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Olivier Dussopt s'est fait remarquer en qualifiant cette réforme de « réforme de gauche », ce à quoi la Première ministre a répondu « Je ne sais pas si cette réforme est de gauche ou de droite ».
Olivier Dussopt s'est fait remarquer en qualifiant cette réforme de « réforme de gauche », ce à quoi la Première ministre a répondu « Je ne sais pas si cette réforme est de gauche ou de droite ».
©Ludovic MARIN / AFP

Radicalisation

Les gouvernants du moment refusent donc clairement d’entendre les plaintes de la majorité des actifs au nom de ce qu’ils définissent de leur côté comme l’intérêt supérieur du pays.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Ce mardi avait lieu une manifestation d’ampleur contre la réforme des retraites. Le gouvernement semble ne pas prendre en compte la mobilisation. Faut-il y voir une surdité feinte ou simplement une marque d’intransigeance et une volonté de réforme, coûte que coûte ?

Christophe Bouillaud : A mesure que les journées de manifestations passent et que les sondages restent toujours aussi défavorables à cette réforme, on est en droit d’en conclure après deux mois de conflit social que le gouvernement, et surtout au-dessus de lui Emmanuel Macron, comptent pour rien l’acceptation populaire de cette réforme. Les sondages valident en effet la représentativité des manifestants, et inversement. L’étendue territoriale des protestations reflète bien la France moyenne et populaire. Nos gouvernants du moment refusent donc clairement d’entendre les plaintes de la majorité des actifs au nom de ce qu’ils définissent de leur côté comme l’intérêt supérieur du pays. C’est vraiment évident à ce stade : le gouvernement, tout au moins s’il s’entête encore, va rentrer dans le pur rapport de force. Il peut sans doute, grâce à la mécanique institutionnelle de la Vème République, faire passer son texte, mais cela reviendra à faire boire un laxatif de force à l’immense majorité des actifs. La défiance des classes populaire et moyenne vis-à-vis des élites était déjà grande, cela ne va pas arranger les choses.

Est-ce les raisons pour lesquelles les Français sont opposés à cette réforme que le gouvernement ne comprend pas ?

Il y a aussi cela. Que la plupart des actifs ne soient pas ravis de travailler deux années de plus et de cotiser encore plus longtemps pour toucher leur retraite, cela va certes de soi pour les gouvernants actuels. La Première Ministre l’a reconnu hier, mais, de manière surprenante, elle n’y voit pas là une raison de se sentir « perdant » de la réforme.  Pourquoi ce hiatus, qui fait que le Première Ministre ne comprend pas qu’il est pénible de travailler deux ans de plus ou de cotiser plus longtemps?

D’une part, il est de notoriété commune dans la population de notre pays que les entreprises françaises ont, malgré tous les discours de dénégations à cet égard, des attitudes de rejet des salariés âgés (plus de 50 ans). Certes, les précédentes réformes de retraite ont été partiellement compensées par le fait que des salariés âgés sont effectivement restés au travail plus longtemps, mais cet effet ne vaut en réalité que pour les salariés pas trop usés (ni malades ni invalides) et finalement gardés par leur employeur. Surtout, cet effet ne fonctionne guère pour les actifs âgés les moins qualifiés sans statut protecteur, qui sont inexorablement chassés du marché du travail avant l’âge de la retraite. Inversement, pour les hauts fonctionnaires, cadres supérieurs bien en cour, hommes et femmes politiques, chefs d’entreprises, etc. qui soutiennent la réforme actuelle, la retraite ne semble devoir jamais sonner, et elle ne doit arriver pour eux que le plus tard possible. C’est pour ainsi dire l’effet Jack Lang. De fait, en France, il y a une tendance forte à la gérontocratie dans les élites qui ont bien réussi dans la vie et ne voient pas pourquoi s’arrêter à 62, 64, 67 ou plus. Avec la réforme, si j’ai bien compris, les fonctionnaires pourront ainsi rester en poste jusqu’à 70 ans, un pur bonheur pour tout haut fonctionnaire ou pour tout mandarin universitaire.

D’autre part, les gouvernants actuels ne semblent pas avoir lu une ligne de sociologie du travail, de psychologie du travail, ni même un seul sondage sur le rapport des Français au travail, une seule statistique sur les arrêts maladie, ou sur les accidents du travail. Ils auraient appris alors qu’en France, le monde du travail s’est particulièrement ensauvagé, barbarisé, déshumanisé, si j’ose dire ces dernières décennies. Pour des raisons académiques, j’ai lu ces deux dernières années une bonne part de cette littérature, très noire à vrai dire, et, sauf à supposer que toutes ces études se trompent, c’est un désastre général qu’elles décrivent. Cela vaut de fait pour tous les métiers, manuels ou intellectuels. Plus aucun métier n’est une sinécure, ou même simplement un bon métier : la recherche de gains de productivité et la non-qualité qui va avec ont épuisé la main d’œuvre, aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé. Et il y a des métiers qui, de fait, sont devenus épuisants : les 800000 enseignants, le plus gros contingent de la fonction publique d’Etat, apparaissent ainsi a priori comme peu concernés par l’usure au travail. 

Or, malheureusement, c’est bel et bien le cas, grâce à un détonnant mélange de sadisme bureaucratique de la part de leur Ministère de tutelle et de transformation du fonctionnement des familles avec des élèves, collégiens et lycéens, qui auraient pour beaucoup plus besoin d’une assistante sociale, d’un médecin scolaire, ou d’un psychologue, voire d’un psychiatre, que d’un enseignant. Le plus tragique dans l’affaire est que, par ailleurs, le Ministère de l’éducation nationale lui-même semble conscient de la situation qu’il a créé par son impéritie pluri décennale, car il vise à proposer désormais des carrières courtes dans l’enseignement, une dizaine d’années tout au plus, en somme juste le temps d’en sortir épuisé par une réforme stupide par an, par l’absence de moyens, par la faible reconnaissance pécuniaire et symbolique, et par des jeunes en détresse.

Cette double cécité – sur le marché du travail pour les plus de 50 ans, et l’état du monde du travail en général -  tient au fait que la classe politique de la majorité actuelle est faite, soit de politiciens professionnels n’ayant jamais fait que de la politique, un métier dur certes mais sans les contraintes du travail ordinaire, soit de représentants de la classe des managers, c’est-à-dire des personnes chargées dans leur carrière pré-politique de ne surtout pas écouter les plaintes des salariés sous leurs ordres afin d’augmenter la rentabilité à court terme.

Ce « marche ou crève » qui fait globalement office de doctrine du management en France – avec bien sûr des exceptions - explique beaucoup de l’impasse actuelle. Nous aurions un monde du travail mieux organisé, mieux géré, mieux managé, il n’y aurait pas une telle volonté de la part des actifs de partir en retraite. Car, rappelons-le, partir en retraite veut dire aussi gagner moins d’argent, parfois beaucoup moins.

La fixation sur l’âge minimal de départ traduit vraiment cette fuite, à tout prix si j’ose dire, vis-à-vis d’un monde du travail devenu barbare pour la majorité des actifs.

Le 1er mars, Olivier Véran estimait que « mettre le pays à l’arrêt », « c’est prendre le risque d’une catastrophe écologique, agricole, sanitaire, voire humaine dans quelques mois. » Pourquoi cette surenchère de la radicalité du côté gouvernemental ?

Cette saillie me parait surtout traduire le fait que les personnes qui écrivent les interventions d’Olivier Véran sont elles-mêmes bien fatiguées. On peut comprendre que le gouvernement cherche à dramatiser et à tout mettre sur le dos des syndicats, ces raminagrobis, pour se rallier la majorité silencieuse des Français avides d’ordre et de tranquillité, mais à ce point, c’est simplement ridicule. Les leaders syndicaux ont d’ailleurs eu l’intelligence de répondre surtout par l’humour à ce moment de n’importe quoi qui restera surtout comme le symbole d’une certaine baisse de niveau de nos gouvernants. Je me demande à ce propos si ce gouvernement n’a pas un problème de recrutement au niveau de ses « petites mains ». Après tout, quels jeunes un peu brillants, intelligents, honnêtes, quel que soient leurs convictions par ailleurs, veulent aller travailler dans un cabinet ministériel avec ces gouvernants médiocres, un peu filous, illogiques, menteurs souvent ? N’y aurait-il pas là un cas idéal-typique de « sélection adverse » ?

Olivier Dussopt s'est fait remarquer en qualifiant cette réforme de « réforme de gauche », ce à quoi la Première ministre a répondu « Je ne sais pas si cette réforme est de gauche ou de droite ». Pourquoi cette confusion sur les éléments de langage à adopter, y compris pour justifier la réforme (marges budgétaires, équilibre du système, etc.) ?

D’une part, il y a tout de même la logique parlementaire. La majorité sénatoriale de droite appuie le texte du gouvernement, et l’on compte bien à Matignon et à l’Elysée qu’à la fin le groupe LR de l’Assemblée nationale vote le texte du gouvernement. Ce serait un peu bête tout de même de les décourager de voter le texte en leur disant qu’il est de gauche. Il ne faut peut-être pas trop leur demander. Ils se suicident déjà auprès d’une bonne part de leurs électeurs en se ralliant ainsi au « macronisme ». La Première Ministre est donc bien obligé de ne pas les mettre trop en porte-à-faux et de corriger la bravade son Ministre. Ce dernier a dû tenir ces propos lunaires, car il n’assume visiblement pas d’être devenu le traitre à son camp d’origine par excellence.

D’autre part, l’incapacité du gouvernement à avoir des éléments de langage cohérents tient à la manière dont Emmanuel Macron a présenté cette réforme lors de la campagne présidentielle de sa réélection. Au lieu de dire simplement dans son programme, que, pour faire des économies budgétaires, l’âge de la retraite passerait à 65 ans, il a ajouté une promesse de retraite minimale à 1100 euros. Du coup, au moment de la mise en œuvre, il s’est senti obligé de continuer à jouer sur ce double registre à la fois budgétaire et social : pour atténuer le choc, la mesure d’âge est passée à 64 ans, les 43 annuités ont été accélérées pour compenser, et la retraite minimale est passée à 1200 euros. Cet « en même temps » a été un piège.

En effet, comme l’ont montré toutes les précisions finalement apportées par le gouvernement sur ces fameux 1200 euros sous la pression de quelques journalistes un peu bosseurs, d’un économiste universitaire à la pédagogie pour le coup efficace, et d’un député socialiste ayant de la bouteille, cela ne correspond pas à grand-chose pour l’immense majorité des actuels et futurs retraités. Or, une fois cet élément tombé au champ d’honneur de la démocratie parlementaire, ou du jugement public si l’on veut, on retombe sur l’aspect uniquement budgétaire de la réforme présentée, ce qui d’ailleurs justifie amplement de la mettre dans un PLRFSS pour l’année 2023.

Mais, du coup, s’il s’agit seulement d’une réforme à finalité budgétaire, et non aussi d’une réforme sociale visant à améliorer le sort des retraités les plus mal traités, c’est de tout l’équilibre budgétaire de la France dont il aurait fallu logiquement parler : impôts et taxes, dépenses, dette publique, etc.  A vrai dire, Emmanuel Macron n’avait sans doute aucune envie d’ouvrir ce « grand débat » -là. En effet, si l’on commençait vraiment à l’ouvrir, il n’est pas sûr que le « macronisme » en sorte grandi. Il aurait fallu rouvrir le dossier du « Quoi qu’il en coûte », s’inquiéter de la politique de la BCE en matière de lutte contre l’inflation, et s’interroger aussi sur la tendance du gouvernement à promettre des aides sans contrepartie à tous les secteurs économiques en difficulté et à multiplier les « chèques » pour tous les problèmes sociaux rencontrés. Autant de considérations qui rendennt d’autant plus exaspérante cette fixation sur les retraites pour tous ceux concernés par cette réforme.

De toute façon, à ce stade, les mots de justification du gouvernement ne comptent plus guère. La réforme, si elle va jusqu’au bout, sera foncièrement impopulaire, et les conséquences pour la démocratie française seront graves.

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