocotte au milieu de la table, des assiettes bien mises, mais je veux le partage. Donc ça sort de la cheminée, et c’est le partage sur la table. Parce que le problème essentiel réside dans le fait que même la restauration gastronomique est remise en cause. On aura besoin de plus de convivialité, de plus d’échanges, de plus de partage, à part les repas d’affaires, et encore.

Je pense que la cocotte au milieu de la table avec une potée aux truffes et une louche en vieil argent pour servir nos convives, c’est exactement ce que le client veut aujourd’hui.

Et c’est sur quoi je suis en train de mettre ma philosophie en exergue, de créer une nouvelle formule, je vais la mettre au point chez nous, c’est essentiel. Les repas, les plats sont bien meilleurs quand ils représentent ta personne, le lieu, le territoire. De tout ça, on tenait insuffisamment compte quand un chef faisait une cuisine de chef, pas de cuisinier. Je veux revenir vers une cuisine de famille, avec cette touche gastronomique qui fera la différence. C’est mon gros souci en ce moment. C’est très complexe, je vais faire une potée aux truffes extraordinaire. Des amis sont venus la manger avec plaisir, et même plus que cela. Mais j’ai un problème visuel.

C’est très bien, la cocotte au milieu de la table, le partage, mais comment est-ce que ça arrive dans l’assiette ? Il y a un paradoxe entre l’assiette qu’on fabrique aujourd’hui visuellement au sortir de la cuisine, parfois trop sophistiquée, et la capacité à se servir soi-même sans mise en place. Il va falloir trouver une juste mesure. Cela fera partie de cette nouvelle identité que je veux trouver. Je me rappelle aussi que les tables de paysans n’avaient pas d’assiettes en tant que telles. Ils avaient une alvéole qui permettait le repas. C’est une sorte de pureté radicale. D’ailleurs, j’ai décidé de remettre à jour mon encyclopédie du XXIe siècle.

AMBIANCE

Dès que j’ai commencé à être restaurateur chez moi, j’ai dû traiter des exigences contradictoires. Proposer une table étoilée correspondant aux critères de l’époque et retrouver une identité dans ma cuisine. J’étais orphelin de cette identité dans la salle. Je l’ai retrouvée dans l’assiette, mais aussi dans la cuisine physique, en recréant un décor rustique, proche de mon milieu naturel. C’était particulièrement sensible à l’Auberge de l’Éridan. Une décoration « pour les guides » en salle, mon univers en cuisine. J’ai eu plusieurs vies, et j’ai connu des échecs terribles. Mais je suis toujours reparti, parce que j’avais une autre perception de la gastronomie et du métier. Et j’ai réussi à aller au bout de mon projet à Manigod. Deux fois même, car j’ai dû tout reconstruire après l’incendie.

À Paris, j’ai eu l’idée d’ouvrir dans un appartement, puis au palais des Congrès. Le problème de Paris est très technique : l’absence des conduits de cheminée pour la cuisine. Et quand tu n’en as pas, les riverains, les copropriétaires, les autorités ne veulent pas de toi. J’avais trouvé un espace à Paris, près de chez Pierre Gagnaire, j’avais acheté un local, et je me suis heurté à ça. On avait commencé à casser, j’ai tout lâché, j’ai dit : « Allez, c’est fini. » Paradoxalement, pour quelqu’un de rebelle et de difficile à comprendre, j’adore Paris. On a peut-être un peu trop d’œillères dans les Alpes, Paris pour moi, ce sont les œillères ouvertes. Ça réunit toutes les régions de France. C’est formidable, Paris. Je suis à Paris, au palais des Congrès. On a aussi repris la maison de Depardieu, qu’on a fermé trois mois après l’ouverture. Une catastrophe avec la Covid. Il y a un travail énorme à faire à Paris.

J’ai aussi pensé à monter un chalet à Paris. Mais ce serait une forme de provocation. Comme je vieillis, la provocation est beaucoup plus lente. Je suis plus exalté par ce restaurant qu’on va remettre en ordre. On va revoir absolument toute la restauration, et je voulais créer, dans l’ancien restaurant de Depardieu, cette fameuse grande cheminée, une cuisine d’instinct, une cuisine extraordinaire, que le Parisien ne connaît pas. Mais on ne peut pas, c’est techniquement impossible. C’est bien dommage.

En tout cas, j’ai profité du moment pour encore remodeler Manigod, j’ai tout cassé en bas, je fais une cuisine avec des cours pour les enfants. Après tout, ils sont les chefs et les clients de demain.

ET MAINTENANT ?

Cette crise a révélé des problèmes majeurs. Pour les palaces, la part prépondérante de la clientèle étrangère qui ne va pas revenir rapidement.

Pour la restauration en général, la livraison à domicile a pu avoir un effet relativement salvateur, mais, à long terme, c’est se tirer une balle dans le pied. Parce que les gens prennent l’habitude. Il y a le télétravail, ils se font livrer, un coup de téléphone, et c’est bon en général. Les plats sont souvent très bons, fabriqués par des chefs, et les clients évitent de surpayer leurs boissons en achetant directement. Pourquoi ne continueraient-ils pas comme ça ? Est-ce que ce n’est pas autant de clients en moins ? Je ne parle pas dans les vrais restaurants, parce que ça marchera toujours. Mais dans les faux restaurants qui ne font que réchauffer ? Il y aura une remise en cause de tous ces segments de l’hôtellerie. Il va falloir attirer une autre clientèle. Et agir massivement sur les prix.

Il va falloir aussi enfin favoriser les chefs en cuisine, ceux qui y sont vraiment, qui y travaillent. Marquer au moins la différence, favoriser les jeunes qui se battent chez eux, les aider aussi à s’installer, car ils ne peuvent plus acheter. Et ils deviennent des employés, parfois brimés dans leur créativité. Je me suis parfois disputé avec de grands chefs qui dirigeaient des restaurants à distance, de grands noms parfois, de vrais chefs, mais qui n’étaient plus dans leur cuisine. Et je les redécouvre aujourd’hui, simplement heureux d’être chez eux, cuisinier, restaurateur, aubergiste. Récemment, j’ai parlé avec l’un d’entre eux qui m’a appelé pour me dire : « Merci chef ! Quelle belle leçon vous m’avez donnée lors de notre prise de bec, je n’ai jamais été aussi heureux. » On m’a dit à quel point sa maison était exceptionnelle parce qu’il est complètement libre. C’est comme mon grand ami Jacques Maximin, dont le théâtre était si merveilleux. Je lui demande de me signer une de ses cartes. Il m’écrit, comme un clin d’œil : « Jacques Maximin enfin chez lui ». Avec Chapel et Gagnaire, ils m’ont vraiment marqué. Mon univers restera le bon sens du paysan, du terroir, de la montagne.

Extraits de "Confessions Gastronomiques", d’Alain Bauer, 858 pages, 26 euros.

© Fayard 2021

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