Le gouvernement veut abroger la loi sur le racolage passif mais que propose-t-il pour lutter contre les mafias ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Le Sénat doit examiner une proposition pour dépénaliser le racolage passif.
Le Sénat doit examiner une proposition pour dépénaliser le racolage passif.
©Reuters

Trafics

La proposition d'une députée EELV pour dépénaliser le racolage passif devrait être examinée au Sénat ce jeudi. Mais dans un contexte où le manque de coopération entre pays profite aux réseaux mafieux, s'attaquer à ce dossier n'est pas efficace pour lutter contre le trafic des prostituées.

Françoise Gil et Yves Charpenel

Françoise Gil et Yves Charpenel

Françoise Gil est sociologue. Elle travaille sur les questions de sexualité, et notamment de prostitution, depuis plusieurs années. Elle est l'auteure de Prostitution : fantasmes et réalités est paru en 2012 aux éditions Esf.

Yves Charpenel est magistrat, avocat général à la Cour de cassation et à la Cour de justice de la République. Il est président de la fondation Scelles engagée contre l'exploitation sexuelle.

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Atlantico : Une proposition de loi qui plaide pour la dépénalisation du racolage passif devrait être examinée au Sénat jeudi 28 mars. Cette mesure est une "urgence," selon la députée verte Esther Benbassa, auteure du texte déposé. La pénalisation du racolage passif instaurée en 2003 devait permettre de lutter plus efficacement contre le proxénétisme et les réseaux mafieux. Quel en est à cet égard le bilan ?

Françoise Gil : Ce bilan est une catastrophe, une aberration. La pénalisation du racolage passif n'a répondu à aucun des objectifs fixés, il y a toujours des réseaux mafieux. Cette mesure a justement fragilisé les femmes, elles sont dans l'inquiétude, ont plus de difficultés. Elles sont poursuivies par la police et doivent se cacher. Les plus vulnérables, celles qui sont exploitées par les réseaux, sont justement les plus en danger car elles doivent par exemple se cacher dans les forêts pour échapper aux autorités.

Le volet prévention santé, quant à lui, est dramatique : au moment d'une passe, il faut négocier le tarif avec le client, mais aussi le port du préservatif. Comme les filles sont dans l'urgence, elles n'ont pas le temps de s'attarder sur cette étape. Bien qu'on en soit très loin, il faudrait s'adresser aux clients via des messages de prévention  car un sur deux d'entre eux demande des rapports non protégés. C'est là qu'il faut agir.

De plus, la pénalisation n'a strictement rien changé à la stratégie des réseaux. Certains d'entre eux louent ou achètent des appartements dans Paris pour éviter que les filles soient dehors et soient poursuivies par la police. Elles sont donc encore plus contraintes. Ces réseaux sont transnationaux donc on bouge les filles selon les politiques, en les envoyant autre part pendant un moment.

Les réseaux sont un problème de sécurité, qui n'est pas vraiment lié à la prostitution. Ils ont plusieurs cordes à leurs arc : la prostitution, la mendicité, le vol, le deal. Il faut lutter contre ces mafias au niveau européen, pas seulement au niveau national. Pénaliser le racolage ne change rien, il était certain que ça n'allait rien apporter. De plus, on pénalise des femmes qui ne sont pas du tout dans ces réseaux, qui sont tout à fait libres et qui sont victimes de cette loi.

Yves Chapenel : Il n'y a aucune urgence à dépénaliser le racolage passif. De plus, il n'y a pas eu de condamnation en 2011 pour ce délit. Depuis deux arrêts de 2005 de la Cour de cassation, il y a eu des relaxes quasi systématiques car c'est une loi mal écrite et pas assez précise. Le plus important est de faire une loi qui s'occupe prioritairement des victimes qui ont besoin de dispositifs publics, ce que n'aborde pas du tout cette proposition de la députée verte.

Il faut s'occuper des trafiquants. Il y a à peu près chaque année 400 condamnations, mais on doit pouvoir faire mieux, les peines sont globalement assez modestes par rapport aux profits criminels que les trafiquants retirent.

La seule efficacité qui a été mesurée depuis 2003 est la disparition des prostituées dans les rues. Mais sans cette loi la situation aurait été la même car l'essentiel du racolage se fait maintenant sur Internet, et de moins en moins dans la rue.

La prostitution n'est jamais qu'une exploitation sexuelle. Tous les chiffres sérieux des organisations internationales  montrent qu'au moins 85% des personnes prostituées en France ne sont pas volontaires, elles sont sous contrainte physique et/ou financière. Ce sont d'ailleurs à 90% des femmes étrangères en situation irrégulière, c'est ça la priorité. On démantèle une quarantaine de réseaux chaque année en France, on en démantèlerait plus si on avait plus de moyens.

La France sous-estime-t-elle l'importance de la lutte contre les réseaux mafieux ?

Yves Chapenel :  C'est sans doute la France qui poursuit le plus les réseaux mafieux. Il y a 2000 condamnations par an pour toute l'Europe, et comme précisé auparavant 400 d'entre elles ont lieu dans l'Hexagone. Cela peut s'expliquer par le fait que notre pays est riche, alors que les prostituées, elles, viennent de régions plus pauvres : des Balkans, d'Afrique centrale, du Brésil et de Chine. Elles sont acheminées par des réseaux qui leur font payer leur transport, et leur séjour. Elles sont donc sous contrainte.

La France doit réaffirmer une politique criminelle plus ferme dans le cadre d'une politique globale. Il y a un gros travail de coopération internationale que la France a initié, mais on peut mieux faire. Il faut amplifier une réponse qui n'est pas satisfaisante. Et dans ce contexte-là, le racolage actif ou passif est complètement marginal. Il a servi à faire peur provisoirement pour faire croire qu'on avait réglé le problème.

Cependant, il est difficile de travailler avec d'autres pays. Certains n'ont pas la même législation, comme les Allemands qui ne reconnaissent pas le proxénétisme. Ils admettent le trafic d'être humain à condition de prouver la contrainte, alors qu'en France exercer au sein d'un trafic fait automatiquement d'un individu un proxénète. C'est plus compliqué avec les pays qui sont réglementariste, mais cela n'empêche pas le travail en commun.

Françoise Gil : L' Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRET) est constitué de seulement 50 policiers pour toute la France ! L'effectif est insuffisant, alors qu'il faudrait mettre le paquet dessus. On manque largement de moyens. Même si les pays européens n'ont pas la même législation concernant la prostitution, une lutte commune est possible. Aucun pays n'a intérêt à ce que ces réseaux continuent d'exploiter des femmes, et à ce que les mafias progressent.

A quelles difficultés se heurtent les autorités pour démanteler les réseaux ? 

Françoise Gil : Les autorités se trompent d'ennemis. En France on n'accepte pas la prostitution, elle est perçue comme une violence faite aux femmes. On est dans l'idéologie pure. Or, c'est acte violent quand on oblige quelqu'un se prostituer, mais certaines personnes pratiquent cette activité volontairement. L'État n'a donc rien à faire dans ces cas. Le fait de ne pas accepter la prostitution bloque toute action intelligente, qui peut séparer les différentes personnes prostituées selon leurs caractéristiques : les travailleurs du sexe qui se disent libres, la population fragile, ces personnes prostituées  qui n'ont pas une conscience claire de ce qu'elles font et qu'il faut aider à sortir de là. La troisième catégorie concerne les réseaux qui eux relèvent du domaine de la police.

De plus, les prostituées n'osent pas parler car elles risquent des mesures de rétorsion de la part de leurs proxénètes. Sur le terrain, on voit bien qui est contrainte et qui ne l'est pas.  Il faudrait pouvoir protéger ces filles quand elles dénoncent, l'État devrait pouvoir le faire  pour qu'elles ne se fassent pas massacrer une fois qu'elles ont parlé.

Yves Chapenel : Les réseaux sont par définition internationaux. Il n'y a pas de coopération entre pays, par exemple entre la France et le Sierra-Leone concernant les prostituées africaines. On peut interpeller des gens sur le territoire national. Aujourd'hui, avec la Roumanie, autant la dimension internationale. Les personnes dans les réseaux qui sont mises en prison considèrent que leur peine fait partie des risques du métier. Pour pouvoir toucher les gens, il faut être capable de leur prendre leur argent, alors que celui-ci. Ce sont des problématiques très complexes.

Autre exemple : un procès de démantèlement de réseau dure en moyenne 40 mois, ce qui nécessite de mobiliser des équipes spécialisées pendant une longue durée.

Une coopération avec  le Brésil est en train de se mettre en place, car l'arrivée des prostituées brésiliennes est toute récente.

Quelles solutions alternatives le gouvernement envisage-t-il ? Quelles pistes devraient être explorées ? Sur quels pays pouvons-nous prendre exemple ?

Françoise Gil : Il faut sortir de l'idée que la prostitution est forcément de la violence. Il est aussi nécessaires que le ministère du Droit des femmes et ces groupes féministes très dogmatiques soient plus pragmatiques, et prennent en compte les réalités de  la prostitution.

On pourrait prendre exemple sur la Suisse. A Genève, les femmes prostituées doivent avoir des papiers, se déclarer à la police et disposent des mêmes  droits que tout le monde. Elles peuvent être protégées par la police si un proxénète les embête, en France c'est le contraire : la police répond aux femmes agressées que c'est en partie leur faute. On marche sur la tête.

La pénalisation du client amènera des exactions, de la clandestinité, comme toute répression.  C'est très hypocrite car ça punit les filles elles-mêmes car elles n'auront plus de demande. Mais faire entendre ça au gouvernement n'est pas évident.

Yves Chapenel : Il faut décourager le client, car c'est celui qui demande. La Suède est un bon exemple car elle a commencé par responsabiliser via des campagnes d'information qui expliquaient que rencontrer une personne prostituée, c'était favoriser une exploitation. Puis les autorités suédoises ont établi des poursuites, et divisé par deux le nombre d'actes de consommation  de prostituées dans le pays. S'attaquer aux proxénètes sans s'occuper du client n'est pas efficace.   

Cependant, la société suédoise est différente de la nôtre. La France doit donc dessiner sa propre politique.

Propos recueillis par Ann-Laure Bourgeois

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