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Le jour où le général de Gaulle joua son va-tout avec le référendum de 1969
©AFP

Bonnes feuilles

Arnaud Teyssier publie "De Gaulle, 1969 : l’autre révolution" (Perrin). En avril 1969, Charles de Gaulle perd le référendum qu'il avait organisé. Il annonce sa démission, se retire définitivement à Colombey. De Gaulle avait pleinement pris conscience qu'il faisait face à un personnage nouveau, la société moderne traversée de besoins et de désirs, et pour qui la puissante organisation de gouvernement était devenue trop lourde. Extrait 1/2.

Arnaud Teyssier

Arnaud Teyssier

Arnaud Teyssier est spécialiste de l’histoire du gaullisme et de la Vème République, auteur récemment de "L'énigme Pompidou-de Gaulle" (2021) et "Demain la Ve République ?" (2022) aux éditions Perrin.

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L’audace de l’ancien Premier ministre ouvre, en quelque sorte, la voie à l’après-gaullisme, au moment même où le Général veut jouer son va-tout avec le référendum. Mais elle fonctionne aussi comme un ressort. Mis ainsi au défi – qu’on le veuille ou non, la question de sa succession est désormais posée, trois ans avant l’échéance –, de Gaulle est plus déterminé que jamais à interpeller le peuple, en direct. Ce sera donc une affaire entre les Français et lui, et personne d’autre, pour vérifier s’ils tiennent véritablement à lui. Une fois revenu à Colombey, son destin accompli, en novembre 1969, il expliquera à François Goguel, avec netteté et simplicité : « Le 30 mai je me suis ressaisi et j’ai ressaisi la France. Mais cela ne pouvait plus durer. Il me fallait préparer mon départ dans des conditions dignes de De Gaulle. J’ai toujours prévu que le référendum aurait, au mieux, une majorité médiocre, plus probablement, pas de majorité du tout. » Et, rapporte François Goguel, il résuma tout par ce propos : « La France est au-dessus des Français. Je ne me suis pas occupé du bonheur des Français. On meurt pour la France : cela prouve qu’elle est autre chose et plus que les Français. » Porté a posteriori, avec le recul que donne nécessairement l’échec, ce jugement un peu sombre et amer est révélateur de l’enjeu très réel que l’homme du 18 Juin aura mis dans le référendum. C’est une sorte de tout pour le tout, dans le cadre d’un dialogue sans entrave avec les Français autrement plus significatif que le second tour de l’élection présidentielle de 1965. Comme en témoigne aussi cette remarque, toujours faite à Goguel, et chargée d’une sorte de sourde fierté (« Il pense, note Goguel, qu’il n’y a jamais eu autant de gaullistes qu’aujourd’hui ») : « Au départ, nous n’étions qu’une poignée. Le 27 avril, tout de même, pour voter oui, il fallait être vraiment gaulliste. » 

C’est pourquoi de Gaulle va progressivement charger d’intensité dramatique ce face-à-face ultime, pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté. Peu lui importe que la barque paraisse par trop chargée… Lorsqu’il avait dévoilé ses projets à l’automne 1968, les journalistes n’avaient retenu bien évidemment qu’une chose, la transformation du Sénat en chambre consultative. Le Général, disait-on, réglait ses comptes… Le grand discours sur la participation passerait vite, il le savait, pour le paravent d’une réforme constitutionnelle à visées purement politiques : le vieux monarque voulait se défaire de son vieil ennemi tout en renouvelant son assise populaire. Etait-ce si faux ? 

Chose certaine, l’opération référendaire a été au total si mal, ou si curieusement conduite que certains n’ont pas hésité à évoquer l’hypothèse d’un « suicide politique ». Cette idée était chère, dit-on, à André Malraux qui a rapporté, dans Les chênes qu’on abat, ses conversations ultimes (décembre 1969) avec de Gaulle dans les derniers temps de son existence. C’est une figure mélancolique et conceptuelle qui émerge du récit de l’écrivain – récit parfois encombré de Malraux lui-même, car au bout de quelques pages, on ne sait plus très bien qui, des deux hommes, s’exprime (le tout étant entrecoupé, parfois, de réflexions brèves de Mme de Gaulle qui paraissent particulièrement invraisemblables…). Les chênes qu’on abat a été publié en 1971, peu de temps après la mort du Général, flanqué d’une préface qui ajoute encore un peu à la confusion. Mais pour bien comprendre, il faut se reporter aux autres textes composés par l’écrivain à la même époque, regroupés ensuite dans La Corde et les Souris (titre inspiré d’un conte oriental), et formant le cycle du Miroir des limbes au même titre que les Antimémoires et d’autres textes comme Lazare ou La Tête d’obsidienne. Les « souvenirs » de Malraux forment en fait un recueil de digressions où il évoque à la fois les personnalités rencontrées dans son existence, des épisodes de sa propre vie, souvent dramatiques, des considérations sur l’art, la mort, la politique, et des récits rêvés et imaginaires. Dans La Corde et les Souris, l’entretien avec de Gaulle prendra place après le récit d’un séjour en Casamance et d’une rencontre avec Léopold Sédar Senghor, après aussi un échange assez long et philosophique avec Max Torrès sur le sens de Mai 1968, et il sera suivi d’une autre litanie de textes, sur l’art notamment. C’est dire que Malraux ne reproduit pas une « interview », mais restitue, dans l’unité fictive d’un entretien avec de Gaulle, sa propre vision du personnage et les propos, parfois fusionnels, certainement authentiques pour beaucoup d’entre eux, qu’ils ont pu échanger au cours des années. Cela change quelque peu la perspective, car c’est à l’aune de l’édition des Chênes qu’on abat, et de ses longues séquences de monologues, plus qu’un vrai dialogue, qui n’ont sans nul doute pu avoir lieu en l’état ni être mémorisées, que l’on analyse généralement l’état d’esprit du Connétable sur sa fin, de même que c’est presque sur la seule foi du C’était de Gaulle de Peyrefitte, sur un registre évidemment plus trivial, que l’on grave dans le marbre les traits présumés de son caractère – pourtant resté, à dessein, fort mystérieux et secret. L’entretien de Malraux avec de Gaulle relève plutôt d’une forme de recomposition artistique, ou même de psychanalyse, qui donne quelques morceaux de bravoure : « Ces malheureux croient que je me suis trouvé en face de M. Mitterrand, de M… comment, déjà ? Poher. […] La France a été l’âme de la chrétienté ; disons, aujourd’hui, de la civilisation européenne. J’ai tout fait pour la ressusciter. Le mois de Mai, les histoires de politiciens, ne parlons pas pour ne rien dire. J’ai tenté de dresser la France contre la fin d’un monde. Vous le savez. » Par contre, quand Malraux lui demande pourquoi il a fait porter le choix décisif du référendum sur un sujet aussi secondaire que la régionalisation, il lui suggère : « Par absurdité ? » A quoi de Gaulle aurait répondu : « Par absurdité ! » Ce propos, en revanche, a les allures d’un pur effet littéraire… 

François Mauriac, Couve de Murville, mais aussi beaucoup d’historiens aujourd’hui s’étonnent de cette obstination à « tenter le diable » pour des enjeux jugés par eux assez modestes. Il est fort possible que de Gaulle ait compris, à partir d’un certain moment, qu’il allait vers un probable échec. Certains témoins ont même soutenu qu’il avait songé alors à faire marche arrière, mais qu’il aurait jugé qu’il était trop tard. Plus vraisemblablement, comme le résumera Couve de Murville, « le Général savait qu’il ne pouvait demeurer au pouvoir sans un nouvel assentiment populaire ». Quelques années plus tard, Alain Peyrefitte donnera une autre explication d’ensemble – d’ordre méthodologique en somme –, dans Le Mal français : « A l’ordinaire, de Gaulle mûrissait longuement sa décision dans le silence, l’annonçait au moment opportun, et l’exécutait en trombe. Cette fois, il avait pris sa décision précipitamment ; il la révéla presque aussitôt ; ensuite, l’exécution hésita. Il différa puis reprit l’idée, en changea le point d’application. Enfin, lui qui avait toujours demandé aux Français de se déterminer sur un choix simple, il perdit leur confiance sur un texte compliqué, traduction administrative d’une notion mystérieuse : la participation. » 

Chacun, après coup, a feint d’oublier que dans cette affaire, il programmait la liquidation politique de la chambre haute, pour laisser l’Assemblée nationale seule face à un exécutif surpuissant –  dans un contexte où le Conseil constitutionnel était le protecteur, plus que le censeur de ce système. Sans doute le fondateur de la Ve République voulait-il éviter à tout prix que l’on ne rejouât la comédie de la IIIe République après sa mort : que l’on ne changeât la nature même du régime sans changer de constitution. C’est ce qui est arrivé d’ailleurs, de manière progressive et certaine, à partir du milieu des années 1980… 

Il reste que pris de vitesse et déstabilisé par Pompidou, de Gaulle s’est privé des conditions d’un « coup d’éclat », ou d’un coup d’« autorité » réussi : conditions qui sont bien, en effet, la surprise, la clarté, la rapidité d’exécution. On retrouve dans l’affaire du référendum les mêmes lenteurs ou hésitations qui ont manqué d’être fatales à de Gaulle en Mai 1968. Une chose est certaine, cette initiative inquiète son entourage : le Premier ministre et de nombreux ministres, en coulisse, sont contre l’idée d’un référendum. Couve porte d’ailleurs publiquement le discours d’une France « à nouveau installée dans la stabilité ». Valéry Giscard d’Estaing, qui représente la droite libérale et se voit peut-être déjà dans une course future – mais qu’il préfère plus lointaine –, juge lui aussi l’initiative prématurée… Une éventuelle crise de régime ferait l’affaire du nouveau président du Sénat, Alain Poher, qui a succédé à Gaston Monnerville en octobre 1968. C’est lui qui, en cas de démission, serait en charge de l’intérim. Cet homme de tout juste 60 ans poursuit depuis la guerre une carrière politique moyenne mais tenace. Il a détenu à plusieurs reprises des portefeuilles de secrétaire d’Etat sous la IVe République avant de faire son nid au Sénat sous la Ve, installé dans un centrisme douillet, résolument européen. Pour les gaullistes, Georges Pompidou en tête, cet homme intelligent et méthodique incarne pour le régime une sorte d’antithèse. L’avenir le prouvera : c’est lui qui, en 1971, saisira, comme président du Sénat, le Conseil constitutionnel sur la question de la liberté d’association, et enclenchera ainsi la transformation de cette institution en imparable contre-pouvoir. C’est lui encore qui profitera, au printemps 1974, de son passage à l’Elysée lors de l’intérim provoqué par la mort de Georges Pompidou, pour faire ratifier par la France la convention européenne des droits de l’homme – ce que s’était toujours refusé à faire le pouvoir gaulliste, pour de solides pressentiments touchant au principe de souveraineté. 

La méthode n’a donc pas été exempte de maladresse. Mais, encore une fois, de Gaulle est pressé par le temps. Comme l’empereur romain Hadrien, recréé par le génie de Marguerite Yourcenar, il commence à apercevoir le « profil de sa mort ».

Extrait du livre d'Arnaud Teyssier, "De Gaulle, 1969 : l’autre révolution", publié chez Perrin.  

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